Promenade à tandem (1911)

samedi 28 juillet 2018, par velovi

Par Mme Fred. de FAYE, Revue mensuelle du Touring-Club de France, Mars 1911

3 jours à Dieppe

Dans le train  : Quelle pluie  ! Notre concierge nous a regardé partir d’un air de malignité satisfaite, mais comme dit mon époux  : «  Du moment qu’on est ensemble  ». (c’est même gentil après huit ans  ! ).
Quelle pluie  ! les bois sont bruns, violets et rouges.
C’est un magnifique décor sous le brouillard et la bruine.
Par places, un véritable tapis de primevères fleurit d’un jaune très pâle le sol rude et détrempé.
Nous voilà tout près de la mer. Pourvu que le temps s’arrange  !

Dieppe, 6 heures.

Le temps s’est arrangé tout en restant très gris et menaçant, le temps qui m’est cher  ! Avec ça un vent fou qui souffle du large.
Sitôt arrivés, à midi 1/4, nous filons «  voir la mer  ».
Notre bon tandem est comme nous  : au souffle enivrant de la côte il oublie l’ankylose de l’hiver  ; il se laisse vivre, nous aussi  ; Clém pousse des cris, je lui tape le dos (paroxysme du bien-être en promenade, et qui lui est très sensible  ; les paroles c’est si banal, si faible, si faux  ! De bons coups de poing bien légers, bien du poignet, en pianiste enfin, et d’une pianiste qu’on aime et dont on est aimé, voilà la vraie télépathie  !) Nous traversons la Porte de l’Hôtel de Ville. La faim m’avait passé du coup  ! Je l’entendais la mer  ! La mer  ! la mer  ! Enfin la voilà écumant à nos pieds  ! je saute du tandem avec ce chic impondérable qui fait que mon cher mari ne s’en aperçoit pas toujours ou que, parfois, il s’impatiente en me criant  : «  Ah ça  ! vas-tu monter enfin  ?  » alors que j’y suis  ! On a beau dire, ça vous fait plaisir, n’est-ce pas  ?
Me voilà qui cours, pour rien, pour courir  ! c’est la joie ! Elle était d’un bleu vert pâle avec le ciel gris, duveté.
De grandes falaises la bordent, toutes blanchâtres et striées de telle sorte qu’elles semblent continuer les grandes murailles qui dominent en arrière, couronnées elles-mêmes par d’antiques constructions de défense avec des poivrières, des tours enchevêtrées, étonnamment à pic.
Nous rentrons vite déjeuner et nous voilà grimpant (à peine sortis de table) et poussant Hellé, notre tandem, par un chemin raboteux qui contourne le château. Une longue galerie le relie à la colline et fait penser à la Bibliothèque dans Quatre-vingt-treize de Victor Hugo.
On monte, on pousse, on monte, on tourne, et à chaque tournant nouvelle déception  : je voudrais ne pas quitter la mer, mais nous la quittons pour la mieux voir, de plus haut.
On croit l’entendre  : erreur  ! c’est la grande voix du vent dans les ramures. Des villas intelligentes, princières, intimes, sont toutes bien situées  ; plusieurs, bienheureuses, sont blotties dans un fouillis de pins sauvages  : on n’a pas saccagé la place  : l’herbe est restée jaune, les arbres maigres, et si l’on nous dérobe la vue de la mer, la récompense en sera plus douce après.
Tout à coup un cri d’admiration, on la sentait depuis un moment, puis on l’entendit. on la voit  !
Dans un creux, entre les grandes falaises doucement incurvées jusqu’à la plage charmante, voilà Pourville  !
«  Comme une pâle céramique, la mer s’étend sous le ciel d’or  ». Elle est couleur d’absinthe avec le ciel gris, plus foncé à l’horizon. A gauche, un coin tout en clarté mate, froide et blanche qui vient de derrière l’Ailly.
Les falaises de craie tranchent sur le ciel, à peine accidentées, et, entre les monts de leurs sommets, un bois de ces pins grêles découpe de petits panaches sur la nue.
A droite, les falaises coupées droit bordent le rivage très clair aussi  ; l’écume blanche bondit et s’étale sur des galets. Les volutes chargées de sable se forment de côté, et par un frémissement continuel et régulier passent sur toute la longueur de la grève.
Le vent nous étourdit, c’est une délectation d’air pur, de couleurs tendres et tristes, d’harmoniques sanglots.
Nous remontons sur le versant opposé. Finies les langueurs de la ville, spleen et autres horreurs  !
