La chalpe d’Arvieux (1901)

dimanche 10 février 2019, par velovi

Par d’Espinassous, Le Cycliste, Août 1901, repris dans La revue mensuelle du Touring-Club de France, Octobre 1901

Illustration photo La Chalp (1909). Fonds N. Alixant Source AD05 31 S 2087

Enfin, j’ai trouvé le pays où l’on cuit le pain une fois l’an. Ma persévérance a été récompensée.
Recherche chimérique, aurait-on dit en cas d’insuccès, et les railleries.
Ainsi l’on juge.

En juin, j’avais écrit à M. le pasteur d’Arvieux.
Je croyais cette vallée entièrement protestante  : nul donc ne pouvait mieux me renseigner. Je ne tenais pas à recommencer les écoles du Dévoluy, de Fond-Turbat, et je désirais ne partir qu’à bon escient.
M. le pasteur d’Arvieux me répondit très aimablement et voulut bien m’encourager à faire cette course. Il terminait sa lettre en m’offrant l’hospitalité.
Le 15 juillet, après avoir, l’avant-veille, annoncé mon arrivée à M. M., je quittai Rochegude à minuit et demi. À Livron, je pris le train des Alpes de 8 h. 4.
Les routes conduisant à Briançon me sont tellement familières que j’ai renoncé à les parcourir à bicyclette. Veynes à midi 10, montai dans l’express. J’arrivai dans l’express de Marseille, et à 3 h. 7 je descendais à Mont-Dauphin. La journée était radieuse, mais exceptionnellement chaude  ; aussi, à 3 h. 30, je fis une longue halte à Guillestre.
Une jeune fille que je rencontrai sur la place du village, le tablier retroussé plein de cerises, m’en céda quelques-unes. C’étaient des cerises de Montmorency, à la saveur aigrelette, et jamais je n’en vis de pareille grosseur. Mises dans l’eau glacée de la fontaine, dix minutes après elles étaient «  frappées  ». Une tasse de café brûlant, et je me remis en route.
La montée de la Viste commence immédiatement à la sortie du village. D’abord modérée, elle ne tarde pas à s’accentuer. Du 7 %, du 10 %, telles sont ses pentes. Mais je la gravis vaillamment, au grand étonnement d’un lieutenant de chasseurs alpins descendant prudemment sur un mulet, et je ne mis pied à terre qu’au sommet.
Je connais peu de vues dans les Alpes d’une plus merveilleuse splendeur et l’impression que j’avais ressentie il y a deux ans, je la ressentais identique.
De très haut, je dominais Guillestre, les remparts de Mont-Dauphin, les vallées du Guil, du Chagne, de la Durance qui scintillait au soleil. J’apercevais Champcella, Pallon, enfouis dans la verdure. Dans le fond, le massif colossal du Pelvoux, la base couverte de forêts auxquelles succédaient les neiges et les glaciers étincelants, m’apparaissait tout entier.
Les noires dentelures de la Barre des Écrins s’enlevaient sur le blanc des neiges et le bleu profond du ciel.
Debout, immobile, je regardais l’admirable tableau et l’heure seule m’arracha à cette divine contemplation. Bientôt j’aperçus le poteau du T.C. Au tournant dangereux, je sautai de machine, et bien je fis.
J’aurais rencontré le grand break d’Abriès à Mont-Dauphin. Je m’assis sur le parapet de la route. Sous moi, à une profondeur vertigineuse, enserré dans l’étroite gorge aux roches couleur de feu, le Guil brisait, en écume d’une blancheur resplendissante, ses eaux d’un bleu si pur. De l’abîme montaient de sourdes rumeurs. Sur ma tête, de gigantesques rochers à pic, couronnés de pins aux troncs rougeâtres, m’écrasaient de leur masse. Site sauvage, farouche, d’une incomparable grandeur.
Encore ici, je m’oubliais devant cette vue saisissante. Le soleil baissait, il me fallait repartir et je descendis lentement la pente à 9 % de la Maison du Roi. La route, parvenue au niveau du Guil, entre dans la Combe du Queyras. Elle longe fidèlement le torrent qui, par la rapidité de sa course, par le volume et la couleur azurée de ses eaux, est un des plus beaux des Alpes. Je n’avais d’yeux que pour lui.
Je traversai le Veyer et, franchissant un pont, j’arrivai à la Chapelue, hameau situé à l’entrée du haut et obscur défilé où la route allait se glisser.
D’après la tradition, un combat se serait livré près de là entre protestants et catholiques, à l’époque des persécutions. Les catholiques vainqueurs ayant fait des protestants un grand carnage, les auraient précipités dans le Guil. Leurs chapeaux, entraînés par le courant, se seraient arrêtés à la Chapelue, d’où le nom de cette localité.
