Noël au soleil (1905)

vendredi 24 décembre 2021, par velovi

Par Paul de Vivie alias Vélocio, Le Cycliste, Décembre 1905, source Archives départementales de la Loire, cote Per1328_8

Supposant — mais j’ai été cette fois cruellement détrompé — que l’hiver, dans le Midi, était toujours plus clément que dans nos montagnes, le 23 décembre dernier, je tournais vers Marseille les guidons de ma bicyclette n° 5, impatiente de terminer ses épreuves par un grand voyage. Je n’allais pas seulement vers le soleil, j’allais vers des compagnons de route que leur éloignement ne me permet pas de rencontrer aussi souvent que je le voudrais, vers des sites que je ne me lasse pas de revoir.
À 6 heures, je me mis en route par un léger clair de lune qui revêtait d’un charme particulier les bois blancs de givre et les rochers noirs. Un froid de loup, mais heureusement pas de bise. Je grimpai avec 2m,40, afin de ne pas être en moiteur en abordant la longue descente, et j’atteignis à 7 heures le col des grands bois. Je n’en repartis qu’à 8 heures. Mon pneu A R, trop mou et très chargé, car dès le commencement de la descente j’avais laissé aller ma selle tout à fait en arrière, se heurta à je ne sais quoi de dur qui pinça et mâcha la chambre à air. Je dus aller à pied jusqu’à l’hôtel Courbon où je déjeunai d’abord, je réparai ensuite avec beaucoup de précaution, je gonflai très dur cette fois, j’inspectai soigneusement les freins et j’arrimai encore plus solidement mon bagage  ; à l’arrière, le linge de rechange roulé dans la pèlerine et les jambières, plus une sacoche contenant des cartes, du carbure, les burettes d’huile et de pétrole, un peu d’alcool pour mêler à l’eau de ma lanterne à acétylène et l’empêcher de se congeler, accident fréquent en hiver et qui, un certain soir, m’avait fort ennuyé  ; à l’avant, mes deux besaces, qualifiées si justement de mamelles nourricières par Alpinus, contenaient des provisions de bouche suffisantes pour deux jours, cartouches alimentaires faites de riz au lait très sucré et bourré de raisins confits, des chaussons aux pommes, des oranges, des croquignolles, délicieux biscuits aux amandes que fabrique à ses moments perdus et quand ça lui plaît, un confiseur original dont je ne vous donne pas l’adresse, car il y a dix chances contre une que vous n’en obtiendriez même pas de réponse  ; enfin, du chocolat.
Vous voyez que pour être végétarien on n’en a pas moins beaucoup de bonnes choses à sa disposition.
M’étant ainsi efforcé de me prémunir contre toutes les causes d’arrêts involontaires en cours de route, je partis définitivement à 8 heures de l’hôtel Courbon et mes petites roues de 50 centimètres m’entraînèrent si vivement qu’à 9h15 j’étais à Andance (37 kilomètres en une heure et quart  !). Par exemple, j’eus bien froid, en dépit du soleil qui brillait sur la montagne et qui, sur les bords du Rhône, s’éclipsa derrière un brouillard désagréable.
Je filais bon train sur cette route que je connais par cœur ; à 11 heures, je traversais Valence  ; à 13 heures, Montélimar  ; à 15 h. 1/2, je laissais Orange derrière moi, et une heure plus tard, j’arrivais à Carpentras en dépit d’une route devenue soudain mauvaise, où je retrouvai la boue dégelante et les ornières congelées de chez nous. C’est sans doute le voisinage du Ventoux qui entretient dans ces parages une température aussi basse que dans nos Cévennes.
Pas le moindre incident de route  ; quelques chiens trop agressifs que je dus éloigner parfois d’un coup de revolver. Un peu partout, ma machine liliputienne excite l’étonnement et les cris des enfants. Les Vé  ! Qu’ès aco  ! et autres exclamations provençales me saluaient dans chaque village.
À Loriol, le soleil avait reparu, et quand je fus au pied du Ventoux, je pus apercevoir jusqu’à son sommet strié de neige ce formidable escarpement que les Alpes ont jeté, telle une sentinelle avancée, au milieu de la plaine. Ce n’était pas le jour d’y grimper en 2 heures  !