Moi qui dis que la bicyclette rend meilleur (parce qu’elle nous transporte  !) que dirais-je aujourd’hui  ! Nous sommes loin des promenades, charmantes, d’ailleurs, de Gisors, de Mantes et autres lieux.
Nous allons sur Varengeville. Les bois sont splendides.
Les pluies récentes ont foncé tous les contours encore engourdis par l’hiver. Des flaques d’eau où se mirent un groupe d’ormes dépouillés, certains effets de brindilles formant hachures sur le ciel, donnent à ce décor un air poignant d’eau-forte.
Les chemins sont bordés d’arbres très sveltes au tronc lissé. Les jonquilles se balancent et j’en cueille avec l’émotion de les voir, à leur place, si fines, si parfaites avec leur étoile inclinée entre les esquilles rigides d’un vert gris, au lieu de déplorer les «  bottes  » de Paris, pressées en boule, avec un panache grotesque au milieu  !
Nous voici presque à la pointe d’Ailly. Nous enfilons une étroite route qui conduit à la mer. Des genêts chargés d’or couvrent les champs arides au milieu du gazon défunt et des fougères rousses.
Les jonquilles dansent  ; nous voici en plein bois (c’est la mince découpure de tout à l’heure). Les pins sont très touffus et serrés  ; le chemin descend, on arrive par une pente raide sur une échappée superbe. La mer s’étend si loin, si belle, de ce bleu indéfinissable des taches laiteuses de l’opale. À nos pieds, la lande ondule comme une autre mer figée, aux vagues lourdes, avec des taches tousses de feuillages brûlés.
Il faut partir. je marche à reculons pour voir plus longtemps. Nous redescendons sur Pourville avec un bon «  emballage  » qui nous envoie à moitié de la côte en face. Marcher assis  ! quel rêve  !!!
Rentrés à Dieppe nous remisons Hellé pour visiter l’église Saint-Jacques. La curieuse abside rayonnante à compartiments qui forment autant de ressauts à l’extérieur, les vitraux aux nervures du plus pur flamboyant ménagent une surprise au visiteur qui pénètre à l’intérieur de cette église bien gothique : la nef aux belles nervures sans ornements, sans bases, très nobles — dont l’autel est masqué par le deuil du Vendredi-Saint - est terminée par un buffet d’orgue superbe d’un gracieux Louis XV aux savoureuses rocailles  ! Les bas-côtés, admirablement proportionnés donnent accès, comme toujours, aux diverses chapelles, mais celles-ci sont comme grillées par un écran de pierre aux sculptures les plus diverses. À la hauteur du chœur, ces chapelles sont isolées par une mignonne colonnade où la Renaissance fleurit jusqu’à l’italianisme, avec cet excès de grâce qui conduit aux fautes de goût  : les panneaux pleins qui soutiennent la colonnade sont agrémentés, sous formes d’attributs, de ciboires, des instruments de la Passion, etc., retenus par des rubans  ! et cela contre toutes les lois de l’équilibre naturellement. À part cela, il faut admirer tant de finesse, et particulièrement un fronton qui surmonte la porte de la sacristie  ; c’est mieux que de la dentelle, c’est de l’orfèvrerie.
Nous visitons l’autre église, plus détériorée, plus sale.
La toiture toute bossuée comme dans la Suisse allemande est en tuiles rouges dont la mousse cache ou ronge la couleur non sans harmonie.
Il faut parler aussi des trous des falaises  : la craie en est striée par l’incrustation, à espaces réguliers, de silex noirs, séparés un peu comme les grains d’un chapelet.
Dans ces falaises, de hautes cavernes, où des niches aériennes abritent toute une population, pittoresque, je le veux bien, sympathique sans doute, mais plutôt effrayante  ! Je n’ai pu m’empêcher de les baptiser, en souvenir de Salambô, les «  mangeurs-de-choses-immondes.  »
Nous essayons d’entrer dans une de ces grottes, mais dans une fumée indescriptible c’était un pullulement de chats, de chiens, d’enfants grouillants, qui nous offrent des «  pierres à bonheur  ». Une puanteur. Une crasse. Ces troglodytes me font grand’pitié, mais ils me rappellent trop «  the grey man  », une histoire de bonshommes qui mangeaient des naufragés.
L’un de ces trous était orné de trois petits poissons blancs pendus par la queue. «  Tiens  ! dit Clem, c’est son numéro  : 111  »  ; il paraît que c’est un baromètre du crû.