La Chapelue dépassée, le chemin s’engage entre d’immenses roches à parois très rapprochées. Il n’y a place que pour le Guil et la route. Ce passage est un des plus impressionnants du trajet  : la teinte noirâtre des rochers, aux longues coulées pourpres, donne à cette sombre gorge un caractère sinistre.
Ensuite, la vallée s’ouvre et je fus vite au bas de la montée de l’Ange gardien.
La pente n’est que de 7 %, mais, était-ce la chaleur, j’eus une défaillance. Impossible, même avec mon développement de 2m90, de gravir cette rampe.
À l’oratoire de l’Ange gardien, je me remis en selle. C’est ici qu’a lieu le féerique changement à vue et aucun décor de théâtre ne produit une impression plus inopinée.
À 3 kilomètres, au milieu de l’étroite vallée, sur un énorme rocher à pic, s’élève la forteresse de Château-Queyras. De ses remparts crénelés, s’élancent de nombreuses tours et tourelles coiffées d’ardoises, s’étageant, se dépassant à l’envie. C’est le «  mont Saint-Michel  » du Dauphiné. Cette vue, dont la soudaineté double l’effet, est, avec celle d’Aiguilles, une des plus surprenantes des Alpes.
À 800 mètres de la petite chapelle, le chemin d’Arvieux se détache de la route de Château-Queyras.
Il est étroit, mais bien entretenu. Les pentes sont très raides et le 8 % n’y est pas rare. Découragé, le moral atteint par mon échec à la rampe précédente, et ma défaillance s’accentuant, je fus forcé de monter la longue côte à pied.
Je regardai ma montre  : il était 7 h. 40. Le soleil avait disparu derrière les montagnes et une délicieuse fraîcheur succédait à la chaleur étouffante de la combe du Queyras.
7 h. 40  ! et M. M. qui m’attendait à 7 heures  ! Mais je ne pouvais marcher plus vite.La route traversait des champs cultivés, des prairies où de nombreux montagnards fauchaient. Des femmes, des jeunes filles se servaient également de la faux avec la même habileté.
— Suis-je près d’Arvieux  ? demandais-je à un faucheur  ?
— Vous n’êtes qu’à une demi-heure de la ville.
Je crus avoir mal entendu. Un peu plus loin, j’adressai la même question à une femme.
S’appuyant sur sa faux, elle me répondit  : — La ville n’est qu’à 2 kilomètres.
Décidément, c’était bien Arvieux que l’on appelait ainsi. La ville  ! et ce village ne compte que 94 habitants  ! Il est vrai que c’est le chef-lieu de la vallée, la résidence du maire, et, ainsi que me l’apprit M. M., Arvieux n’est désigné que sous ce nom.
Le chemin, bordé de saules, serpentait à mi-coteau à travers les prés. À ma droite  ; très haut, était perché un village que je pris pour Arvieux. Une estafette que je croisai me détrompa  : c’était le hameau des Maisons.
Une courte descente et j’aperçus enfin Arvieux. La montée recommença avant le village où je mis pied à terre complètement harassé.
La route était encombrée de chasseurs alpins. Des soldats entouraient les fontaines, remplissant leurs bidons de fer-blanc, d’autres charriaient des pains, tous s’agitaient dans la préparation, dans la hâte de leur repas. Les fourriers passaient rapidement, des listes de réquisition à la main. Des officiers, coiffés du béret bleu, consultaient leurs cartes, ou, avec leurs jumelles, fouillaient la montagne. L’unique rue du village présentait une animation extraordinaire.
Je demandai à un habitant, assis sur le seuil de sa porte, la demeure de M. AI.
— Le presbytère, me répondit-il, est à la Chalp, à 1500 mètres plus loin.
Je me remis en marche poussant toujours ma machine sur la dure pente et j’arrivai, au bout de 20 minutes, à la Chalp (1,676 mètres), hameau situé à cent mètres plus haut qu’Arvieux. Je m’enquis de l’habitation du pasteur, et un enfant, sur l’ordre de son père, m’y conduisit.
Au milieu du village, sur la place, je remarquai un bizarre clocher de bois. Quatre énormes mélèzes équarris plantés en carré, à la distance d’un mètre environ, s’élevaient à une hauteur de 15 mètres, reliés par des croisillons. Au sommet de cette pyramide élancée était suspendue une cloche.
— Voilà, pensai-je, la cloche d’alarme en cas d’incendie  ; avec ces maisons aux toitures de bois ils ne doivent être que trop fréquents.
L’enfant qui me guidait s’était arrêté.
— Voici, me dit-il, la maison de notre pasteur.
Et il me montra un mur dans lequel s’ouvrait une porte.