A Carpentras, j’avais encore devant moi une bonne demi-heure de jour  ; c’était plus qu’il ne m’en fallait pour pousser jusqu’à Pernes, où je faillis ne pas arriver cependant si tôt que je le pensais, tant la route, sillonnée d’ornières profondes, fut, pendant les premiers kilomètres, impraticable. Sur un sol pareil, j’admets que plus les roues sont hautes, plus facilement elles se dégagent, mais les roues de 70 centimètres des mono-multipliés que je rencontrai ne semblaient pas les protéger plus que les miennes de 50 centimètres et nous allions tous à pied.
Enfin, la route mieux entretenue nous permit de rouler et je m’arrêtai à Pernes à 17 heures précises. J’avais parcouru 218 kilomètres en 10 heures, déduction faite de ma halte forcée d’une heure aux grands bois. Mon n° 5 se tirait à son avantage de cette première épreuve de transport. Si réellement le coefficient de résistance au roulement avait été, comme le prétendent les théoriciens, de 30 % plus élevé que pour une autre machine, à roues de 70 centimètres, il est douteux que j’eusse pu, sans la moindre fatigue appréciable, effectuer un tel parcours à l’allure moyenne de presque 22 kilomètres. Il est vrai que je ne m’étais pour ainsi dire pas arrêté  ; j’avais vécu uniquement sur mes provisions et j’étais seul, deux conditions essentielles pour aller vite et d’un train régulier.
Pas de vent, ni pour ni contre, pendant les quatre jours que dura mon excursion  : c’est la première fois que cela m’arrive, et ma foi, tout compte fait, bien que le mistral soit un puissant allié pour qui descend de Lyon à Marseille, j’aime encore mieux m’en passer, car il est terriblement désagréable quand on l’a contre soi et même de côté.
Pernes n’a rien qui le désigne à l’attention des cyclotouristes  ; c’est pourtant une ville médiévale aux ruelles étroites et tortueuses qui fut fortifiée et qui a conservé des vestiges d’antiquité que les fabricants de cartes postales ont bien su mettre en relief. Je m’y arrêtai parce qu’il était nuit et aussi parce que j’y suis né, voilà bientôt 53 ans, mais je n’y ai point d’attaches

Et n’ai point gardé souvenance
Du joli lieu de ma naissance.

Mon pays d’élection n’est pas là  ; il est plus bas, sur les bords de la mer, entre les Martigues et l’Estaque.
Le samedi 23 décembre, je ne me mis en selle qu’à 7 heures  ; l’étape devait être courte et toute la plaine était noyée dans un brouillard glacé. Je me heurtai de suite aux ornières congelées d’une route mal entretenue semblable à un champ fraîchement labouré, et je fus maintes fois obligé de descendre et de pousser ma machine. Il gelait ferme, heureusement, sans quoi une boue épaisse m’aurait contraint à porter mon pauvre n° 5  ; rien n’est terrible comme la boue de dégel qui obstrue les têtes de fourche, couvre les chaînes, les pieds, les jambes, et finalement arrête les plus intrépides  ; c’est en pareil cas qu’on apprécierait une machine sans chaîne  !
Peu à peu, le sol s’améliora et je pris une bonne allure  ; de temps en temps, j’entendais des coups de fusil dans le brouillard et j’agitais vivement mon grelot, craignant d’être pris pour quelque gibier d’importance par ces nemrods fanatiques.
À l’Isle, après avoir traversé la Sorgues dont le volume des eaux m’étonne toujours quand je songe que seule la fontaine de Vaucluse les lui fournit, je prends à gauche la route d’Apt  ; mon projet est de traverser le Lubéron.
Transi de froid, j’absorbe du café chaud dans une infime auberge du Coustellet  ; nous venons à parler des automobiles  ; on les a là-bas en horreur, et je suis convaincu qu’aux prochaines élections les candidats qui inscriront dans leur programme la suppression ou la réglementation draconienne de la circulation des automobiles remporteront sur leurs concurrents. Il faudra bien que tôt ou tard on en vienne à des mesures rigoureuses contre les assoiffés de vitesse, et malheureusement les bons, comme toujours, paieront pour les mauvais. Les motocyclettes sont logées à la même enseigne, et la bonne femme qui avait tout d’abord pris mon n° 5 encombré de bagages pour une moto, devint plus gracieuse quand je lui dis que ce n’était qu’une bicyclette.
