En auvergne (1904)

jeudi 7 mars 2019, par velovi

Par Vélocio, Le Cycliste, Août 1904, p.148-153, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER 1328_8, Licence ouverte 2.0 Etalab

Dire que le cyclotourisme a été cette année, à Saint-Étienne, plus florissant que jamais, ce serait tomber dans des redites dont les abonnés du Cycliste doivent avoir les oreilles saturées.
Ce serait pourtant dire la vérité, car jamais nous n’eûmes à enregistrer une aussi nombreuse envolée de cyclistes stéphanois vers les quatre points cardinaux.
Le voilà déjà bien loin le temps où j’en étais réduit, quand je voulais conter ici quelques excursions de belle envergure, à les faire d’abord moi-même et tout seul.
Enfin, j’emmenai un compagnon  ; l’année suivante, deux me suivirent, puis quatre, et, en ces deux dernières années, le goût des lointains voyages s’est tellement développé que les douaniers français, suisses et italiens enregistrent d’autorité comme stéphanois authentiques tous les cyclotouristes polymultipliés qui passent la frontière.
J’en suis enchanté, mon exemple n’est plus nécessaire et les programmes d’excursions deviennent de plus en plus indépendants. Je puis ainsi me consacrer plus complètement à de nouvelles études, à de nouveaux dadas, si vous voulez  : tel le tandem mixte dont l’avenir me semble très brillant et sur lequel je reviendrai cet hiver. La lévocyclette m’occupe aussi beaucoup depuis quelque temps et j’en attends d’excellents résultats que je m’empresserai d’ailleurs de divulguer. La rétro-directe qui est depuis six mois l’objet de nombreuses recherches et de brevets plus nombreux encore et qui a devant elle un grand avenir, étant données les conditions éminemment favorables dans lesquelles elle a été lancée en France, la rétro-directe retient souvent mon attention.
À côté de rétroïstes fanatiques dont le zèle dépasse quelquefois le but, je sais des rétroïstes sincères dont les attestations sont à noter et à retenir. Je n’en veux aujourd’hui pour preuve que la lettre suivante de M. A., de Beaucaire, qui rétropédale avec succès depuis dix-huit mois et convertit ses amis  :

J. est enfin content de sa rétro-directe  ; ma monochaîne donne aussi satisfaction  ; un touriste tarasconnais vient de faire avec elle Tarascon-Marseille par Saint-Mitre, Carry et le Rove. Je n’ai plus qu’à essayer la Levo, et en attendant je préfère à tout la rétro-directe bi ou monochaîne. Le changement de vitesse ne coûte rien  ; on en use cent fois durant un kilomètre. Le rétro ne m’incommode pas plus que le direct, et si je suis fatigué de pédaler d’une façon, je pédale de l’autre. J’aime bien la rétro-directe monochaîne, mais pour le grand tourisme je lui préférerais peut-être la double chaîne qui me donnerait 4 vitesses en direct par doubles contrariés et 2 vitesses en rétro, en un mot la machine du docteur E.., sauf pour les grandes vitesses que je veux en direct. Cette machine me donnerait ainsi le maximum de rendement avec le minimum de complications. Malgré cela, je ne vous blâme pas de préférer les «  deux chaînes  » directes, au contraire. En fait de bicyclette, il faut faire comme pour les chaussures, que chacun les prenne à son pied.
Voilà donc un rétroïste de bon sens  ! Il n’est pas le seul heureusement.
Le problème des «  4 vitesses  » directes interchangeables en marche, posé par M. Cayla dans le dernier numéro du Cycliste, est un de ceux dont la solution me tient le plus à cœur, et j’espère réussir avant peu à en soumettre une nouvelle, élégante et pratique tout à la fois, car la solution préconisée par M. Cayla, et qui consiste à doubler une rétro-directe monochaîne, est entrée depuis un an dans la circulation et M. G..., de Saint-Chamond, m’envoyait récemment du Lautaret une carte ainsi conçue  :
Ma rétro-directe monochaîne double (8 vitesses) a franchi le col ce matin, 25 août, à 8 heures 52, malgré brouillard, pluie, neige et vent.
Enfin, last not least, j’entrevois dans un avenir de plus en plus proche la réalisation de mon dada le plus redoutable pour mes méninges  : le cabcycle transporteur de voyageurs et de petits paquets.