Je frappai, mais vainement. Je soulevai alors le loquet et j’entrai dans une petite cour qui précédait un jardin potager. À gauche, se trouvait le presbytère. Une plate-bande fleurie en bordait la façade.

Le presbytère est une maison longue à un seul étage, sur rez-de-chaussée. Un balcon à balustrade de bois court au niveau du premier. Le toit très élevé, à auvent, est à pente rapide.
Au bruit du portail que j’avais refermé, la porte de la maison s’ouvrit et un homme encore jeune en sortit.
— Monsieur M., je présumé, dis-je.
— Oui, monsieur, me répondit le pasteur, et, au son de sa voix, je compris que ma présence lui causait une légère surprise. N’avait-il pas reçu ma lettre - Je me nommai.
Sa figure s’éclaira soudain.
— Soyez-le bienvenu, entrez. Vous devez être très fatigué. Venez-vous d’Abriès  ?
Plus de doute, ma supposition était vraie, ma lettre ne lui était pas parvenue.
J’entrai dans la salle à manger où je fus présenté à la famille du pasteur. Je m’excusai d’arriver aussi tard. J’expliquai que l’avant-veille j’avais écrit à M. M.  : ma lettre avait dû prendre une fausse direction. J’étais navré de tomber là en aérolithe à pareille heure. L’accueil qui me fut fait eut vite raison de mon embarras. Cependant, réflexion aidant, j’en vins à me féliciter, vu mon retard, de la non arrivée de ma lettre. Ainsi, je n’avais pas été attendu.
Dans la salle, le poêle était allumé, et à cette altitude je trouvai sa chaleur fort agréable. Devant le dîner, ma lassitude eut vite disparu. Ensuite, assis dans un grand fauteuil, j’expliquai, sous la douce lumière de la lampe, le but de ma visite, les espérances que je poursuivais.
— Vous avez bien fait de persévérer, me dit le pasteur, vous êtes dans le pays où l’on cuit le pain une fois l’an. Les coutumes du moyen âge y sont encore en vigueur et les conditions de la vie toutes particulières. Ici règne le socialisme, mais un socialisme chrétien qui n’a que d’excellents côtés.
— Qu’entendez-vous par socialisme  ? les champs sont-ils en commun  ? la propriété individuelle n’existe-elle pas  ?
— Non, chaque habitant a son patrimoine personnel. Ce sont les grands biens communaux qui s’exploitent en commun. Avez-vous remarqué, en traversant le village, un haut clocher de bois surmonté d’une cloche  ?
— Oui, et j’ai été fort intrigué. J’ai pensé que c’était une cloche d’alarme pour les incendies, malheureusement si fréquents dans votre vallée.
— Cette cloche sert bien à cet usage, mais ce n’est pas sa fonction principale. C’est surtout la cloche de la corvée. Ici, le fauchage des foins, l’exploitation de la forêt, la réparation des chemins se font en commun. Quand le moment d’un de ces travaux est venu, on sonne la cloche. À son appel, tous les habitants du village s’assemblent autour du clocher et on vote si oui ou non ce travail se fera le lendemain ou un autre jour. Pour les moindres choses, la cloche sonne et rien ne se fait que permis et consacré par le vote populaire. Je vais vous raconter un fait qui m’est personnel et qui vous montrera mieux que tout ce que je pourrais vous dire l’intervention et le pouvoir de la cloche.
Quand nous arrivâmes à la Chalp, naturellement du lait nous était indispensable. Le premier matin, nous en fîmes demander à une de nos voisines. Elle refusa. Étonnés, nous envoyâmes dans d’autres maisons. Partout on répondit qu’on ne pouvait nous en donner, le lait étant vendu à la fruitière. Impossible d’en distraire une goutte sans autorisation.
Nous étions assez embarrassés quand un habitant sonna la cloche de la corvée. Aussitôt le village en entier accourut et l’on vota si oui ou non on fournirait du lait au pasteur. À l’unanimité,. il fut décidé que j’aurais droit à tant de litres de lait par jour, et on désigna la famille qui devait me les livrer.
— C’est incroyable, fis-je, au comble de l’étonnement.
— Dans ces travaux en commun, continua M. M., il arrive parfois qu’un cheval ou un mulet soit victime d’un accident. Quand ce cas se produit, ce mulet est remboursé au propriétaire au prorata de la fortune de chacun. Mieux encore  : une vache vient-elle à mourir de maladie, tout habitant de la commune est forcé d’en acheter un nombre de kilos, proportionnellement au chiffre de bestiaux qu’il possède. Le prix du kilo est fixé de manière que la vache soit payée en entier. C’est, à proprement parler, l’assurance mutuelle obligatoire qui fonctionne ici. Je vous parlais, il y a un instant, de la récolte des foins  : elle donne lieu à un touchant usage. Les deux premiers jours de la fenaison sont réservés aux veuves. Elles seules ont le droit, ces deux jours, de faire faucher, et les jeunes gens se rendent avec plaisir à leur invitation, sans autre rétribution que la nourriture. Ensuite on fauche à l’abandon, c’est-à-dire chacun pour soi.
Fort intéressé par ces détails, je demandai à M. M., de me donner quelques renseignements sur la manière dont se nourrissaient ses paroissiens.
— Très volontiers, et vous verrez que la vie dans cette vallée ne ressemble à nulle autre. Dans toutes les maisons, le matin, on a la soupe aux herbes des champs pendant l’été, uniquement aux choux pendant l’hiver. C’est le seul légume qui résiste à notre climat. À midi, pommes de terre et laitage durci  ; le soir, soupe comme le matin. En été, repas supplémentaire à 4 heures, se composant de tourteau. Le dimanche et le jeudi, viande de porc au repas de midi. Le pain est du pain de seigle pétri avec le son, il est très nourrissant. En novembre, chacun cuit son pain pour l’année. La moyenne par mois est de 60 pains de 2 kilos par famille, ce qui représente environ 800 pains pour l’année. Depuis peu, au printemps, on cuit ce qu’ils appellent du pain à main. C’est celui qu’on emporte aux champs. Mais pour la soupe, c’est toujours du pain d’un an dont on se sert  ; il a, paraît-il, plus de saveur. Quand nous visiterons une maison, nous entrerons dans la chambre à pain, et vous y constaterez sa merveilleuse conservation.