— La bicyclette, à la bonne heure, ça rend service à beaucoup de gens, ça ne fait pas de bruit, pas de poussière, et au moins ça n’écrase personne  !
À dix kilomètres d’Apt environ, je tourne à droite, traverse le ruisseau et la voie ferrée et me dirige vers Bonnieux que l’on aperçoit déjà haut perché sur la crête de la montagne et baigné de soleil.
La montée n’est pas très dure, la route a été rectifiée et n’exige pas un développement plus faible que 3m.80, je n’ai même pas recours aux poignées basses et je monte lentement entre deux haies de buissons remplis de ces petites baies rouges qu’on appelle des pommes d’oiseaux  ; je les aime assez pour qu’à plusieurs reprises j’en mange à poignées, et me voici à une première église toute neuve bâtie au pied du bourg  ; l’autre église, la vieille, est tout au sommet  : j’y arrive par un grand lacet, puis je continue à grimper pendant un ou deux kilomètres avant d’atteindre le sommet de la montagne d’où la vue sur Bonnieux et au delà est très agréable. En montant à Bonnieux, on a aussi une jolie vue à droite sur un petit village dominé par les ruines d’un castel moyen-âgeux.
De l’autre côté, je m’engage sur une route à lacets courant à travers la garrigue aux fortes senteurs  ; rechargée en maints endroits, ici dégelant, là gelée encore, elle m’oblige à beaucoup de prudence. Après un croisement de route, la gorge, devenant plus étroite et plus profonde, a l’air de vouloir prendre des allures alpestres quand l’horizon s’ouvre soudain  ; en un riant vallon apparaît Lourmarin. De là à Cadenet puis à Pertuis, bonne route, mais vue bornée par la brume qui s’élève de la Durance.
À midi moins le quart, je m’arrête à l’hôtel Dauphin où arrive bientôt M. D..., de Gap, sur sa rétro-directe. Comme il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’obtenir dans les hôtels où l’on est bien forcé de descendre, surtout lorsqu’on voyage en compagnie, des menus réellement végétariens, j’en ai pris mon parti et je me contente de l’ordinaire, toujours trop chargé en viandes de toutes sortes, dont j’élimine seulement les plats qui me semblent les plus cuisinés. Une bonne suée post-prandiale contribue à l’élimination des autres, et, à la condition de ne pas récidiver trop souvent, on n’introduit pas, ce faisant, tellement de poison dans l’organisme que celui-ci ne puisse s’en débarrasser aisément et promptement grâce à la sévérité du régime at home où je n’admets pas d’infraction. Quand je voyage seul, c’est tout différent  ; toute la journée je vis sur mes provisions, et le soir à l’hôtel, je me contente d’un potage et de fruits sans préjudice de quelques cartouches alimentaires que je tire de mes besaces si je me sens un gros appétit.
Mais on ne peut imposer de telles façons de vivre à des compagnons de route pour qui le végétarisme est lettre morte. Faire bande à part est gênant pour tout le monde  ; afficher une intransigeance irréductible et manger du pain sec à côté d’un menu qui plaît à tous les autres, c’est bien ostentatoire et pharisaïque  ; à moins, bien entendu, qu’on ne soit affligé d’une santé tout à fait précaire qui ne permette pas la moindre infraction à un régime rigoureusement déterminé. Mais il est probable que lorsqu’un végétarien en est réduit là, il ne va plus courir les grandes routes.
À d’autres points de vue, à celui de la propagande en faveur de l’alimentation végétarienne, par exemple, il n’est pas mauvais que celui qui vient d’affirmer que grâce à cette alimentation il se porte mieux, qu’il est plus invulnérable qu’autrefois, le prouve en s’exposant volontairement, soit à table, soit dans un hôpital, soit sous un climat meurtrier,quand les circonstances l’y contraignent ou seulement l’y invitent, à une intoxication momentanée et accidentelle dont il n’a rien à redouter. Il convaincra ainsi plus vite ceux qui l’observent de la valeur hygiénique de son régime habituel, plus vite, dis-je, qu’en se calfeutrant dans de la ouate et en prenant la fuite devant une côtelette.