***

Voilà, pensez-vous, bien du travail pour un seul homme  ! Aussi en prends-je à mon aise et sans me hâter, en végétarien presque sûr d’échapper aux infirmités qui guettent les nécrophages et abrègent leur existence effective. Ce n’est plus vivre, en vérité, que de traîner de ville d’eaux en ville d’eaux des membres déformés par l’arthritisme, un cerveau ankylosé, un foie ou des intestins délabrés..., je déraille, n’allons pas plus loin.
J’ai donc beaucoup de besogne en perspective au point de vue cyclotechnique, et ceux qui nous racontent que la bicyclette est arrivée à son type définitif, irrévocable, ne varietur, se trompent étrangement. C’est pourquoi, sans néanmoins négliger le cyclotourisme, ainsi que je vais vous le prouver tout à l’heure, je me sens beaucoup plus libre en ce qui est de la préparation, de la mise en train des grandes excursions annuelles. Mais je m’empresserai toujours de signaler ici, comme autant de documents pouvant servir pour de futurs plans d’excursions, les étapes effectuées par les adeptes de l’E. S.

***

À l’occasion des fêtes du 14 juillet, pendant qu’un groupe de cinq dont je devais faire partie entreprenait, à modestes journées, de passer en Italie par le col de Mont Genèvre et d’en sortir par le Mont Cenis, L...et G., effectuaient, malgré la chaleur torride dont nous avons souffert cet été, deux belles étapes de transport encadrant deux non moins belles étapes d’excursion en allant, le premier jour, de Saint-Étienne à Embrun, par Die, le col de Cabre et Gap, environ 300 kilomètres  ; le second jour, d’Embrun à Abriès par le col du Parpaillon, la vallée de l’Ubaye, le col de Vars et le Queyras, environ 110 kilomètres  ; le troisième jour, d’Abriès à l’Hospice du Mont Cenis par le col d’Izoard, Briançon, le col du Mont Genèvre et Suze, environ 125 kilomètres  ; et enfin le quatrième jour, de l’Hospice à Givors parla vallée de la Maurienne,Chambéry, les Echelles et Bourgoin, environ 260 kilomètres. Les 40 kilomètres qui séparent Givors de Saint-Étienne se font généralement en chemin de fer à cause du peu d’agrément de la route.
Voilà un parcours de 800 kilomètres joliment accidenté qui conviendrait bien pour une épreuve de bicyclettes de voyage.
A l’occasion des fêtes du 15 août, un groupe de quatre cyclistes polymultipliés stéphanois, L., G., S. et P., a effectué à peu près de point en point, favorisé par un temps splendide, le voyage en Suisse que nous avions projeté en 1903 et que le mauvais temps persistant nous empêcha de compléter. Le récit de ce voyage sera publié incessamment par Le Cycliste.
Ne disposant que de trois jours et ne pouvant par conséquent accompagner ses amis en Suisse, C., un autre adepte de l’E. S., se joignit à moi et nous allâmes en Auvergne. Ce si intéressant terrain d’excursion qui est à nos portes pour ainsi dire, avait été jusqu’ici à peine effleuré par mes projets d’excursion parce qu’il se trouve à la fois trop loin et trop près de nous. Trop loin pour une excursion dominicale, trop près pour les périodes de congé qui comprennent en général la semaine entière dont on profite pour aller au loin.
En une demi-journée, le samedi 13 août dernier, de 14 heures et demie à 22 heures, nous nous transportons à Clermont par la route directe, Boën, Thiers, environ 140 kilomètres. Satisfaits de l’Hôtel du Commerce où nous passâmes la nuit à Clermont, nous le recommandons.
Le 14 août à 5 heures précises, nous quittons la ville par Chamalières et Royat et nous entrons dans une gorge ravissante  : eaux vives, végétation luxuriante, prés verdoyants, frais ombrages et jolie rampe à 7 ou 8 % convenant très bien à nos faibles développements, 3 mètres et 3 m., 25. Quelques monomultipliés grimpent en poussant leurs machines  ; des omnibus sont déjà en route pour le col de Ceyssat. De temps à autre, à travers une éclaircie du feuillage, nous apercevons les lacets de la route au-dessous de nous et nous entrevoyons au loin, dans l’échancrure de la gorge, les plaines de la Limagne.