— Mais avec un pareil régime, dis-je, les maladies sont sans doute inconnues  ? D’ailleurs, l’absence d’un médecin doit forcer à se bien porter.
— Détrompez-vous. Nous avons un docteur à Château-Queyras et comme, vu la, distance, ses visites seraient fort onéreuses, la commune entière est assurée. Chaque habitant verse une somme de 6 francs et, moyennant ce prix, lui et sa famille ont droit gratuitement aux soins du médecin et aux remèdes, quelle que soit la durée de la maladie.
Je tombais de surprise en surprise et j’allais adresser à M. M. de nouvelles questions, quand notre entretien fut agréablement interrompu par un thé que servit Mme M., aidée de sa sœur, charmante jeune fille stéphanoise. Ce thé était délicieux et la théière aux flancs rebondis semblait inépuisable.
Nous en prîmes de si nombreuses tasses que je jugeai pouvoir continuer sans inconvénient mon «  interrogatoire  ».
— Pourriez-vous me dire, monsieur, si les cérémonies religieuses offrent quelques détails particuliers  ? Hier, en traversant Arvieux, j’y ai remarqué une église. Le pays compte-t-il des catholiques  ?
— Ils sont, me répondit le pasteur, en majorité. Il y a huit cent cinquante habitants dans la commune, dont deux cent vingt-cinq seulement sont protestants, groupés dans les deux derniers villages de la Chalp et de Brunissard. Protestants et catholiques se rendent ensemble à Arvieux pour les services religieux du dimanche matin, ce qui contribue à entretenir entre eux de très bonnes relations. Nous sommes loin des haines du midi.
— Mais s’il n’y a pas de protestants à Arvieux, pourquoi le temple y a-t-il été construit  ? Il est même, je crois tout récent.
— Ici, on a le culte du passé et les vieux usages ont force de loi. Le temple serait évidemment bien mieux placé entre la Chalp et Brunissard. Les protestants furent consultés, la cloche de la corvée sonna, mais ceux-ci ne voulurent pas abandonner l’héritage de leurs pères  : «  C’est là, dirent-ils, que nos ancêtres ont prié, c’est là que reposent leurs cendres, c’est là aussi que nous voulons prier et reposer. Il faut que notre temple témoigne de notre foi et de notre attachement aux croyances de nos aïeux  », et le nouveau temple fut reconstruit sur les ruines de l’ancien.
— J’ai lu que les habitants de cette vallée se divisaient en gens de la Belle et gens du Renom. Est-ce vrai  ? et pourriez-vous m’expliquer ces appellations  ?
— Les gens de la Belle formaient l’aristocratie. Le Renom était la classe inférieure, toujours soupçonnée de sorcellerie. Tout membre de la Belle devait s’allier à une personne de son clan. S’il en épousait une du Renom, il était considéré comme en faisant partie. Ces démarcations ont depuis dix ans disparu, mais à la surface seulement, et il y a toujours une nuance dans la manière dont un membre de la Belle parlera à un du Renom.
— À propos de noce, y a-t-il encore ici de curieuses coutumes  ?
— Oui, et que vous ne trouverez nulle autre part.
Dans la semaine qui suit les premières publications, la fiancée va offrir un quarteron d’épingles (vingt-cinq) et un quart de mètre de ruban à la fille aînée de chaque maison de son village. De son côté, le fiancé donne en cadeau aux jeunes gens de 2 à 5 francs. Ceux-ci escorteront les fiancés au temple ou à l’église non seulement le dimanche des publications, mais aussi le jour des noces où ils seront garçons servants. C’est le jeudi et un jeudi de printemps que les noces ont lieu à Arvieux. La grange a pris un air de fête pour recevoir les nombreux invités, — 200 en moyenne, — les nouveaux mariés viennent se placer à l’entrée de la cour et à côté d’eux une bonne tante un plat d’étain à la main. En entrant, les convives doivent embrasser l’époux et l’épouse et mettre dans le plat une pièce d’argent qui varie de 1 à 2 francs pour les étrangers et de 5 à 20 francs pour les membres de la famille, oncles, tantes, parrains et marraines. Ce cadeau est destiné à la mariée.
— Quel est le rôle de la jeune femme dans sa nouvelle maison  ?— Peu enviable. Elle n’y jouit d’aucune autorité.
Sa fonction est de continuer la lignée, elle n’en a point d’autres. Elle ne peut même s’occuper de l’éducation de ses enfants qui est tout entière dans les mains de ses belles-sœurs. Si son mari s’absente, ce sont encore ses belles-sœurs qui ont toutes les clefs, qui disposent de l’argent. Quand je fais une collecte, ce n’est pas la femme qui me donne, c’est sa belle-mère et à son défaut, une sœur du mari.
Et la race des belles-sœurs n’est pas près de s’éteindre  ! Par suite du droit d’aînesse et de la coutume qu’ont prise les cadets de s’expatrier, beaucoup de jeunes filles ne se marient pas faute de partis  ; elles ne sortent jamais du Queyras et n’entrent pas en condition. La domesticité est considérée comme une sorte de vasselage, comme une déchéance. En général, c’est à Marseille que les cadets s’établissent et, par leur travail, leur honnêteté, y acquièrent rapidement l’aisance. En aucun cas, ils ne réclament leur part du patrimoine paternel, bien plus, dans les mauvaises années, ils secourent le frère aîné et nombreux sont ceux qui, reviennent, pendant la fenaison, aider leurs parents.
Il était près de minuit et, craignant d’abuser de M. M., je demandai, prétextant la fatigue du voyage, à me retirer.
— Tenez, me dit mon hôte en se levant, voici un cahier que l’institutrice de la Chalp m’a apporté aujourd’hui. C’est un travail sur les mœurs, les usages du pays, que toutes nos institutrices doivent envoyer à l’inspecteur primaire. Je ne l’ai pas encore lu. Prenez-le, peut-être y trouverez-vous quelque détail que j’aurais oublié de vous donner.
Je pris le cahier et suivis M. M. qui me conduisit à ma chambre. Après une cordiale poignée de mains et m’avoir souhaité une heureuse nuit, il me laissa.
J’ouvris la fenêtre  : elle donnait sur la vallée.
Dans la pure lumière du matin, ce devait être enchanteur.