Cette digression était peut-être utile afin de rassurer ceux qui pourraient s’étonner d’entendre un homme prêcher le végétarisme, la vie simple, le retour à la nature et de le voir à l’occasion hurler avec les loups, c’est-à-dire manger une aile de poulet en compagnie de créophages.
Jusqu’à présent, nous n’avons guère converti au végétarisme que des malades qu’une ordonnance du médecin ou leur propre bon sens obligeait à une sévérité de régime excessive.
En fait de végétariens, me disait un jour une dame à laquelle je conseillais le retour à la nature, vous ne me montrez que des gens maigres, chétifs et valétudinaires  ; je me convertirai quand vous me ferez voir parmi vous des visages respirant la santé.
Il nous reste donc à conquérir les estomacs bien portants et nous ne devons pas les effrayer par trop de rigorisme.
À treize heures et quart, nous quittons Pertuis ; le temps est radieux et la route très belle jusqu’à Aix  ; de l’autre côté de la Durance, une rampe assez longue au sol amolli par le dégel ralentit un peu notre allure, puis une descente nous entraîne et nous sommes à Aix à quatorze heures et quart. Le guide Michelin indique 22 kilomètres entre Aix et Pertuis  ; il ne me semble pourtant pas que nous ayons marché si vite  ; il est vrai que selon les points plus ou moins excentriques où guides et poteaux font aboutir le kilométrage de ville à ville et ceux où les cyclistes prennent leur temps, il peut y avoir des différences de plusieurs kilomètres. Un exemple  :
Quand on vient de Roanne à St Etienne, on se trouve, à l’intersection de la route de Lyon après l‘Hôpital-sur-Rhins, en présence d’un poteau sur lequel on lit  : Saint-Etienne à 72 kilom. 600. Or, le kilométrage commence à ce poteau même et l’on entre à Saint-Etienne à la borne 66 ; la borne 92 kilom. 600 est à la sortie de la ville dont la grande artère a justement 6 kilom.. 600 de longueur.
Pourquoi indique-t-on sur ce poteau la sortie de la ville au lieu de l’entrée ou du centre qui est à la borne 69  ? Mystère. De cette confusion peuvent naître parfois des erreurs d’appréciation sur la vitesse de marche et l’on discute longtemps sans s’entendre alors qu’on est parfaitement d’accord et que ce sont les chiffres officiels qui ont tort.
Aix est une belle ville marquée au coin d’une aristocratie de bon aloi  ; ni les arbres ni les maisons n’y sont d’aujourd’hui, et il doit y a voir, derrière ces murs séculaires, de très vieilles gens., laudatares tempori acti, qui vivent et pensent comme il y a cent ans.
Nous demandons la route de Marseille et nous filions grand train à la descente quand la pensée nous vient simultanément de faire un crochet sur Roquefavour, le célèbre aqueduc que l’on oppose au non moins célèbre pont du Gard, comme le présent au passé. Nous avions mis pied à terre et consultions cartes et guides quand un cycliste s’arrête et nous donne un précieux renseignement. La route que nous allions suivre est, paraît-il, incyclable à cause de la boue de dégel qui la couvre pendant 4 ou 5 kilomètres, cette boue odieuse dont nous avons tous souffert, qui, soulevée par les pneus, retombe sur les pieds, sur les chaînes et oblige parfois à porter, la machine. Ah  ! que j’ai souvent regretté pendant ce voyage de ne pouvoir instantanément transformer ma «  3 chaînes  » en touricyclette. La rétro-directe de M. D. souffre moins que mon n° 5 de cette affreuse boue, mais il faudrait une sans-chaîne pour s’en tirer indemne. C’est pourquoi nous nous empressons de suivre le conseil qu’on nous donne et nous gagnons les Mille par un chemin détourné qui suit la voie ferrée et qui n’est pas toujours tellement bon que nous ne soyons çà et là contraints de mettre pied à terre. Je n’aurais jamais cru les routes du midi si sensibles aux effets du gel et du dégel. Nous voici cependant à Roquefavour à l’heure la plus favorable pour voir en beauté le svelte aqueduc. Le soleil l’éclaire obliquement de chaudes lueurs orangées qui dessinent des arches de lumière sous les arches de pierre blanche. Cette coloration allège encore l’aérienne construction qui semble se terminer dans l’azur par une dentelle blanche et rouge à mesure que le soleil, s’inclinant de plus en plus, finit par n’effleurer que la dernière arcade. Nous restâmes longtemps à contempler cette œuvre de l’homme qui s’allie très bien à l’œuvre de la nature dans la gorge étroite et sauvage où l’a placée le besoin qu’avaient les Marseillais de l’eau de la Durance. Incontestablement plus élégant que le massif pont du Gard, il est probable que l’aqueduc de Roquefavour ne résistera pas aussi victorieusement aux injures du temps.
