L’ENFER DES CYCLES (Septembre 1899)

vendredi 3 mars 2017, par velovi

Par G. Davin de champclos, Revue mensuelle du Touring-Club de France, septembre 1899, coll. p.

Poème en prose

( L’accordeur n’ayant pas jugé à propos de me renvoyer mon luth qu’il détient depuis une quinzaine au moins, je me vois dans l’impossibilité de rimer la délicate production qu’on va lire.
Mes jolies camarades du Touring voudront bien m’excuser. Je laisse, d’ailleurs, à la Postérité la latitude de réclamer à l’industriel sus-désigné tels dommages-intérêts qu’elle jugera convenables. )

N. de l’A.

INVOCATION

O Dante Alighieri , Florentin strictement rasé que la Peinture romantique nous a représenté sous les traits d’une vieille dame au menton de galoche et au chef emmitouflé dans un capuchon de pèlerine cycliste ;

O Dante Alighieri, toi dont j’ignore profondément les élucubrations, par la raison majeure que je n’entends point la langue des modèles, des fumistes et des petits ramoneurs et que j’ai, d’autre part, une instinctive horreur de la traduction — cette mascarade littéraire où le gentleman de l’Idée s’habille au «  décrochez-moi ça  » des Mots ;

O Dante Alighieri, les patients universitaires, qui menèrent jadis à bien la tâche ardue de barbouiller ma jeune mémoire d’une pâle teinture de l’histoire des Lettres, m’ont vaguement fait assavoir que ta fantaisie géniale s’était promenée, en compagnie d’un certain Virgilius Maro, dans les Cycles de l’Enfer ;

Et que, dans les susdits Cycles, de barbares autant qu’affamés seigneurs en étaient réduits à grignoter le crâne de leurs enfants pour leur conserver un père, tandis que d’autres, qui avaient été ici-bas des gendres indignes, étaient condamnés à faire à perpétuité le bésigue de leurs belles-mères, en leur prodiguant des noms d’oiseaux ;

O Dante Alighieri, me permettras-tu de te faire respectueusement observer que tu retardes considérablement et de te dédier la description d’un supplice bien parisien qui eût fait honorable figure parmi les décollations, bastonnades, combustions éternelles et autres divertissements d’outre-tombe auxquels te fit assister ta fertile imagination  ?

Tu nous as prolixement dépeint les Cycles de l’Enfer ; je veux être un instant ton Virgile pour te piloter dans l’Enfer des Cycles — et tu verras, mon vieux Dante, que — si j’ose ainsi m’exprimer — cet Enfer-là peut faire la pige à celui qui, grâce à toi, met, depuis cinq ou six siècles, un frisson de venette à l’épine dorsale des générations.

L’Aurore parisienne, aux doigts de noir de fumée, entr’ouvre la Porte-Maillot ; un cycliste, héroïquement vêtu d’un chand’ail de guerre et grimpé sur une bécane de l’illustre marque. — pas de réclame, ô ma Muse ! — a formé le téméraire projet de traverser Paris en machine.

Ah  ! si cet accordeur ne m’avait pas posé le fatal lapin (voir ma première annotation), je sertirais de pompeuses rimes d’or pour chanter la vaillance de ce preux qui, de la forêt vierge de Boulogne au bois sacré de Vincennes, se prépare à affronter les mille périls que la mauvaise fée Administration va semer sur ses pas  !

Très simplement, sans pose, il a dicté son testament au plus prochain notaire — qui se trouve être celui du bourg de Neuilly —, puis, après avoir, avec un geste de noblesse, ajusté sur son crâne sa toque où brillent les émaux tricolores et l’étincelant nickel du T. C. F., il monte lentement, à larges et victorieuses pédalées, vers l’Arc-de-Triomphe. Quelques lutins, korrigans et farfadets, coiffés de képis et chaussés de hautes bottes, ont bien été embusqués par la fée mauvaise sur cette première partie de l’effrayant parcours, mais la bécane de notre preux est munie de la bague de fiançailles que le Fisc lui passa à la douille.

Impuissants et désolés, les lutins, korrigans et farfadets la laissent passer.

Mais voici que notre héros se dresse sur sa selle et qu’une brume d’angoisse voile une seconde son regard d’acier. Là-bas, dans l’immense avenue, au bas de laquelle s’érige une bougie géante, des génies malfaisants, armés de tuyaux formidables, transforment en un lac, noir comme le Styx en personne, la chaussée veuve d’un grand nombre de ses petits carrés de bois.