Veille de Pâques.

Nous fûmes le matin voir la mer. Il régnait un brouillard intense, mais très blanc. On respirait cette atmosphère tiède et ouatée qui n’est cependant pas humide.
Nous regardions les filets disposés, à l’aide de perches, en forme de feuille de lotus animant le sable à marée basse. La flânerie est si douce et la solitude si noble et si belle, que nous ne pensons guère à avaler des kilomètres  !
Quel charme de voir la mer à cette époque où personne n’y va  ! Les absents ont toujours raison  !
Cependant nous ne sommes pas «  moules  » au point de rester là à nous reposer  ! Que non  ! C’est la part congrue de contemplation  ! Et, sitôt déjeuné, nous partons gaiement pour Arques-la-Bataille. Quelle ivresse de se sentir si légers, de rouler si vite, de se laisser vivre, le nez au vent (de la mer  !) Vraiment, en attendant d’avoir des ailes, quand on peut nager par un gros temps, ou faire de la bicyclette sur une bonne route dans un beau paysage, on n’a plus rien à souhaiter  ! Ajoutez à cela une présence exclusivement préférée, et franchement vous admettrez que les ennuis de l’année et de la ville servent tout de même comme repoussoir à ce bonheur. On plaisante le tandem conjugal, mais quand ça ne va pas à tandem, c’est que ça ne va pas à pied non plus et on ne s’en vante pas  !
Nous allons par Martin-l’Église et passons devant l’Obélisque commémoratif (de la duchesse de Berri  ?) au pied de la forêt d’Arques. Il voulut la traverser ; nous voilà tirant, poussant, hissant Hellé dans les feuilles pourries. On en avait jusqu’aux chevilles.
À mi-hauteur, nous prenons un chemin creux tout bosselé de racines, jonché de fènes de l’an dernier et qui me rappelait les beaux tertres de Guingamp.
En haut de cette pente plutôt pénible s’étend la forêt, magnifiquement sévère sous le ciel brumeux, sans avenues frayées, une vraie forêt. Non  ! voici une route pourtant  ; nous la suivons, au hasard des carrefours et, au bout de 3 kilomètres, une descente prodigieuse et splendide nous mène dans Arques-la-Ville. Charmant village avec des ponts-joujoux, des ruisseaux, tout ce que j’aime. Nous déposons Hellé chez un bonhomme et nous trouvons une auberge où nous faisons notre thé (manie tyrannique ma foi  !) et nous partons voir le château.
Mais d’abord  : un émerveillement.
De loin, l’église m’avait paru par trop jolie. «  Mauvais  !  » m’étais-je dit  ! Or, en approchant, nous nous écrions ensemble  : «  Oh  ! ce porche  ! oh  ! ces vitraux  ! La tour  !  »
Tout enfin  ! Elle est exquise simplement.
Hélas  ! toujours la pierre tendre des gargouilles ébréchée les contreforts moisis, mainte arête qui s’effrite mais enfin, une église si parfaitement jolie dans sa petitesse que je n’ai rien vu d’approchant.
Un porche du xve siècle (côté nord), dont l’accolade et les rinceaux rappellent le charnier de Montfort l’Amaury, mais encore plus joli. Joli est le mot  ; mot que je n’aime pas cependant. Les verrières sont prodigieusement élevées pour un si petit vaisseau et si délicates  ; la façade presque extraordinaire avec un quart de cercle, une espèce de sextant aux degrés ajourés dans la pierre en balustres fuselés, et terminé par un fouillis d’acanthe épineuse, impossible.
J’entrevis à peine l’intérieur puisque j’étais en culotte et qu’on disait les Vêpres.
La toiture est de pure Renaissance, en ardoises très foncées ; elle est aussi très aiguë, avec cette courbe si chère qui fait à la fois le caractère et le charme, qui rend séduisante parfois une simple ferme comme dans mes Côtes-du-Nord, les cintres surbaissés marquent une intensité austère, héroïque aussi.
À ce propos, je remarque combien, partout, les maisons sont en harmonie avec les sites et en harmonie les unes avec les autres, et je retourne avec bonheur le mot d’Emerson qui appelle «  égoïste  » tout ce qui est bâti sans art.
Après quelques minutes d’ascension, nous atteignons l’entrée du château nord. Nous pénétrons par un étroit couloir tournant pratiqué dans l’épaisseur du mur. On nous montre à gauche la tour d’Henri IV, la salle d’armes au fond, puis un deuxième étages dont les planchers manquent, la chapelle dont les voûtes à nervures portent