À quatre heures, j’étais debout. Les sommets teintés de lueurs roses se doraient tour à tour. La vallée était encore dans l’ombre, mais la merveilleuse transparence de l’air me rendait tous les détails distincts. Accoudé sur le rebord de la fenêtre, devant moi se déployait un grandiose et austère paysage.
En face, une verte prairie descendait en pente rapide. Au bas, j’apercevais quelques toits d’Arvieux, le clocher de son église. De chaque côté de l’étroite vallée, des forêts de mélèzes escaladaient les pentes abruptes. Dans le fond, une haute montagne, dont la base était également couverte de mélèzes, se dressait presque à pic couronnée de rochers déchiquetés, hérissés, d’où s’élançait, comme une flèche aiguë, l’Aiguille de Ratier (2,668 mètres).
Dans l’embrasure de la vallée, très loin, des montagnes, aux sommets blancs de neige, étincelaient au soleil, se détachant sur un ciel d’un bleu intense.
C’était déjà le ciel de l’Italie.
Je ne me lassais pas de contempler cet admirable spectacle. C’était un de ceux dont la vue épure la pensée, rend l’âme plus noble. Dans cette nature alpestre, on oublie toutes les petitesses, toutes les mesquineries de la vie ordinaire, et réellement on se sent, on est meilleur.
Je m’assis à une table près de la fenêtre et je notai brièvement la conversation de la veille. Ensuite, je feuilletai le cahier de l’institutrice. J’y relevai les détails suivants.
«  Costume  : hommes. Fait de drap très grossier, mais de durée presque illimitée, filé et tissé dans le pays et de la couleur naturelle de la laine.
Costume  : femmes. Robe en gros drap. Jupon orné d’une simoursso. C’est une lisière de couleur éclatante qui le borde en dedans, le dépassant environ d’un centimètre. Sur la poitrine, un petit châle ou mouchoir jeté en pointe sur les épaules et croisant devant. Ce châle, souvent en soie, est de vive couleur pour les jeunes filles. La coiffure consiste en un bonnet-cornette blanc ou a noir, ne laissant apercevoir que très peu de cheveux et recouvrant les oreilles et une partie du visage. Les femmes catholiques portent sur la poitrine une petite croix latine et au cou un cœur en or. Les femmes protestantes ont aussi le cœur en or, mais portent la croix grecque. C’est leur signe distinctif. La toile de leur linge est une toile de chanvre très grossière tissée et filée dans le pays. Quant aux draps de lit, ils sont, été comme hiver, en laine. L’été, chaque matin, on les suspend aux fenêtres.
Au chapitre mariage, je lus  : «  Les mariages, à Arvieux, sont la source de «  grandes dépenses  ». Ils sont généralement de 200 à 250 couverts et coûtent de 1,200 à 1,800 francs.

