De Turin à Genève par le Col du Grand Saint-Bernard (1897)

mardi 10 juillet 2018, par velovi

Par G. Ricaille, Le cycliste, Avril 1897, republié en 1947

Il est 11 heures quand j’en ai terminé à la douane de St-Rhémy. Après d’interminables formalités et dès mon départ, les premières gouttes de pluie se présentant, à tout hasard, je déploie l’imperméable et me voilà engagé sur un vrai chemin muletier  ; c’est là que commence le vrai chemin de croix. Plus loin, la pluie augmente, puis le vent tombe soufflant dans tous les sens, les brouillards par intervalles m’entourent, enfin la neige tombe  ; en un mot, toute la lyre. À un moment vient à ma rencontre un porteur et son mulet, suivi de deux dames et d’un monsieur que je reconnais pour les voyageurs de la voiture. Ces personnes, sur l’avis du guide, renoncent à leur ascension, et m’engagent à retourner en arrière, car, comme m’assure le guide, il y a tempête là-haut et c’est risquer que d’aller plus loin. J’hésite un moment, mais pensant à la peine que j’avais eue pour arriver où je suis, ma détermination est prise de continuer  ; c’est sur les «  bonne chance  » et chargé d’une commission pour une personne qui les attend à l’Hospice, que nous nous quittons. Je reprends mon travail qui en est quelquefois un véritable, étant obligé à certains endroits de m’arcbouter pour élever au-dessus de moi mon matériel, me disant, pour soutenir mes moments de défaillance, que ce serait bien le diable si je ne faisais pas passer ma bicyclette où Napoléon avait fait passer de l’artillerie. Je passe sans voir ce qui m’entoure, la pluie mêlée de grêle et de neige me fouette de partout. J’arrive devant un petit obélisque renversé, et je lis sur le socle qu’un certain avocat mourut dans ces parages d’un accident  : c’est alors que dirigeant mon regard autour de moi je ne découvre que des roches bouleversées, suintantes de larmes. Ce n’est pas le moment de me laisser aller à mes lugubres réflexions  : un nouvel accès de courage me prend pour avancer. Mon itinéraire me dit que, sous peu, je dois rencontrer un refuge habité et relié téléphoniquement avec l’Hospice. J’aperçois en effet à peu de distance une maisonnette peinte en rosé-brique, couleur choisie comme étant visible sur les fonds gris des roches. En y arrivant, je constate qu’elle est close. Il faut en prendre mon parti et, sans attendre d’être saisi par le froid, je continue ma course.