L’eau gazouille de toutes parts et ce nous est un bruit très agréable à nous, infortunés Stéphanois, que l’impitoyable sécheresse condamne à ne boire qu’une eau croupie dans le fond vaseux de nos barrages presque à sec.
Nous atteignons Fontanas et peu après nous nous rafraîchissons dans une source abondante et délicieusement fraîche où l’on vient puiser de plusieurs lieues à la ronde, car on ne trouve plus d’eau en montant, et c’est là que les auberges du col de Ceyssat font chaque matin leur provision.
Le sol à partir de cette source devient de plus en plus mauvais, sans que pour cela la pente s’adoucisse  ; on est heureux d’avoir 3 mètres pour louvoyer avec aisance entre les cailloux et les pierrailles. Nous avons émergé du couloir étroit et le Puy-de-Dôme s’est dressé devant nous. Sa masse ensoleillée se détache sur un beau ciel d’azur  ; l’ascension ne paraît pas difficile.
Nous croisons ou dépassons des voitures chargées de tonneaux, encore quelques cyclistes à pied qui ont dû partir plus d’une heure avant nous et nous mettons pied à terre au col de Ceyssat à 6 h. 10. Un instant de repos, un bol de lait, puis en route pour le sommet auquel on accède par une route presque carrossable à pente raisonnable, mais très mauvaise comme sol. Un cycliste clermontois fit, dit-on, il y a dix ans, dans un but de réclame, l’ascension du col au sommet du Puy-de-Dôme, sur une bicyclette développant 1m, 50. J’ai peine à croire qu’il n’ait pas mis pied à terre à maints endroits, non pas à cause de la pente qui, je l’ai dit, n’a rien d’excessif, mais à cause des rochers, des pierres et des trous énormes dont le sol est encombré.
Aussi loin que le regard peut porter, nous sommes seuls  ; nous en profitons pour prendre un bain d’air en montant. Il est délicieux, quand les pores sont déjà dilatés par une bonne suée, d’exposer l’épiderme aux caresses de l’air frais du matin  ; voilà de bonne hygiène où je ne m’y connais pas  ! Qu’il est donc fâcheux que des préjugés basés sur une très fausse conception de la pudeur naturelle, empêchent de se promener en caleçon de bain ailleurs que sur les bords d’une rivière  ! Si nous étions arrivés dans ce simple appareil parmi les ruines du temple de Mercure, au pied de l’Observatoire où se trouvaient déjà réunis une cinquantaine de promeneurs qui avaient passé la nuit là-haut, on aurait poussé les hauts cris et tous les objectifs auraient été braqués sur nous. Peut-être nous eût-on pris pour des prêtres de Mercure qu’on représentait avec des roues aux talons, symbole d’agilité dont les cyclistes font aujourd’hui une réalité.
Dès que nous aperçûmes des bipèdes du genus homo, nous reprîmes une tenue plus conforme aux us et coutumes et notre présence passa inaperçue.
On découvre de là-haut un très vaste horizon quand le temps le permet  ; ce jour-là, la brume nous dérobait les lointains et nous pûmes tout juste apercevoir les toits de Clermont, quelques clochers épars dans la plaine et les anciens cratères qui terminent au nord la chaîne des Pays.
Ce temple de Mercure édifié là-haut où il devait être pénible de hisser les matériaux et l’eau nécessaires à la construction, a certainement une histoire que je serais désireux de connaître, ses ruines couvrent un emplacement assez étendu  ; les archéologues ont dû tourner et retourner toutes ces pierres noircies par le temps et sur lesquelles les visiteurs aujourd’hui gravent grossièrement leurs noms.
Quand on est resté vingt minutes à regarder à droite et à gauche et qu’on a fait le tour de l’Observatoire, l’on n’a plus qu’à redescendre. C’est ce que nous fîmes et nous étions presque de retour au col quand nous rencontrâmes les voyageurs amenés par les omnibus que nous avions dépassés à la montée. Un copieux café au lait et nous voilà prêts à repartir à huit heures et demie bien sonnées.