M. D., qui ne voyage jamais sans son appareil photographique, aurait voulu emporter un souvenir de l’aqueduc tel que nous l’avions sous les yeux, mais la photographie, me dit-il, est impuissante à rendre de tels effets de lumière.
L’heure marchait, et Carry-le-Rouet, où nous devions passer la nuit, était encore à quelque 40 kilomètres. Nous nous hâtâmes  ; Velaux, Rognac. Marignane, où l’on garnit d’eau les lanternes, défilèrent rapidement  ; nous eûmes un superbe coucher de soleil sur l’étang de Berre.
Dès que nous fumes engagés dans les sinuosités du massif de l’Estaque, la nuit se fit plus noire et nos lanternes allumées fouillèrent les bois de pins maritimes, de leurs vives lueurs. Nous marchions de front sur la route déserte et l’on y voyait comme en plein jour  ; mais quand la descente commença, M D. passa devant et nous allâmes à quelque distance l’un de l’autre, sans que le moindre bruit révélât notre présence, telles deux ombres précédées de feux follets.
J’éprouve toujours une étrange sensation à descendre la nuit dans les bois  ; mon être se dédouble  : une partie s’envole et plane je ne sais dans quelle région de l’au delà  ; l’autre partie malheureusement, reste en équilibre très instable sur la bicyclette, somnole et risque de choir dans le fossé. Ce soir-là, il ne m’arriva pourtant rien de fâcheux. Les éclairs du phare du Planier trouaient l’obscurité et venaient fouetter, selon les hasards des éclaircies la cime ou le pied des pins.
Nous descendons à l’hôtel de Carry à 18 heures  ; le maître de céans était à Marseille et ne devait rentrer qu’à 19 heures et demie par la voiture. J’avais encore des provisions auxquelles nous fîmes honneur en attendant le dîner qui fut reporté à 20 heures, car en l’absence du chef, les fourneaux de l’hôtel où l’on n’attendait pas de voyageurs, ne pouvaient être allumés et il n’y a pas deux hôtels à Garry.
La soirée était agréable quoique un peu fraîche et nous causâmes, en nous promenant, de la rareté des cyclotouristes, des mérites respectifs des nombreuses polymultipliées actuellement sur le marché et de maints autres sujets. M. D., sans être fanatique de la rétro-directe, trouve trop d’avantages à ce changement de vitesse pour qu’il songe à l’abandonner, il a deux jeux de deux vitesses en marche, il aimerait pourtant avoir en marche une troisième vitesse intermédiaire en direct. C’est d’ailleurs un desideratum facile à réaliser.
Le lendemain 24 décembre, départ à 7 heures  ; il fait grand jour et le temps s’annonce splendide  ; à peine avons-nous fait un kilomètre qu’un débris de boîte à sardines perfore de part en part le pneu de M.D.  ; la réparation est faite promptement et nous continuons. Cette route est charmante, et, avantage appréciable, dédaignée des autos, des motos et autres engins à faire de la vitesse  ; le cycliste s’y meut à son aise et sans fatigue. Sausset, les Ventrons, les Martigues, où nous avons donné rendez-vous à nos amis de Marseille qui sont arrivés avant nous. MM. B. sur Terrot 3 vitesses modèle H, P. et L. en tandem polymultiplié nous cueillent au passage et nous apprennent que le docteur R. et M.T., tous les deux en motosacoches, sont en panne à quelques kilomètres  ; nous déjeunons en les attendant.
Dûment masqué et de cuir vêtu comme il sied à tout chauffeur , le sympathique docteur est bientôt là, suivi de près par son compagnon. C’était, nous disent-ils, une panne de pneus, et ça ne se met pas au passif des motos.