encore des traces de fresques, ensuite la tour de François Ier, presque comblée par ses propres débris.
Voici une double voûte au milieu de l’enceinte. On y voit encadrés une partie du donjon et un pan du ciel, bleu ma foi  !
Nous visitons un souterrain qui me rappelle Pouancé.
C’était une forteresse inexpugnable que ce château.
Le logis du gouverneur communiquait avec le donjon lequel avait deux enceintes et quatre étages  ; enfin, l’on pouvait se sauver par les souterrains, et, finalement, un pont à coulisse enjambait les douves et commandait toute la vallée  !
Moi qui n’aime pas beaucoup les grandes étendues, je me plais à celle-ci tant elle est belle et accidentée. À nos pieds, les fossés d’une profondeur considérable, plus bas encore la ville, blottie autour de la charmante église, avec ses sveltes toitures ; la vallée si verdoyante déjà avec la mince rivière sinueuse qui réfléchit le ciel clair.
En face la forêt enchantée au sommet mordoré par les bourgeons.
Elle s’avance en pointe à l’intersection de deux vallées. À gauche Dieppe et la mer voilée par un brouillard léger. Le soleil un instant fit miroiter le ciel, sans se faire voir d’ailleurs.
Nous visitons des souterrains, etc., dont le détail serait peut-être trop long  ? et enfin, une dernière petite tour. Une énorme clé nous ouvre un tout petit réduit et me voilà fixée, clouée, magnétisée  : ce réduit lambrissé de bois sombre est octogonal  ; deux fenêtres, la porte, la cheminée  : quatre pans coupés les reliant ensemble. Les retraits sont occupés par des vitrines  ; des sièges anciens font le tour. À gauche un portrait de François 1er en médaillon, Henri IV au milieu et, je crois, Louis XIII enfant — mais, mais surtout, Guillaume le Bâtard.
Me voilà donc électrisée par ce portrait (Brunet-Rocque). La carnation en est très fraîche, très blonde, les sourcils abaissés jusqu’à former deux plis à la racine du nez et abaissant aussi un peu les paupières. Les yeux d’un bleu très clair penchent sensiblement vers les pommettes.
Le nez d’Apollon du Belvédère (de face du moins), la bouche carrée, petite, la lèvre inférieure plus forte.
Coiffure de mailles d’acier avec un mince bandeau à cabochons et avec de longs pendants de chaque côté. On devine un manteau rouge à filet d’or. Ali ! mes enfants  !
C’est une des impressions les plus absolues que j’aie jamais ressenties  : telle est la puissance du caractère dans ce visage de beauté cruelle qu’il me transporte d’admiration.
Nous rentrons. Route ravissante, je radotais de bonheur comme une fontaine déborde  : il faut que ça sorte quand même. Il me supporte patiemment, ravi du reste quand je suis ravie.
Tout à coup un «  ah  !  » moitié cri, moitié soupir.
Tout le monde descend. Voilà le manoir de nos rêves  !
Plus beau qu’en rêve  ! Le voilà, austère sans sévérité, unique bien que d’un style classable, en granit (le seul charme qui manquât un peu à cette Normandie) entouré de pins  ; la porte étroite, avec un perron au cintre surhnissp les fenêtres rares, le toit tout simple et cependant, bien à part, une petite aile ajoutée, plus claire, à pans coupés. Entre les deux étages, une sorte de frise ménagée dans la pierre même sans ornements définis, mais formant deux bandes distinctes de l’ouvrage des murs. Voilà !
Mon époux, si pondéré, était tout essoufflé d’admiration. Nous avons vu parfois chose plus seigneuriale, plus drôle, que sais-je  ? mais jamais plus noblement intime, plus originale, plus modeste et fière, plus «  nous  ».
Nous rentrons vers notre grève où nous restons rêver en silence.
L’air est fluide, tiède et moite. Le brouillard est comme un mur floconneux.
Les yeux s’y habituent et j’y distingue comme deux tours et une nef — une cathédrale de brouillard suspendue dans le ciel. Jeu à peu l’on distingue un grand navire avec ses voiles parées qui attend le vent. Il est tout en haut, dans le ciel car la perspective n’existe plus dans ces blancheurs.
Promenade encore le soir. Le brouillard s’est levé, — les sables luisent vaguement, les phares étoilent le ciel sombre, un falot tremble sur la grève  : c’est un «  mangeur de choses immondes  » qui visite ses jolis filets compliqués en forme de feuille de nénuphar.