Les poteaux téléphoniques et télégraphiques disparaissent à ma droite en faisant une ascension vertigineuse, par un chemin en raccourci pendant l’hiver, comme étant à l’abri des avalanches, quand la neige couvre à de grandes hauteurs le chemin ordinaire où je suis. À ce propos, il existe une convention par laquelle tout habitant de Saint-Rhémy est exempt du service militaire, à condition toutefois qu’il s’engage à maintenir la route en état. Je laisse sur ma gauche une roche toute bizarre appelée la Tour des Fous, puis lui faisant suite, une sorte d’amphithéâtre, dit le trou des Sarrazins. Selon la légende, ces gens pratiques par excellence, attendaient non pas les diligences, elles ne durent jamais passer par là, mais les voyageurs, pour les soulager de l’excès de Valeurs qu’ils pouvaient avoir avec eux. Enfin, après une longue rampe presque droite, je longe à gauche des roches, au sommet desquelles se trouve une grande croix de pierre, que j’ai aperçue dans une clairière de la cantine-refuge, plus bas. Mais le rideau liquide que j’ai à ma droite m’empêche de voir toute la vallée que je viens de parcourir, car, encore un dernier effort et, passant entre deux roches, je suis au bord du lac, près du déversoir formant le torrent Buthier, que je remonte depuis Aoste où il se joint à la Dora. En face, de l’autre côté du lac, sont les bâtiments de l’Hospice. Cette eau pendant neuf mois de l’année est complètement gelée, et par les jours de grande chaleur, tous les matins, il y a une légère couche de glace  ; la neige a cessé et mes tourments également.
Par le chemin contournant le lac, passant devant la borne-frontière qui se trouve à moitié du parcours, j’arrive à l’Hospice 2.467 mètres  ; prenant mon paquetage d’une main et ma bicyclette à l’épaule, je fais l’ascension d’une vingtaine de marches, me donnant accès dans le vestibule où mon entrée fait l’objet des conversations. Il est 2 heures 20. Au son de la cloche d’alarme que je fais vibrer, un domestique, muni d’un superbe tablier vert, s’informe de mes désirs  : à ma demande, il me conduit à une cellule, sorte de long couloir, où s’alignent trois couchettes bout à bout. Le garçon m’indique celle qui me revient, en ajoutant que la communauté se réserve le droit de faire partager mon lit s’il y avait abondance de voyageurs. Je m’effraie un peu, me demandant comment deux personnes peuvent tenir où une seule est déjà gênée, c’est un problème que je n’ai pu élucider pour cette fois.. Sans lanterne, je me revêts de vêtements secs  ; c’est à ce moment que je ne regrette pas mon surcroît de bagage en appréciant l’avantage d’être au sec, seulement mes brodequins étant uniques dans mon trousseau et non tenables par l’humidité qu’ils contiennent, je loge mes extrémités inférieures dans de larges pantoufles de l’administration, semblables à des sacs de nuit  ; pendant ma toilette, je gèle littéralement dans cette chambrette, aussi je m’empresse d’en sortir  ; avec mes vêtements mouillés, je me rends à la cuisine où je réussis à émouvoir le cœur du cuisinier qui veut bien consentir à accrocher mon indispensable au-dessus des marmites en fonction. De façon que je remarquai, un moment après, que le jus céleste que retenait mon pantalon descendait par gouttes méthodiques, pour augmenter le bouillon  ; aussi, comme la vertu est toujours récompensée, le cuisinier aura trouvé une soupe de plus à la distribution du soir. Et quel goût  ! Celui-ci lui aura peut-être valu l’ordre du grand cordon bleu. Pendant ce temps, je prenais un verre de vin chaud, puis profitais d’une courte apparition du soleil qui fondait la neige, pour faire des prodiges d’équilibre sur les pierres mouillées, avec mes pantoufles que je perdais à chaque pas, me dirigeant vers une petite maisonnette isolée appelée la Morffue. Par une lucarne, je vis un tableau loin de réjouir le cœur et les yeux. C’était le dépôt des corps des personnes trouvées dans la montagne  ; ces infortunés restes, par le froid qui règne à cette hauteur, se conservent assez longtemps, puis finissent par se déchiqueter par lambeaux jusqu’à ce que le squelette lui-même s’effrite. Le tout dans un pêle-mêle hideux. Quel est le but de l’exhibition de ces pauvres méconnaissables  ? tandis que le petit cimetière qui est au bord du lac, en bas des bâtiments de l’Hospice, devrait être le seul et dernier refuge de ces restes humains.
De retour dans la salle qui se trouve être le réfectoire des touristes, non, des chemineaux, car il y a une démarcation entre les deux dans la maison, on me remet une dépêche de l’ami laissé le matin à Aoste  : la nouvelle d’un mieux est de continuer ma route le lendemain   ; par erreur, je comprends qu’il faut retourner en arrière pour faire le tour en chemin de fer jusqu’à Genève  ; j’écris une lettre à ma famille. Ayant décidé d’aller coucher à Orsières, je fais une prompte visite à la chapelle enclose dans l’hospice même, où se trouve le tombeau du général Desaix, tué à Marengo. Me rendant à la cuisine pour prendre les objets mis à sécher, je constate avec effroi que le cuisinier, par un excès de complaisance, avait mis mes chaussures dans le four  ; c’est recouvertes d’une humidité fumante et complètement éreintées que je les remis. Soldant ma dépense, je me mets en devoir de quitter l’hospice pas avant toutefois d’avoir fait deux clichés, malgré les conditions peu favorables. Pendant qu’au dehors j’assujettissais mon bagage sur ma monture, tout en m’entretenant avec des touristes, j’eus la satisfaction de voir la sortie d’une meute de chiens, belles bêtes fort intelligentes, auxiliaires précieux des religieux qui habitent toute l’année la communauté. Après un dernier regard à ce col désolé j’enfourchai ma bicyclette et me voilà par une route carrossable mais avec une pente très forte et de nombreux et courts tourniquets. Il est 4 heures. Je n’avais pas fait 200 mètres qu’un brouillard épais m’enveloppe, m’obligeant à redoubler de prudence en écarquillant le plus possible mes voyants (yeux), car le moindre écart, la plus petite distraction, peut terminer mon voyage  ; l’image de cette Morgue me vient à l’esprit, et j’éprouve un léger frisson. Peut-être bien est-ce à cause de cette ouate humide dans laquelle je me dirige à tâtons, avec un effort dans les mollets pour retenir les pédales en arrière et une crampe dans la main qui serre le frein mais je pense à un accident qui pourrait survenir à la chaîne ou au frein dans la position où je me trouve. Un peu plus bas, je roule plus au clair, mais dans une route qui commence à se faire plus mauvaise. Je croise de nombreux groupes de touristes allant demander un refuge pour la nuit à l’hospice. Parmi eux, y en a-t-il un qui se doute qu’il aura failli être mon compagnon de lit  ?

G. RICAILLE.

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