Pendant ce temps, notre photographe est allé impressionner quelques plaques  ; nous nous mettons à sa recherche et nous partons en groupe compact à 9 heures  ; bientôt les motosacoches nous dépassent, mais une panne de courroie nous ramène sur elles et c’est la petite reine qui tient la tête à Saint-Mitre et jusqu’à Istres où les motoïstes la reprennent pour aller se ravitailler d’essence à Entressen où nous les redépassons, pas pour bien longtemps  ; ils nous rattrapent et nous marchons enfin de front. Ces motosacoches sont très maniables, font peu de bruit et leur allure peut être ramenée sans inconvénient à celle d’un cycliste.
Nous traversons à vingt à l’heure la plaine de la Crau, descendons vivement à Mouriès et, à mi-chemin de Maussanne, notre groupe s’augmente de M. A., aimable rétroïste beaucairois.
Nous voila donc huit au meeting annuel d’hiver avec un bel assortiment de machines  : 2 motocyclettes, 2 «  3 vitesses directes  », 2 rétrodirectes et un tandem à 2 + 2 vitesses directes.
Le repas à Maussanne fut très gai. La jeune fille de l’hôtel de la vallée des Baux nous offrit, au dessert, la fougasse de Noël  ; puis l’on se mit à 14 heures en devoir de grimper aux Baux et de franchir les Alpines, un jeu d’enfant pour nous polymultipliés qui ne pûmes pourtant pas tenir tête aux motocyclettes que nous vîmes filer à un train merveilleux. Il ne faut décidément pas trop calomnier ces petites machinettes. Si l’on n’avait pas constamment à craindre la rupture d’une soupape, de la courroie, de la bougie, un court-circuit intempestif, un desserrage d’écrou, un engorgement du carburateur, réchauffement ou le grippage du moteur, un tas de petits riens très importants, j’aurais presque envie d’en tâter. J’en tâte bien, du reste, mais sans emballement. J’ai, en effet, fini par réaliser les idées exposées ici même en décembre 1900.
J’ai adapté un petit moteur à ma bicyclette n° 2 à 4 vitesses par axe intermédiaire, et je fais avec cet outil provisoire, agencé un peu à la diable, du 30 à 35 à l’heure en plaine sans pédaler, du 20 à l’heure à la montée de Planfoy en pédalant. Tout va comme je l’avais prévu, c’est-à-dire que  :
1° Je puis laisser le moteur travailler seul sur une des 4 vitesses interchangeables par déplacement de la chaîne dont il dispose  ;
2° Je puis pédaler seul avec une des 4 autres vitesses interchangeables en marche dont je dispose  ;
3° Nous pouvons, le moteur et moi, travailler ensemble et combiner nos vitesses respectives de façon à augmenter le rendement  ;
4° Je puis, sans peine, lancer mon moteur en pleine côte, le laisser travailler un moment, l’aider, puis l’arrêter, pédaler seul, enfin le relancer, et ainsi de suite, toujours sans mettre pied à terre, toutes choses que les motocyclistes que je connais ne font pas facilement, surtout à la montée.
Le dispositif que j’ai adopté répond donc bien à l’idée que je m’étais faite, et je n’en suis pas néanmoins enchanté à cause de la trop grande facilité avec laquelle ce petit moteur s’échauffe. Son fabricant l’a perfectionné cette année, en le dotant d’une circulation d’eau et d’un allumage par magnéto.
J’essaierai ce nouveau modèle, et si je parviens à teufteufer au moins 4 heures sans arrêt, je me déclarerai satisfait ; mais s’il faut s’arrêter toutes les heures, que gagnerai-je à avoir une bicyclette à moteur  ? On me conseillera peut-être de choisir un autre moteur, ainsi ferai-je certainement avant de jeter le manche après la cognée, mais je suis tenu, par la transmission par chaîne que j’ai adoptée, à n’employer que des moteurs faibles et à grande vitesse. En attendant  ; et de l’avis général, le plus grand avantage de mon dispositif actuel, c’est qu’il permet de ne pas s’inquiéter outre mesure des pannes de moteur et de pouvoir pédaler pendant, au besoin, cent kilomètres, sans presque s’apercevoir qu’on traîne un moteur et ses accessoires  ; on emmène 16 kilos de poids inutile et c’est tout, mais comme on a pour cela 4 développements (ma machine définitive en aura même cinq, toujours en marche) bien échelonnés, on n’en est guère gêné.