Nous voulions, par le moyen le plus rapide, gagner la route nationale n° 89 qui va de Clermont au Mont Dore par Randanne. Ma carte au 1/200.000 m’envoyait faire un grand tour jusqu’à Ceyssat et me ramenait par Allagnat au col de la Moreno  ; mais l’aubergiste nous indiqua un chemin véloçable sauf trois ou quatre cents mètres qui, à moins d’un kilomètre du col sur la route de Ceyssat, prend à gauche et conduit au parc d’Allagnat, superbe forêt de hêtres et de chênes que longe un instant la route du col de la Moreno, où nous arrivons très promptement par ce raccourci que la carte devrait bien indiquer au moins par un pointillé.
Par Laschamp, Beaune et Saint-Genest, nous rallions à Fontfreide la route 89, un kilomètre ou deux avant le tunnel. Pendant tout ce parcours, la vue, sans avoir rien de transcendant, intéresse  ; le sol est acceptable et quelques bonnes descentes nous entraînent à la vitesse limite  ; partout l’eau est délicieuse et d’un glacé qui fait plaisir.
Le tunnel franchi, nous abandonnons la route nationale et filons à gauche vers le lac d’Aydat où nous prenons un premier bain  ; fond délavé et de scories qui meurtrissent les pieds. Après Aydat, caché au fond d’une gorge boisée, montée qui n’en finit plus et pays moins intéressant  ; nous remontons un ruisselet sur les bords duquel, avant d’arriver à Saulzet-le-Froid, nous nous lestons d’un chausson aux pommes tiré du sac de mon compagnon.
Le soleil chauffe, le vent du midi nous souffle souvent en plein visage avec la violence dont il est coutumier sur ces hauts plateaux et l’allure devient moins vive. La route passe à quelque distance du lac Servière dont rien n’indique l’emplacement exact et la direction aux passants.
Il en coûterait peu cependant de placer, à l’endroit où le lac est le plus rapproché de la route, un poteau indicateur, et je suis persuadé qu’il suffit de signaler cette lacune au président du T. C. F. pour que l’année prochaine les touristes puissent visiter le lac Servière et la belle cascade qui s’en échappe et qui forme la Sioule.
A défaut de poteau, notre flair nous conduit et, à travers une forêt remplie de framboises mûres à point dont la cueillette nous retarde, nous arrivons sur les bords du plus joli lac qu’on puisse rêver, une cuvette d’un kilomètre environ de diamètre, pleine d’une eau pure et fraîche, entourée de bois, sauf sur le versant ouest par lequel le trop plein se déverse.
Deux jeunes femmes, en villégiature sans doute dans ces parages, prenaient un bain et se croyaient sans doute bien à l’abri des indiscrets  ; nous les imitâmes. Nous avions caché nos montures à l’orée du bois  ; après une demi-heure de délicieux repos, nous allons les reprendre et nous revenons sans enthousiasme sur la route ensoleillée. Le bain nous avait altérés, nous plongions à une belle allure malgré le vent contraire an fond d’un ravin quand j’aperçois une fontaine rustique qui coule à pleins bords dans un pré en contrebas de la route  ; nous nous précipitons. Ah ! quel divin nectar se pourrait-il comparer à cette eau limpide et glacée que nos lèvres altérées savourent lentement, car le danger est ici bien près du plaisir et une ingestion trop rapide risquerait de déterminer une congestion. Sage est celui qui, pouvant jouir sans limites de tous les biens, n’en prend qu’avec modération.
Quelques kilomètres plus loin, nous atteignons le point culminant entre 1.200 et 1.300 mètres d’où nous allons descendre constamment jusqu’au Mont Dore. Les roches Sanadoire et Tuillière retiennent un instant nos regards, formidables forteresses se dressant à l’entrée d’une gorge qui, à part cela, n’a rien d’imposant.
À un détour de la route nous apparaît le lac Guéry, peu pittoresque et bien diminué par la sécheresse. Il est midi, l’auberge du cantonnier se trouve là bien à propos. Beurre, omelette, pommes de terre et dessert, voilà notre menu, simple, mais substantiel.
Le temps est radieux, mais le vent redouble de violence et secoue terriblement la tonnelle où nous déjeunons. Quelques voitures, hippos et autos, arrivent venant du Mont-Dore  ; les baigneurs vont excursionner jusqu’au lac et aux Roches  ; tout à l’heure, quand nous descendrons, nous croiserons des groupes de fillettes et de garçonnets montés sur de mignons petits ânes enrubannés. Ce ne sera plus l’austère solitude des hauts plateaux que nous venons de traverser, où la vie semble être dure et les mœurs rudes comme chez nous autour du Mezenc.
