L’école stéphanoise (1901)

jeudi 14 avril 2022, par velovi

Par Velocio, Le cycliste, 1901, republié en Octobre 1951, coll. pers.

Que je le veuille ou non, me voici devenu, en quelque sorte, chef d’école, tant les idées nouvelles sur le cyclotourisme, que je préconise depuis plusieurs années, sont combattues par les uns et défendues par les autres avec acharnement. Cette école, que provisoirement, nous appellerons l’École stéphanoise, place la pratique au-dessus de la théorie et les résultats au-dessus des hypothèses.
Elle a déjà à son actif les résultats suivants, surabondamment démontrés par des faits qu’il est au pouvoir de tous les incrédules de contrôler  :
Tout cycliste, de 20 à 60 ans, bien constitué, peut tourister à bicyclette à raison de 200 kilomètres par jour avec élévation de 2.000 mètres pendant plusieurs jours consécutifs, et exceptionnellement faire une étape de 300 kilomètres avec élévation de 3.000 mètres en 24 heures, repos compris, sans fatigue anormale, c’est-à-dire sans s’essouffler, sans cesser d’avoir bon appétit et bon sommeil, sans maigrir, à la condition  :
1° de choisir une bicyclette qui lui permette, quelles que soient les difficultés de la route, d’obtenir le meilleur rendement au point de vue mécanique  ;
2° D’adopter une alimentation qui lui permette, en toutes circonstances, d’obtenir le meilleur rendement au point de vue physiologique.
Nous admettons à titre concessionnel que d’un individu à l’autre, bicyclette et alimentation puissent différer sensiblement  ; cependant, nous devons à la vérité de reconnaître que jusqu’à présent les bicyclettes qui ont donné les meilleurs résultats sont les polymultipliées à roue libre et à freins puissants ; que l’alimentation la plus favorable a été l’alimentation exclusivement végétarienne excluant le tabac, la viande et l’alcool sous toutes ses formes, même les plus anodines, telles que le vin, la bière et le cidre.
Mais il est possible, car nous ne voulons pas encore conclure  : post hoc, ergo propter hoc, qu’une autre alimentation et que des machines mono-multipliées conduisent leurs partisans à des résultats identiques ; nous attendrons seulement que cela nous soit démontré par une série d’expériences comme celles poursuivies pendant six ans, qui nous ont converti nous-même à l’alimentation végétarienne et aux bicyclettes polymultipliées.
Nos adversaires se partagent en deux catégories. Les uns nient purement et simplement, sans même essayer de les contrôler, les résultats dont nous garantissons cependant l’authenticité ; les autres contestent l’utilité de ces résultats, affirmant qu’on ne peut faire de telles étapes sans se surmener et que, le pourrait-on, il est sans intérêt de voyager ainsi à grande vitesse.
Aux premiers, nous ne répondrons rien. Que répondre en effet à celui qui nie la lumière parce qu’il s’obstine à fermer les yeux  ? Aux seconds, nous répondrons qu’il est impossible de discuter des goûts et des couleurs, que Xavier de Maistre, en voyageant autour de sa chambre, y a trouvé de quoi écrire un volume, qu’à des touristes de ce calibre-là point n’est besoin de moyens de locomotion autres qu’un fauteuil à roulettes.
Mais il nous semble que l’un des plus précieux dons que la Nature ait fait à l’homme, est la faculté de se mouvoir  : dès l’âge le plus tendre, l’enfant s’efforce d’exercer cette faculté, l’adolescent veut voir du pays et l’homme mûr voyage avec plaisir... quant il le peut, car de plus en plus, les uns, faute de temps, conséquence d’une mauvaise conception de l’existence, les autres, faute de santé conséquence d’une alimentation antinaturelle, s’encroûtent en vieillissant et deviennent empotés.