Je reviendrai sur ce sujet dans quelque temps, quand j’aurai placé un bon millier de kilomètres à l’actif de ma teufteufette.
Les Baux sont toujours pour moi le sujet de longues méditations sur l’instabilité des choses humaines... et sur l’épouvantable violence du mistral (quand le mistral souffle, ce qui n’est point le cas aujourd’hui)  ; nous jouissons d’un temps merveilleux et nous en profitons pour ascensionner les quartiers les plus élevés de la ville... d’autrefois  ; on y a une vue très étendue sur la Crau et par delà, jusqu’à la mer.
Par un bon mistral, il serait de la plus grande imprudence de se hasarder dans les ruines du château. Pourquoi, en ce siècle où l’on s’efforce de tirer parti de tout, n’a-t-on pas encore utilisé la force du vent  ? Autrefois, les moindres éminences étaient surmontées de moulins à vent. Ruinés par les grandes minoteries à vapeur, ces moulins ne pourraient-ils pas renaître sous forme de producteurs d’énergie électrique emmagasinée dans des accumulateurs, où on la retrouverait quand on en aurait besoin  ? Combien de chevaux-vapeur dans une journée de mistral  !
Au sommet des Alpines, au moment où nous allons jouer de la roue libre, une des motosacoches a un rat et se fait attendre vingt minutes au bas de la côte.
Mais l’autre motosacoche, celle du docteur R., n’a pas de rat, elle  ; de Saint-Gabriel à Arles, elle nous mène un train de 35 à l’heure que M. D. et moi n’arrivons à suivre qü’en y allant d’une suée que je n’ose qualifier d’hygiénique tant elle fut excessive. Songez donc qu’il me fallut pendant dix kilomètres tourner à cent tours avec les six mètres de mon plus grand développement  ; mes manivelles courtes (155 m/ni) m’étaient pour cela très favorables, et j’admirais mon compagnon tournant à 90 tours avec 6m,60 et des manivelles de 180. Entraînés dans le sillage de la moto, l’effort à faire sur les pédales n’était pas grand  ; je n’eus même pas recours à mes poignées basses, et si l’on avait chaud, c’était à cause de la trop rapide cadence.
L’allure se calma un peu en arrivant à Arles, mais nous fîmes notre entrée sur Les Lices à 30 à l’heure  ; il était 16 h. 1/2.
Notre groupe était réduit à une quadrette  ; trois Marseillais nous avaient quittés à Maussanne et M. A. à Saint-Gabriel. Nous passâmes la soirée très agréablement, et après avoir beaucoup parlé motocyclette, j’entretins mes amis d’un nouvel outil de locomotion que je compte lancer en 1906 sous le titre  : Cent ans après. Ils en rirent beaucoup, mais les quolibets ne me désarment pas et la podocyclette viendra, un jour ou l’autre, combler une lacune.
Le lendemain, au moment du départ, M. T. eut encore quelques difficultés avec sa motosacoche qui ne voulut pas démarrer  ; celle du docteur partit sans rechigner. Allez donc comprendre quelque chose à ces caprices  !
Nous devions nous quitter aux portes de la ville, les deux motosacoches filant droit à Marseille, tandis que M. D. et moi nous allions à Beaucaire. Nous n’attendîmes donc pas la fin de la querelle entre moteur et motoriste et nous nous souhaitâmes réciproquement bon voyage. J’ai su depuis qu’à huit heures, à l’heure même où nous entrions à Beaucaire chez M. A., le moteur avait cédé et que les 90 kilomètres qui séparent Arles de Marseille avaient été dévorés en 4 heures. Tout est bien qui finit bien.
M. B , de Tarascon, rétroïste aussi mais de l’école qui préféré pédaler en rétro sur le grand développement, avait eu l’amabilité de venir à notre rencontre, et nous étions encore quatre quand nous quittâmes Beaucaire à 9 heures, après avoir usé et abusé de l’hospitalité et des confitures de M. A.
Avouez que dans ces conditions la pratique du cyclotourisme ne manque pas d’agréments,quand on trouve à chaque pas de nouveaux compagnons qui remplacent ceux qu’on est forcé de quitter. Cette fois, je suis seul en direct contre trois rétroïstes, aussi je me garde bien d’agiter la question de supériorité d’un mode de pédalage sur l’autre, question d’ailleurs insoluble puisqu’elle dépend du point de vue auquel chacun se place. C’est un peu comme la question de la selle  ; dès que Paul soutient que la selle à coussin genre Christy est meilleure que la selle 4 fils, Pierre se lève et déclare que pour lui rien ne vaut la selle 4 fils la plus vulgaire. Et alors  ?