En arrivant au Mont Dore — la peste soit de la civilisation  ! — j’attrape deux clous dans mon pneu arrière  ; il faudra réparer avant de repartir  ; nous consacrons une heure et demie à la visite de la ville et de rétablissement de bains qui est remarquablement bien installé, mais il y règne une chaleur humide qui nous incommode à la longue.
Notre intention première était de grimper avec nos bicyclettes aussi près du Sancy que possible, de faire à pied le reste, puis de redescendre par le versant sud vers le lac Pavin. On nous en dissuada  ; le chemin qui longe la Dordogne est, parait-il, impraticable, il nous aurait fallu pousser constamment à la montée nos bicyclettes et il y avait dix à parier contre un, qu’à la descente il aurait fallu les pousser aussi, ou plutôt les retenir, ce qui est également pénible et plus démoralisant.
Quand on ne peut pas franchir un obstacle, on le tourne  ; à 16 heures nous pointons nos guidons vers le col de Dyanne  ; le vent maintenant va nous pousser. Au cours de la montée, nous nous arrêtons à diverses reprises pour admirer le paysage que nous laissons derrière nous, la vallée de la Dordogne qui se creuse et s’enfuit vers la Bourboule dont on aperçoit quelques toits, le Mont Dore blotti au pied de Sancy et des hauts sommets qui lui font cortège. Il y a un tableau à faire  ; je ne m’en charge pas.
D’un coup de pédale alerte, nous enlevons les huit ou neuf kilomètres de montée moyenne et nous atteignons le col en même temps que deux landaus dont nous aurons des nouvelles le lendemain à Issoire où ils arrivèrent à deux heures du matin alors que, si tel avait été notre itinéraire, par Saint-Nectaire et Champeix, nous y serions certainement arrivés le soir même avant la nuit tombée. Quelle supériorité de la bicyclette sur l’hippomobile en tant que moyen de transport  !
Le sol pendant la descente laissa souvent à désirer  ; nous n’étions pas pressés et nous en prîmes à notre aise.
Dans les pâturages qui tapissent les flancs du Puy de la Croix-Morand, des centaines, des milliers de vaches paissent en liberté  ; ces animaux envahissent parfois la route et sont une source d’ennuis pour les cyclistes, à ce que m’assura mon compagnon qui, en un voyage précédent, en avait été gêné. Ils sont aussi la source de fromages très estimés. Le lait est centralisé et dirigé chaque jour vers d’importantes fromageries entre la Bourboule et le Mont Dore.
On s’instruit toujours en voyageant. Avant d’atteindre Chambon la route s’engage par des lacets bien sentis dans une gorge boisée qui contraste avec l’aspect aride des hautes altitudes dont nous descendons, et nous apercevons le lac Chambon, puis le vieux donjon de Murols. Le lac est riant, la route le longe un instant et une pente douce nous entraîne jusqu’au village de Murols.
Dix kilomètres seulement nous séparent de Besse où nous avons décidé de faire halte.
On nous annonce six kilomètres de montée et quatre de descente et l’on ne nous trompe pas, mais un petit développement rend les montées faciles même à la fin d’une étape dure et la roue libre rend les descentes agréables. Aussi ces derniers dix kilomètres coupés d’une halte à Saint-Victor auprès d’une fontaine récemment érigée ne nous ont-ils laissé qu’un agréable souvenir. Le soir approchait, le vent avait perdu sa violence, le soleil son ardeur et le sol était assez bon pour qu’on pût regarder ailleurs qu’à vingt mètres devant soi. Une longue plongée au fond d’un ravin, où notre chemin se greffe sur la départementale que nous suivrons demain nous fait perdre cent mètres d’altitude et un hop kilomètre de rampe à 6 % nous amène à Besse que nous apercevions depuis un moment, perché à flanc de coteau. Dans une jolie situation, à plus de mille mètres d’altitude, à proximité du Sancy et de la région des lacs, c’est-à-dire de splendides terrains d’excursion, ce chef-lieu de canton est appelé à devenir une station estivale des plus fréquentées. Les hôtels y sont déjà nombreux, les pensionnaires également. Et cependant les moyens de communication entre Besse et le chemin de fer sont très précaires. Que sera-ce quand la compagnie d’Orléans aura organisé un service de cars entre la gare de Bort et Besse par Champs et Condat  ? Cet itinéraire remonte une vallée très pittoresque qui suffira à elle seule pour attirer les voyageurs.