Nous croyons donc exprimer une vérité primordiale et indiscutable quand nous avançons que l’homme, soit au physique soit au moral, est naturellement enclin à voyager, à aller aussi loin que ses moyens pécuniers et locomoteurs le lui permettent.
Augmenter ses moyens, élargir le cercle de ses excursions, mettre à sa portée des sites, des régions que, sans nous, il n’aurait jamais connus que par ouï-dire, lui permettre d’aller, par exemple, de Lyon, pour quelques sous, à Chamonix, un dimanche, et, le dimanche suivant à Marseille, voilà le but qu’à sans cesse devant les yeux l’École stéphanoise.
Nous ne nous adressons qu’indirectement aux milliardaires qui voyagent en train spécial, aux millionnaires qui ont automobiles, chevaux et trains de luxe à leur service, aux bourgeois cossus qui promènent en express leurs rhumatismes et leurs gastralgies ; le désir de revenir à la santé nous les amènera peut-être quelques jours. Nous nous intéressons spécialement aux plus modestes citoyens, fonctionnaires maigrement rétribués employés, ouvriers, à tous ceux qui sont obligés de compter, d’économiser et, last not least, de se bien porter sous peine de perdre leur emploi.
Que font aujourd’hui le dimanche, pour secouer la fatigue et l’ennui des monotones occupations de la semaine, ces milliers d’êtres humains, emprisonnés dans les cités, parqués dans les ateliers, entassés dans les bureaux  ? Ils vont du cabaret citadin à la guinguette banlieusarde et s’empoisonnent l’estomac le dimanche après s’être empoisonné les poumons la semaine.
Que feront-ils quant ils auront appris que, grâce à la bicyclette et à une alimentation naturelle, ils peuvent, en dépensant beaucoup moins, se porter bien mieux et voyager agréablement  ? Ils feront sans doute comme nous.
Ce n’est pas certes que nous ayons l’intention de soumettre tous nos adeptes à des étapes forcées de 250 kilomètres par jour ; mais en vertu de l’axiome  : qui peut le plus peut le moins, lorsqu’ils se sauront capable de telles performances
ils n’auront que plus de plaisir à réduire à 200, même 100 kilomètres les étapes qui, tout en les conduisant dans de jolis sites, ne comporteront pas de plus longues distances.
Je n’ignore pas qu’au plaisir de mener à bonne fin une fantastique randonnée, se rajoute une secrète et inavouée satisfaction d’amour-propre, agréable en elle-même. Où content d’avoir fait plus que les autres, satisfaction de peu de durée, car les autres prennent bien vite leur revanche, le principal est qu’on se maintienne régulièrement dans une bonne moyenne.
Cette moyenne, on peut raisonnablement la fixer pour des voyages annuels de 2 à 3 semaines avec repos tous les 5 jours, à 200 kilomètres par jour, quels que soient le pays et le temps.
Les randonnées dominicales pour lesquelles on peut partir le samedi soir et rentrer le lundi matin, avant et après lesquelles on a le temps de se reposer, n’ont d’autres limites que l’appétit des excursionnistes à qui souvent il arrive d’avoir envie de dévorer plus de kilomètres que leurs jambes ne sont capables d’en digérer. Ce ne sont là que des insuccès momentanés et l’on rectifie vites les itinéraires quand on a pour guide les principes que nous avons posés en commençant et dont le plus important est  : jamais de fatigue anormale.
Mais voyez comme nos adversaires s’y prennent adroitement pour ruiner nos arguments. M. d’Espinassous assure de bonne foi que ma méthode consiste à forcer quand même, à demander au moteur humain un travail anormal tandis que tout le secret de la sienne est de ne pas forcer, de rester en deçà de ses moyens.
Puisque je recommande si souvent de ne jamais aller jusqu’à la fatigue anormale, cela veut dire, il me semble, qu’il faut éviter tout travail anormal  : ainsi l’on ne marchera jamais par amour-propre. Mais la question est de s’entendre sur les voies et moyens à employer pour rendre le cycliste capable d’un certain travail qui tout en paraissant peut-être anormal aux autres, le laissera cependant en deçà de ses moyens. Nous avons déjà exposé nos idées sur ce point, nous n’y reviendrons pas..