On raconte qu’encore récemment, les invités arrivaient au banquet avec des poches de basane à leurs vêtements. À peine assis, la table se dégarnissait comme par enchantement, c’était un vrai pillage, l’escamotage était devenu un art. Le maître de la maison s’en consolait  : «  chacun son «  tour  », disait-il. C’est de cette coutume que vient le surnom de Basans donné aux habitants de la vallée. Plus loin, je trouvai la recette du tourteau  : «  On délaie de la farine de seigle dans de l’eau ou dans du lait. On y joint quelques œufs battus. Le tout forme une pâte que l’on fait cuire dans la poêle avec du beurre ou de la graisse. Ce plat a raison des plus terribles appétits.  »

Dans le jardin, sous la tente, le couvert du déjeuner était dressé. À 7 heures, je descendis.
— Avez-vous bien dormi  ? me demanda M. M.
— J’ai passé, répondis-je, une nuit délicieuse.
Avoir une sensation de froid quand on sort de la fournaise du Midi est une des plus grandes jouissances que je connaisse.
Mme M. me présenta ses trois enfants, trois garçons éveillés, robustes, aux fraîches couleurs. D’ailleurs, comment éviter de se bien porter avec un air aussi vivifiant.
Le déjeuner terminé, M. M. me proposa de monter à Brunissard, où nous visiterions en détail une maison.
— Quand vous en aurez vu une, me dit-il, vous les aurez toutes vues, elles sont faites sur un plan invariable.
La route monte durement. Chemin faisant, nous rencontrions de nombreuses femmes sarclant, fauchant, mettant le foin en tas. À chacune M. M. disait un mot bienveillant, s’informant de leurs travaux.
Le pasteur ici est vraiment le berger de son troupeau. Nul rôle plus beau, plus noble. Mais que d’abnégation, que de renoncements sont nécessaires  ! Le poste d’Arvieux est un des postes «  héroïques  » du sacerdoce.
— Comme vous paraissez aimé par vos paroissiens, dis-je au pasteur, vous êtes réellement leur conducteur, celui en qui ils ont foi. Quelle influence ne devez-vous pas avoir.
— Oui, me répondit-il, ici le pasteur est aimé et respecté. C’est le conseiller fidèle auquel tous ont recours dans l’embarras et pour qui tous sont prêts à se dévouer. Et pourtant, supposez qu’un membre de ma famille soit malade, qu’il me faille envoyer chercher le médecin à Château-Queyras, ou des remèdes à Guillestre, que chacun connaisse ma peine, mes angoisses, personne ne s’offrira pour m’aider, pour me porter secours. Et savez-vous pourquoi  ?
— J’avoue que je ne comprends pas. Je ne vois pas bien.
— Si nul ne s’offre, ne croyez pas que ce soit par indifférence, par manque d’affection, c’est uniquement pour ne pas exciter la jalousie de son voisin.
Ici, rendre service au pasteur est un honneur. Mais dans une nuit de tourmente, alors que la neige recouvre tous les chemins, à n’importe quelle heure, je puis m’adresser à la première personne venue du village et lui dire  : «  Va à Guillestre, passe le col de Néal, franchis Izoard, rends-toi à Briançon, j’ai besoin de toi.  » Et immédiatement il se lèvera, prendra son bâton et partira. Il aura été commandé et n’aura ainsi rien à se reprocher à l’égard de son voisin. Jamais, en commandant, je n’ai éprouvé de refus. Ne trouvez-vous pas cette psychologie curieuse  ?
— Très curieuse et c’est le cas de dire que vos paroissiens gagnent à être connus.
Nous approchions de Brunissard. Devant nous, sur les flancs de la montagne rougeâtre, se développaient les nombreux lacets du col d’Izoard (2,388 mètres).
— Voyez-vous, me dit M. M., sur le plus haut lacet, ces fourgons qui descendent  ? Nous sommes actuellement en pleines manœuvres.
Je regardai. À peine si je distinguais des points noirs se mouvant lentement.
Tout à coup, à un détour de la route, nous croisâmes un régiment de ligne. Les soldats portaient les jambières de drap bleu, la canne de chêne, le pare-nuque blanc  ; les officiers, le képi recouvert de toile blanche. Ils avaient passé par le col des Ayes (2,5oo mètres), bien plus court que celui d’Izoard, mais accessible seulement aux piétons.
Nous arrivâmes enfin à Brunissard. C’est le village le plus important de la vallée et le mieux bâti.
Détruit en 1882 par un incendie, il a été entièrement reconstruit, et de nouveau, la cloche de la corvée brille au sommet de sa svelte pyramide.
Nous nous arrêtâmes devant la maison de Mme B.
C’est une grande maison à un étage, surmontée d’un immense toit à auvent, à pente très rapide, se composant, à cause de la rigueur de l’hiver, d’une double couche de petites planches de mélèzes. Ces toitures durent une centaine d’années. Malheureusement, les Compagnies d’assurances refusent d’assurer les maisons ainsi couvertes. Au rez-de-chaussée, dont toutes les fenêtres sont grillées dans les deux sens, se trouvent la cuisine où l’on fait le ménage l’été, les remises, le bûcher et l’écurie. Au premier étage, un grand hall largement ajouré, où finissent de sécher les récoltes qui mûrissent mal sous ce climat, sert aussi d’atelier de menuiserie. Des deux côtés de cette galerie s’ouvrent les chambres qu’on habite l’été. Une de ces chambres contient de hautes caisses de mélèze remplies de farine. Une autre est la chambre à pain.
L’hiver toute la famille couche et vit uniquement dans l’écurie.
— Pourquoi les fenêtres du rez-de-chaussée sont-elles grillées  ? demandai-je, dans cette vallée le vol doit être inconnu.
— Je n’ai pu m’expliquer cet usage. Voyez, cette maison que l’on construit  : les grilles sont déjà posées. On faisait ainsi anciennement, il n’y a pas d’autre raison.
M. M. ouvrit la porte. Nous entrâmes dans la cuisine où nous trouvâmes Mme B. épluchant des légumes. L’autorisation de visiter la maison nous fut tout de suite accordée.
Le pasteur demanda à Mlle B. des nouvelles de ses deux filles.
— Elles fauchent dans la montagne répondit-elle.
— La fortune de Mme B., me confia M. M., quand nous fûmes seuls, s’élève à 250,000 francs  !
Ce détail de mœurs était à noter.
— Nous allons commencer notre visite, me dit le pasteur, par l’écurie. C’est la pièce que l’on habite l’hiver. Ici, le thermomètre descend parfois à -29, aussi les chambres du premier étage, sans cheminée, à cause de la proximité des greniers, seraient inhabitables.
L’écurie et une grande pièce voûtée très bas, d’une longueur d’environ 10 mètres sur 5 à 6 de largeur. Au fond, sont disposées les râteliers des vaches, le parc des brebis. À l’autre extrémité rangés à la suite, les lits de la famille. Ces lits de bois n’ont ni matelas, ni paillasse, mais simplement une épaisse couche de paille non foulée, recouverte de deux draps de laine. Un poêle, des tables, des chaises, des ustensiles de cuisine, constituent tout l’ameublement.