Rentrés à l’hôtel, je prie du «  Sigurd » et je chante du «  Samson  » jusqu’à plus soif. Le troisième jour nous reprenons la route de Pourville pour aller à Sainte-Marguerite. Le charme redouble.
C’est d’abord l’église avec un joli cimetière dominant la route.
Nous montons toujours et nous arrivons en pleine solitude — des pins et des genêts, des genêts et des pins.
Nous déjeunons à l’hôtel — des Pins, toujours  ! — en plein bois, au bout du monde, confortable et désert.
À cette saison, c’est idéal  : nulle distraction que la marche des nuages, le chant de la mer, le chœur du vent dans les branches. Il a des accents tout particuliers dans ces pins bruissants  : cela ne ressemble ni aux frissons des peupliers, ni aux soupirs des saules.
Entre les plats, je circule pour n’en rien perdre  ! Nous filons ensuite vers les phares. Nous dégringolons par la butte détrempée, éboulée, qui glisse un peu tous les ans, si bien qu’il a fallu construire un deuxième phare, en arrière, pour le jour où le premier sera tombé à la mer, Les genêts persévèrent seuls encore. L’herbe n’a plus de couleur appréciable. Le sol est coupé de profondes rigoles, crevassé, fendu comme un glacier. On se dirait sur quelque soleil éteint, dans une région abandonnée comme les paysages de la lune, calcinés, glacés, morts, sans âge et sans climat.
Le regret de partir étreint la joie de goûter ce charme morne et puissant. Nous retraversons les pins pour voir, à Varengeville, le manoir Ango.
De nouveau la région fertile aux arbres magnifiques.
Les jonquilles font comme une frise dansante au talus qui encaissent les chemins. Leur parfum d’abrico m’enchante — des fougères tapissent les moindres trous. Je saute comme un grillon, ne pouvant plus tenir en selle.
Tout est trop beau.
Nous poussons une barrière qui ferme belle une avenue d’arbres. Une jolie mare limpide regarde le ciel. Un long bâtiment, une voûte plein-cintre fait suite aux arbres et une mignonne tour s’élève en arrière. Le silex qui sert de leitmotiv à tout ce pays est taillé en mosaïque par blocs de quatre en sens différents. Le sens des coups suffit pour différencier les morceaux les uns des autres  : ces carrés sont pris dans un autre ouvrage en pierre grise d’un effet très agréable.
Un énorme pigeonnier tout en mosaïque aussi de silex et brique, de pierre et tuile en forme de minaret est entouré d’une blonde litière de fumier frais.
À droite le manoir. On savoure, de suite, une sorte de loggia, aux piliers romans très courts reliés en plein cintre, ornée en Renaissance. La tour mignonne domine un ensemble plein de grâce, que cet aspect de cloître, dans l’angle, relève par une touche de profonde originalité. Des modillons très dégradés de châtelains en fraise et pourpoint, des fenêtres et des linteaux de porte élégants et délicats font suite à la loggia. Par les volets grossiers qui les ferment, on entend sortir des meuglements, on entrevoit dans le tiède clair-obscur des naseaux roses  !!!
Nous visitons le salon d’honneur. Il n’y subsiste qu’une admirable cheminée sculptée. Les modillons sont portés par des têtes d’anges  : pierre tendre hélas  ! et bien meurtrie  ! Ces vestiges d’une grandeur passée ont gardé toute leur fine élégance, et ce grenier à foin augmente la sensation de faste noble de l’arrivée. Et je dis à mon mari  : «  Les plus luxueux logis de nos jours, quelle impression donneraient-ils après seulement cinquante ans d’abandon  ? Ici les dilapidations, le feu, la pluie, le vent, le pillage sans doute, les siècles certainement. et que de caractère  !  »
Il faut rentrer. Pourville, Dieppe — la dernière sieste au-dessus du château. Nous visitons la grève où nous fûmes si heureux  ! Déjà nous fûmes  !
Enfin je bénis ce sport charmant qui fait une promenade d’amateurs en toilette, de ces courses qui éreinteraient des chevaux  ; qui joint l’hygiène au maximum de jouissance artistique et qui nous permet l’intimité gracieuse de gens qui n’aiment pas mêler à leurs méditations, à leur gaieté ou à leur enthousiasme des tiers plus ou moins — toujours trop  ! - éloquents  !

Mme Fred. de FAYE.

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