Le premier hôtel qui s’offre à nos yeux en arrivant à Besse a fort belle apparence et nous ne sommes pas déçus. Chambres et lits propres, table convenable, prix raisonnables.
Nous étions arrivés avant 19 heures  ; à 21 heures nous étions au lit dans les meilleures dispositions pour faire une bonne nuit dont nous avions besoin. J’ai remarqué en effet, au cours de plusieurs voyages, que la nuit qui suit la première étape, étape de transport naturellement, est rarement reposante. On arrive plus excité que fatigué et l’on ne s’endort guère avant minuit pour se lever à 4 heures. La deuxième journée, par contre, nous amène à l’étape avec une saine fatigue qui vous fait dodeliner de la tête avant même qu’on ait fini de dîner et l’on s’endort d’un sommeil de plomb dès qu’on a mis la tête sur l’oreiller  ; ainsi fîmes-nous, et le lendemain 15 août, éveillés à cinq heures par le grand jour, nous ne partons qu’à 6 heures pour le lac Pavin, notre but immédiat. Un brave homme qui connaît le pays sur le bout du doigt nous documente parfaitement et nous confirme ce qu’on nous avait dit au Mont Dore sur l’impraticabilité du chemin du Sancy que nous songions encore vaguement à escalader.
Charmant, le lac Pavin à l’heure où nous le voyons  : il rappelle le lac du Bouchet par sa forme, sa grandeur et le bois dont il est entouré, mais il est plus gai, moins enfermé  ; on ne s’y sent pas autant isolé, d’autant plus qu’on y accède par le ruisselet cascadeur qui en sort, porte ouverte sur la vallée qui manque au lac du Bouchet dont le déversoir est souterrain.
Nous filons ensuite sur le lac Chauvet. Le ciel se barbouille  ; des nuages d’un gris sale se traînent sur le sommet  ; le Sancy dont nous longeons la base met son bonnet de brumes. Tout cela sent terriblement le mauvais temps et la pluie prochaine.
Ce ne sont heureusement pour nous que menaces vaines  ; quand nous arrivons au lac Chauvet, le soleil a repris l’offensive et les nuages fuient vers le nord.
Le lac Chauvet n’est pas intéressant  : il est situé, comme le lac de Saint-Front, dans une cuvette peu profonde entre des collines herbeuses et paraît être plutôt un lac de rapport qu’un lac d’agrément  : on doit y cultiver la truite.
Revenant sur nos pas pendant deux ou trois kilomètres, nous reprenons à droite la vallée de la Clamouze que nous avions abandonnée et que nous allons descendre jusqu’à Egliseneuve. Cette vallée est très jolie  ; c’est par là que monteront les cars de Bort à Besse.
Mais notre intention n’est pas d’aller très loin dans cette direction et nous tournons bientôt à gauche, nous dirigeant vers Compains et les lacs de Montcyneire et d’Anglard. On pourrait croire que nous sommes chargés d’inspecter les lacs de l’Auvergne  ! Il n’en est rien, nous recherchons simplement les jolis sites pour les signaler aux lecteurs du Cycliste  ; or un lac fait toujours très bel effet dans un paysage.
Une montée de 4 ou 5 kilomètres nous ramène à l’altitude de 1.100 à 1.200 mètres sur les croupes mollement arrondies des collines à pâturages, puis la descente nous entraîne  ; mais le sol est empierraillé et voilà un pneumatique crevé.
À l’entrée de Compains nous tournons à gauche  ; la montée commence de suite assez roide pour que nous ayons recours au petit développement. Il commence à faire chaud et les sous-bois trop rares nous font grand plaisir. On ne voit pas de cyclistes dans ces parages qui valent pourtant d’être visités. Peu à peu, nous revenons sur les plateaux dénudés. Un mamelon boisé nous sépare du lac de Montcyneire que nous ne pourrions atteindre que par un mouvement tournant à pied à travers un terrain marécageux où pataugent des centaines de veaux. La cueillette des fleurs de gentiane occupe quelques personnes qui en remplissent d’immenses sacs.