— C’est dans cette unique pièce, continua le pasteur, que la famille passe les longs mois d’hiver.
Les hommes prennent soin des bestiaux et dépiquent le seigle au fléau. Les femmes tricotent des bas de laine. Ici, il n’y a aucune industrie et il est facile de se représenter l’ennui de cette longue claustration par le froid. Mais si l’hiver est la saison du repos, en revanche, le printemps et l’été sont celles d’un travail forcené. La végétation est d’une puissance, d’une rapidité extraordinaire. L’avoine semée en juin se moissonne en septembre. Les hommes montent aux chalets, dans les alpages, pour faucher, garder les vaches. Dans la vallée, les femmes labourent, piochent, moissonnent, fauchent, rentrent les récoltes.
Tous se lèvent à trois heures et se couchent à dix.
C’est une vie fiévreuse qu’on ne rencontre nulle part.
— Pourriez-vous me dire la température qu’on obtient l’hiver dans l’écurie  ?
— Souvent de 25 à 28 degrés et c’est peu hygiénique.
Vous verriez parfois les murs ruisseler d’eau, l’air chaud venant s’y condenser. C’est dans cette salle qu’a lieu une des plus curieuses cérémonies du pays  : la veillée des morts.
— La veillée des morts  !
— Quand une personne meurt, ses parents n’ont pas besoin de commander une bière, elle est apportée au moment voulu  : tout habitant de la commune étant obligé d’en faire une à son tour. Le mort y est couché et transporté au milieu de l’écurie. La bière est placée sans couvercle sur deux chaises renversées.
Ceci fait, les parents se mettent au lit. Les jeunes filles du village entrent alors, se rangent autour du mort, et, à la clarté d’une lampe fumeuse, passent la nuit à lire à haute voix un sermon ou un recueil de prières. Le matin, le mort est sorti sur la place publique, et là seulement, au vu de tous les assistants, la bière est clouée  : coutume excellente pour prévenir les ensevelissements prématurés. Chaque famille du village, soit catholique, soit protestante, envoie deux de ses membres suivre le convoi. Pendant deux dimanches, toutes les femmes et jeunes filles du village porteront le demi-deuil, consistant en un tablier de couleur sombre, et un petit châle noir à fleurs blanches. Si les décès sont nombreux, il arrive qu’elles gardent le deuil plusieurs mois de suite, et cela encore sans distinction de culte. Malgré les lumières de la religion et les progrès de l’instruction, il existe ici encore un vieux reste de superstition. Dès que dans un village quelqu’un meurt, immédiatement on jette toute l’eau qu’il peut y avoir dans les maisons. On vide les cruches, les seaux, les carafes, et cela, de peur que l’âme du mort ne vienne s’y laver.
J’allais d’étonnement en étonnement. J’avais tantôt la sensation d’être en pays inconnu, un de ces pays que Montaigne appelle «  estrange  », tantôt d’être revenu cinq cents ans en arrière.
M. M. souriait de ma surprise, presque heureux de voir l’impression que ses paroles me causaient.
— Montons maintenant au premier étage, me dit-il.
Je traversai le hall, les greniers, les chambres à farine, celles d’été, où sur une table est toujours posée la grande Bible de la famille. Malheureusement la chambre à pain était fermée à clef  ; — Il ne vaut pas la peine que nous descendions la chercher, dit M. M. À la Chalp, nous entrerons dans une autre maison et vous y verrez la chambre à pain. D’ailleurs elles sont toutes pareilles.
Nous prîmes congé de Mme B.. et nous allâmes voir la chapelle. Je remarquai la vieille chaire en bois sculpté, noirci par le temps. C’est celle de l’ancien temple d’Arvieux.
J’interrogeai alors le pasteur sur les sentiments religieux des habitants de la vallée.
— Profondément pieux, me répondit-il, et jamais, à moins de maladie, il ne me manque un auditeur.
Le curé également a toujours son auditoire au complet. Ici, protestants et catholiques vivent en bonne intelligence  : chrétiens, ils ne connaissent pas l’esprit de parti. Les catholiques bienveillants et tolérants se joignent à nous aux cérémonies religieuses des mariages et des ensevelissements, et écoutent avec recueillement le service divin. Les protestants agissent de même à leur égard.
Aurais-je aussi trouvé, pensai-je, le pays où les hommes ne se haïssent pas  ? Ces montagnards ont-ils enfin compris que tous les hommes sont frères  ?
Que la même herbe pousse sur leurs tombes, que la même neige les recouvre  ? et que sous des pratiques différentes, c’est le même Dieu qu’ils adorent  ?
La chapelle visitée, nous redescendîmes à la Chalp.
La route était encore encombrée de fourgons soulevant une épaisse poussière. Des soldats campaient sur les bords, leurs fusils en faisceaux. Nous prîmes un raccourci et bientôt nous arrivâmes au village.
La porte de la maison de Mme F. était ouverte.
Très aimablement, elle voulut elle-même nous guider. Je vis l’écurie, la grande galerie, les greniers et enfin la chambre à pain.
C’est une chambre de 4 mètres de côté, très aérée dont les murs sont couverts de rayons de bibliothèque. À la place de livres, des pains entiers de forme ronde, placés de champ et séparés par de petits liteaux. Il devait y en avoir environ cinq cents.
— Voici, me dit Mme F., la boîte à couper le pain.
Et elle me montra une petite caisse à bords bas, de 0 m 80 de longueur sur 0 m 35 de largeur. Le fond n’était pas plat, mais en biseau. Un couteau y était fixé par l’extrémité de la lame.
Mme F. prit un pain, le plaça sur le bord incliné, et faisant levier avec le couteau, malgré sa dureté en détachait facilement de minces tranches, qui au fur et à mesure tombaient dans le fond de la caisse.
Nous remerciâmes Mme F. de sa complaisance et nous revînmes au presbytère.
Il était 11 heures. Sous la tente, devant la maison, le couvert était mis. Le déjeuner fut végétarien et délicieux. Excité par l’air extraordinairement vif de la Chalp, je fis honneur au menu. Du café, que tout bas, je baptisai «  du 30 à l’heure  », tellement son arôme était exquis, termina le repas.
Le moment de quitter ce toit ami était venu. Je dis à mes hôtes ma gratitude, ma reconnaissance pour l’accueil qui m’avait été fait, et, m’inclinant, je serrai les mains qu’on me tendait. Je garderai toujours le souvenir de cette maison où, selon l’expression cévénole, je fus reçu «  le cœur sur la main.  »
M. M. m’accompagna jusqu’à la sortie de la Chalp. Un dernier adieu et je partis.