Il y a donc en cyclotechnie des points où la vérité n’est pas une et indivisible, et discuter sur ces points-là, ce serait battre l’eau avec un bâton.
Ma dernière excursion de l’année touche à sa fin. Je veux passer en famille la soirée de Noël et je dois me hâter vers les brumes du Nord. Successivement mes compagnons m’abandonnent  ; quand je passe au pied du pont du Gard, majestueux, imposant, mais moins décoratif que Roquefavour, je n’ai plus à mes côtés que M. A., qui me quitte à son tour à Pouzilbac.
En entrant à Bagnols, j’ai la malchance de passer sur une pointe de hallebarde oubliée là par quelque preux revenant des croisades et qui fait à mon pneu arrière, chambre et enveloppe, une estafilade de 3 centimètres. Il faut réparer avec soin  ; j’ai heureusement de la toile gommée, de la dissolution, du caoutchouc, des ciseaux que j’oublierai en partant, car il est écrit que je dois toujours perdre quelque chose au cours d’une excursion  : une brosse, une pompe, mon trousseau de clefs, ma montre, quelquefois la moitié de mon bagage, comme à la Sainte-Baume...
Je répare et je repars dare dare. A la Croisière-de-Bollène, je consulte ma montre  : il est 13 heures, j’ai le temps d’aller prendre le train de retour à Montélimar à 15 heures et demie. Le temps est plus superbe que jamais. C’est bien la première fois que je passe 4 jours dans le midi sans avoir à souffrir du mistral. Je n’ai fait que 600 kilomètres, mais j’ai franchi le cap des vingt mille et j’ai pu additionner cette année, à la dernière page de mon carnet de route, 20.328 kilomètres du 1er janvier à la Saint-Sylvestre. C’est mon record.
Mon n° 5, qui compte dans ce total pour 1.514 kilomètres couverts en décembre, c’est-à-dire pendant un des plus mauvais mois de l’année, s’est parfaitement comporté au cours de sa première randonnée, et de telle façon que, pour moi, les grandes roues et les grands pignons n’ont plus de raison d’être au point de vue du meilleur roulement et du rendement optime.
Avec des roues de 50 centimètres et un tout petit pignon de 12 dents au pas de 12,7, lequel combiné avec 46 dents au pédalier me donne mon grand développement de 6 mètres, j’ai pu marcher aux allures habituelles sans plus de difficultés qu’avec les immenses pignons de 60 et 72 dents que les théoriciens nous conseillèrent jadis. Je ne note plus aussi exactement qu’au début de mes randonnées l’horaire de mes étapes-transport, cependant j’ai noté mon temps entre Donzère et Orange, 38 kilomètres que j’ai couverts en 1 h. 35, du 24 à l’heure sans le moindre vent. Je n’ai mieux fait avec grands pignons et grands développements qu’avec vent favorable. Il m’a semblé pourtant que je tournais à mon maximum et que si j’avais eu le mistral derrière moi je n’aurais pu en profiter pour activer l’allure en augmentant la cadence, à moins d’en arriver à une dépense anormale de calories.
Donc puisque nous pouvons, en réduisant les diamètres des roues et des pignons, obtenir plus de légèreté, plus de solidité et moins d’encombrement sans renoncer à aucun des avantages de nos polycyclettes de tourisme, nous aurions, ce me semble, tort de ne pas le faire.
La polymoto, que je me prépare à établir quand mes essais seront terminés, aura donc des roues de 50 centimètres et elle fera encore avec ça du 45, peut être du 50 à l’heure quand j’aiderai le moteur avec un grand développement .
Je n’avais pas fini d’écrire ces quelques lignes en faveur des roues de 75 centimètres que je recevais, par l’obligeance d’un vieil abonné du Cycliste, un récent article des Sports en faveur des roues de 70 centimètres  ! Quand je vous le disais qu’en fait de cyclotechnie nous étions encore loin de nous entendre  ?
Vélocio.

N°5
La bicyclette n°5, 1907

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