Le lac d’Anglard ou de Bourdouze nous apparaît soudain  ; nappe d’eau assez étendue mais sans caractère, fond de vase. C. qui tente d’y prendre un bain en sort désappointé et nous nous contentons d’un bain d’air et de soleil que la solitude permet.
Nos pérégrinations sont terminées  ; nous allons clore notre excursion en Auvergne par la descente de la Couse jusqu’à Issoire avec un bon vent dans le dos. Une légère collation sous un pont nous permettra d’attendre le déjeuner puis, nous dirigeant vers Besse, nous longeons un beau ravin boisé creusé par le ruisseau auquel nous venons de nous désaltérer et qui va se jeter dans la Couse à Oursière.
À dix heures, nous traversons Besse à toute volée et, sans autre arrêt qu’un dernier bain dans la Couse, nous sommes a midi à l’Hôtel de la Poste. Cette descente de trente-cinq kilomètres termine agréablement la matinée  ; il nous faudra remonter d’autant l’après-midi, mais pour le moment nous n’en avons cure  ; le moral des troupes est excellent  ; déjeunons d’abord.
Quand je reviendrai en Auvergne, j’explorerai la partie sud qui s’étend du Puy de Sancy au Puy Mary et qui me parait très intéressante. Évidemment, les sites finissent par avoir entre eux bien des points de ressemblance, mais on tombe parfois à l’improviste dans un coin de nature qui vous impressionne vivement et le cyclotouriste se trouve presque toujours (lorsque, bien entendu, il ne pousse pas l’effort jusqu’au surmenage) dans un état d’âme où un tableau devant lequel le bourgeois ventru continue à somnoler dans son hippo ou automobile, le fait vibrer.
Le retour par Saint-Germain-l’Herm jusqu’à la Chaise-Dieu fut encore une étape excursion, car nous suivions une route nouvelle pour nous et des plus pittoresques  ; à vrai dire, ce fut un peu pénible à cause de la chaleur excessive jusqu’à Saint-Germain, et nous ne fûmes récompensés pendant ce trajet que par la vue de plus en plus lointaine et confuse de la chaîne des monts Dore du Puy-de-Dôme au Sancy. Nous y allâmes tous les deux d’une de ces suées dont on se souvient, qui expulsent du corps les déchets les plus invétérés et allègent étonnamment l’organisme.
Une halte à Saint-Germain nous permet de nous rendre compte de notre bien-être physique qui ira s’accentuant pendant les délicieux 26 kilomètres qui nous séparent de la Chaise-Dieu  ; je referai cette route-là en automne  ; elle doit être ravissante sous les feuillages jaunissants des bois qui la bordent presque sans discontinuité.
Nous constatons autour de Sainte-Alyre les traces d’un violent orage dont nous avions aperçu, la veille au soir de nos fenêtres, à Besse, les manifestations électriques. Nous avons été favorisés par le temps qui nous a constamment souri alors qu’autour de nous les orages ont été fréquents. Un ban pour le dieu des cyclotouristes  !
Excellent accueil à La Chaise-Dieu, hôtel du Lion d’Or où l’on nous connaît depuis longtemps et où les cyclistes se trouvent plus à leur aise que dans les hôtels chics où fréquentent les chauffeurs.
Être reçus à la bonne franquette est encore préférable pour nous aux salamalecs ironiques d’un portier galonné  ; pourvu que nous trouvions dans ces bons vieux hôtels d’antan des W. C. et des chambres Touring-Club et des menus végétariens, le reste importe peu.
Avant dix heures, le lendemain 16 août, nous étions de retour à Saint-Etienne, point mortifiés le moins du monde de constater que nous n’avions pas fait plus de 460 kilomètres pendant nos trois jours de congé.
Nos bicyclettes, malgré leurs complications apparentes, leurs triples et quadruples couples de pignons, ne nous ont causé aucun désagrément, si ce n’est quelques crevaisons de pneumatiques.
Je conclus en conseillant aux cyclotouristes polymultipliés d’aller tourister en Auvergne  ; les kilometreurs trouveront de quoi s’y fatiguer, car les accidents de terrain n’y manquent pas, mais les amis de la nature en rapporteront l’impression que le beau pays de France n’a pas volé sa réputation à quel autre pays que ce soit qu’on le compare.

Vélocio.

La route du Sancy
Octobre 1908, revue du tcf

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