Le preux hésite une seconde au bord du fleuve infernal. Sa bécane frissonne de tous ses tubes et se cabre peureusement, mais l’un et l’autre se ruent bientôt dans le marais ténébreux dont les farfadets-arroseurs s’ingénient, avec des ricanements sinistres, à faire monter le niveau.

Horreur  ! Malédiction  ! Dégoût  ! Les pneus du héros s’enlisent dans l’innommable mixture dont s’emplissent, avec des glouglous, ses yeux, sa bouche, ses poches, ses souliers. La flambante bécane n’est plus qu’un bloc de fange.

Lui, remonte le courant à furieuses pédalées, tandis que les génies malfaisants se gondolent et que, perchée dans un des platanes de l’avenue, la mauvaise fée Administration est prise d’un accès de fou-rire.

La rue de Rivoli. Soudain, sous les pneus du héros, s’ouvre un effrayant abîme où des formes fantastiques s’agitent, se penchent et se mêlent. Sur un poteau, dressé à l’entrée de la caverne infernale, le preux déchiffre ces mots  : MÉTROPOLITAIN, 7e LOT.

De méphitiques relents s’exhalent de la blessure béante qui laisse voir les entrailles de Paris. Les mouches imprudentes qui s’égarent par là tombent, inanimées, dans l’abîme. Le héros retient sa respiration, se tamponne vigoureusement le nez et s’enfuit par une rue latérale.

Mais, sur la chaussée trop étroite, l’éventrement des chaussées voisines a doublé la circulation. Quels accents trouveras-tu, ô ma Muse, pour dire la vaillance et l’adresse du héros  ? Des chars numérotés, dont les conducteurs ont pour nez d’énormes rubis, se liguent, pour courir sus aux cyclistes, avec d’éléphantesques omnibus.

De traîtres rails de tramways succèdent, pour le jeter bas, à de Louisquatorziens pavés ; d’inattendus piétons surgissent sous ses roues affolées et toujours, toujours, devant ses yeux agrandis par l’horreur, s’ouvrent d’insondables gouffres — MÉTROPOLITAIN, 6" LOT, 5° LOT, 4e LOT — où les mouches s’abîment avec de suprêmes frissons d’ailes.

Le héros avance pourtant  ; au prix de titanesques efforts il parvient à faire du quatre à l’heure. Aux Halles, l’écroulement d’une charretée de navets l’ensevelit tout vivant avec sa fidèle monture. A l’Hôtel de Ville un «  lot  » imprévu du Métropolitain tente, à son tour, de les absorber l’un et l’autre.

Mais sans doute il n’est pas écrit au livre du Destin que le héros doit succomber ce jour-là.

Défiguré, boueux, contusionné, mais triomphant, il arrive à la grille d’or derrière laquelle se dressent les hautes futaies du bois sacré de Vincennes.

Mais voici que, d’un coin d’ombre, surgit un farfadet coiffé d’un képi et chaussé de hautes bottes. Le monstre sort de sa poche un calepin graisseux et murmure, avec un rictus de toutes ses dents jaunes  : «  Oùsque c’est qu’il est votre guerlot  ? Votre compte est bon !  »

Confortablement assise sur l’une des piques dorées de la grille, la mauvaise fée Administration se gondole à gorge déployée.

ENVOI

Prince de la Voie Publique, Vous qui tenez dans votre dextre tous les lots du Métropolitain et dont la silhouette administrativement chirurgicale se penche quotidiennement sur les blessures de la chaussée parisienne ; Vous que, du haut du ciel, son cabinet suprême, le grand Alphand regarde continuer son œuvre géante, Monsieur Defrance, souvenez-vous que vous avez élevé, dans votre cœur, à sainte Pédale un autel où brûle la lampe sacrée de la perpétuelle adoration  ; réfrénez le geste peu auguste des arroseurs  ; plombez les caries du pavé de bois  ; faites-nous, pour 1900, une rue de Paris cyclable où les pédards étrangers puissent rouler avec un étonnement flatteur pour l’Administration qu’ils songeront peut-être enfin à nous envier.

G. DAVIN DE CHAMPCLOS.


Voir en ligne : Gallica

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