Sans nier le plaisir que l’on éprouve à farnienter du matin au soir sans souci du but final de l’étape qui sera ce que le hasard voudra, je dis que pour voyager ainsi, si l’on veut couvrir une étendue de pays déterminée, il faut beaucoup de temps et beaucoup d’argent, cela s’éloigne donc de notre programme.
Je veux mettre les plus beaux voyages à la portée des plus modestes bourses sans qu’on soit cependant forcé de s’enrôler dans une agence Cook quelconque.
Nous marcherons comme nous l’entendrons avec l’indépendance que donne seule la bicyclette et ce qui constituera la différence entre nous et beaucoup de touristes qui dissimulent sous l’apparence d’un vif amour de la nature l’insuffisance de muscles mal préparés.
C’est, qu’après avoir fait cent kilomètres dans la matinée nous ne serons pas vannés le moins du monde, mais si la beauté du site nous empoigne, nous retarde et réduit de moitié la deuxième demi-étape, eh bien  ! nous en prendrons très gaiement notre parti, quitte à nous rattraper un peu le lendemain à moins que d’autres attractions puissantes ne viennent encore nous retarder. Nous ne nous arrêtons pas à heure fixe pour admirer la nature, mais nous saisissons au passage tout ce qui est à notre portée et nos haltes sont plus fréquentes qu’on ne le pense, car nous ne voyageons pas, tant sans faut, pour kilométrer, nous voyageons pour voir, pour vivre au grand air, pour entrer en contact intime avec la nature, dont la civilisation tend à nous éloigner de plus en plus ; et nous allons très loin dans cette voie jusqu’à préconiser, quand le temps le permet, le campement nocturne sous les cieux étoiles.
On vit ainsi des heures délicieuses ; après le repas tiré des sacs, arrosé par une limpide eau de source, égayé par les joyeux pronos, les souvenirs des uns et des autres, le repos complet en plein air, loin des impuretés des chambres d’hôtel, sur un hamac ou sur un lit de feuilles, dans l’air tiède et doux de la nuit.
On s’endort et l’on s’éveille avec la fierté d’un homme libre, qui, pour un instant, saute à pieds joints par-dessus les préjugés.
Mon système a un inconvénient  : il supprime toutes les longues haltes au cabaret ; si l’on s’y arrête ce n’est qu’un instant parce qu’on a soif ou faim ; quinze minutes suffisent nous remettre du charbon dans le foyer, et l’on rentre à la hâte clans le grand air ensoleillé, si précieux pour les poumons.
Il ne conviendra donc jamais à ceux qui, après l’apéritif migratoire, vont s’asseoir avec délices devant un menu copieux, surchargé de mets chimiquement cuisinés et de viandes faisandées, arrosé de vins capiteux, terminé par un café violent et des liqueurs alcooliques anti-digestives.
C’est pourquoi il ne saurait plaire à certains rédacteurs du Midi Sportif (1), pour qui le cyclotourisme consiste à collectionner, entre quelques flacons de bon vin de France, les gracieux sourires des hôtelières accortes (2).
Ceux-là n’appartiendront jamais à L’École stéphanoise qui met bien au-dessus de ces plaisirs vulgaires qu’on n’a pas besoin d’aller chercher au loin, la contemplation de la nature, la recherche des sites merveilleux qui foisonnent en France, mais que les Français ignorent, le souci de l’hygiène, le culte de la santé physique et morale, et qui a pour devise  : mens sana in corpore sano.
VELOCIO.

(1) Journal de sport marseillais dans lequel notre ami M. Benoît expose et défend vaillamment nos idées.
(2) Midi Sportif du 2 novembre 1901.

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