Je descendis à folle allure la route d’Arvieux. Léger ralentissement dans la traversée du village  : en suite, était-ce le café, était-ce le succès de mon excursion, je volai sur les rapides pentes. La notion du temps m’échappait, j’étais grisé de vitesse et de bonheur. Un regard à la forteresse de Château-Queyras et je courais sur la sinueuse descente de l’Ange gardien. Le défilé de la Chapelue, le Veyer, l’admirable combe du Queyras et tout à coup je me trouvai sur le pont de pierre. J’étais arrivé à la maison du roi.
Ma montre marquait midi 45. En moiteur par la rapidité de ma course, je me permis une courte halte. Et je m’assis sur un banc de bois adossé au mur même de l’auberge. La maison du roi est une maison crépie à la chaux, de teinte légèrement jaunâtre. Elle porte sur la façade, écrite en grandes lettres, cette inscription  :

LA MAISON DU ROI

À L’ENTRE (sic) DU QUEYRAS.

On loge à pied et à cheval

Je fumais donc une cigarette sur le banc, et mon esprit prenait plaisir à évoquer Louis XIII, sa suite nombreuse de seigneurs aux feutres empanachés, aux lourdes bottes à entonnoir, quand, de la maison où s’était réfugié le roi, sortit une femme âgée vêtue de noir.
Je me levai et, la saluant  :
— Madame Bérard, je suppose  ?
— Oui, Monsieur, pour vous servir. Donnez-vous la peine d’entrer, vous serez mieux dedans  :
— Très volontiers, Madame. Pourrez-vous me montrer la Sauvegarde  ? Je serais très heureux de la voir.
Madame Bérard sourit  : «  Mais rien de plus facile, veuillez, je vous prie, me suivre.  » -
Et, me précédant, elle me fit traverser un corridor et deux pièces servant de café. Dans la dernière était suspendue au mur la Sauvegarde.
C’est un tableau à l’huile représentant l’écu de France, aux trois fleurs de lys d’or sur champ d’azur, surmonté de la couronne royale. Au-dessus, une banderole blanche porte en lettres noires  : Sauvegarde du roi.
— Ce tableau, me dit Mme Bérard, a été donné à un de mes ancêtres par le roi Louis XIII.
Et ceci fut dit simplement, avec une noblesse de geste que j’admirai.

J’avais parlé à M. M. de la maison du roi, et de la Sauvegarde.
— Mais enfin, lui avais-je dit, la générosité royale s’est-elle bornée à l’envoi de ce tableau  ?
Non, me répondit le pasteur, le roi avait bien fait les choses. La famille Bérard était exonérée de tout impôt et le fils aîné à perpétuité exempt du service militaire.
Je remerciai Mme Bérard et me remis en route.
Je montai à pied la dure et courte côte. Son peu de longueur ne justifiait pas un changement de multiplication. La rampe gravie, je descendis rapidement sur Guillestre. Le temps d’envoyer quelques télégrammes et je repartis pour Mont-Dauphin où j’arrivai 1 h. 45.
J’arrête ici le récit de cette excursion.

Et maintenant, je dirai aux touristes  :
«  Allez dans le Queyras, c’est la vallée la plus pittoresque de nos Alpes. Passez sous les remparts de Château-Queyras, montez à Saint-Véran, à Arvieux.Traversez Aiguilles, le village aux villas étonnantes, poursuivez jusqu’à Abriès  ; et quand, à travers ses merveilleuses forêts de mélèzes, apparaîtront les blanches cimes du Viso, vous aurez contemplé un des plus beaux, des plus sublimes spectacles dont vous puissiez jamais garder le souvenir.  »

D’Espinassous.

(Le Cycliste) -


Voir en ligne : Gallica

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