Une randonnée automnale (1900)

mercredi 8 mai 2019, par velovi

Paul de Vive Alias Vélocio, Le Cycliste, Octobre 1900, Source Archives départementales de la Loire, cote PER1329_7

Ceci n’est qu’un mémorial et une occasion de montrer une fois de plus ce qu’on peut faire produire au moteur humain par la bicyclette et par l’alimentation végétarienne.
Parti de Saint-Etienne le Ier novembre à 4 h. 30 du matin, je passe le col des Grands-Bois, redescends sur Andance et traverse Valence (92 kilom ) de 9 heures à 9 h. 15  ; temps gris, léger vent du Midi qui m’empêche d’utiliser mon plus grand développement  ; je devrai, jusqu’au soir, me contenter de 6 mètres. À Livron, 20 minutes d’arrêt pour un petit déjeuner (pain et café). Entre Andance et Tournon j’ai déjà délesté mon sac de quelques tranches de pain de Graham et de trois pommes. Loriol, Saulce, Montélimar défilent successivement, et me voici à Chateauneuf-du-Rhône, pittoresque village accroché aux flancs d’un coteau. Il est midi et demi, le soleil est chaud et le vent assez fort. Je franchis ledit coteau (2 kilom. à 6 %) avec mon plus faible développement et j’arrive à Donzère à une heure moins le quart  ; je m’y arrête quelques minutes avant de continuer sur Pierrelatte où j’achète un kilo de belles poires qui, avec ce qui me reste de pain de Graham me conduiront jusqu’à destination. À 3 heures précises je passe à côté de l’arc de triomphe d’Orange (188 kilom.) et me fais indiquer la route de Roquemaure. Beaucoup de promeneurs, le cimetière est de ce côté  : je vais lentement. Traversée du Rhône en un site inquiétant, propice aux guet-apens.
Belle vue sur Villeneuve-lès-Avignon dont beaucoup de maisons ont conservé des vestiges de leur noble condition d’antan, puis passage de 500 mètres abominablement empierré et troisième traversée du Rhône sur un pont interminable.
De l’autre côté du pont, j’erre un long moment avant de mettre les roues sur la route de Tarascon, si bien que je ne m’éloigne de la cité papale qu’à 5 heures, frôle la patrie de Tartarin a 6 h. 15 et descends enfin à 7 heures à Arles (258 kilom.) où m’attendent bon souper et bon gîte. Total de mes dépenses de route  : soixante centimes.
Le lendemain 2 novembre, le vent toujours contraire souffle de l’Ouest, puis du Nord, le ciel couvert le matin se dégage avant midi et la journée finit très belle. Je pars à 8 heures et traverse Nîmes à 10 heures  ; ma route me conduit aux Arènes, à la Maison carrée et à la Fontaine. L’étape sera courte, je ne me presse pas  ; à 3 kilomètres de Nîmes, dans une infime auberge, je prends mon premier déjeuner, puis je continue sur Alais où je m’arrête trente minutes et que je quitte à 2 h. 15, après une légère collation, dans la direction de Saint-Ambroix  ; montagnes russes continuelles, sol généralement bon, descentes et montées longues parfois de 4 ou 5 kilomètres  ; depuis Nîmes je me sers de ma multiplication moyenne-basse de 4m40 qui convient très bien à cette catégorie de route. Après avoir hésité un instant, je laisse Les Vans à gauche et descends vers le Chassezac dans la direction de Joyeuse où je m’arrête à 5 h. 1/2 hôtel Malignon, très recommandable. La route de Chassezac jusqu’à la Blachère, surtout autour de Pazanan est mal entretenue. On m’apprend que je suis à 100 kilomètres de Nîmes, je n’ai donc au tableau pour ce jour-là que 130 kilomètres environ. Mes dépenses de route se sont élevées pendant cette journée à 5 fr. o5, chambre comprise.
Après avoir eu la velléité de l’aire un crochet en arrière pour aller voir le pont d’Arc sur l’Ardèche, je me rends aux objections d’un aimable mototouriste rencontré à la table d’hôte et remets à un prochain voyage ce projet qui m’aurait trop retardé  ; il faut, en effet, que je sois le 3 novembre à midi à Mézillac où je dois rencontrer un de mes compagnons habituels R... pour ensuite excursionner pendant l’après-midi autour du Gerbier-des-Joncs et du Mézenc  ; tel est le programme arrêté avant mon départ de Saint-Étienne.
Le 3 novembre donc, à 6 heures précises du matin, je me laisse descendre du haut de Joyeuse jusqu’au pont et je me dirige sur Aubenas où je grimpe sans hâte à 7 h. 30. Très belle vue sur Pont-d’Aubenas que je gagne bientôt par une descente assez raide compliquée d’un tournant idem. Je me munis de fruits et de pain et me leste d’un premier déjeuner au pied même de la montée qui doit m’amener au col de l’Escrinet. Le mistral s’élève et commence à faire rage. À 8 h. 45 je me remets en selle avec 4m40, puis quand la pente s’accentue je prends 3m,30, et j’atteins la tranchée du sommet du col (792 mètres) à 10 h 1/4 malgré les furieux assauts que m’a livrés le vent du Nord. Mais j’ai sué, et avant de continuer, je me repose un instant à l’auberge du col. 24 kilomètres me séparent encore de Mézillac quand je repars à 10 h. 40, 24 kilomètres pendant lesquels j’ai à lutter contre le vent, contre la montée, contre le brouillard froid et humide, contre un de mes pneumatiques qui m’oblige à regonfler tous les 2 ou 3 kilomètres, enfin et surtout contre un sol en pitoyable état, sable, cailloux semés, pointes de rocher mises à nu par les pluies, toute la lyre des mauvaises routes. Je m’en suis tiré non sans peine et sans y laisser un de mes garde boue. À cela près, cette route est intéressante et le peu que le brouillard m’a permis de voir m’a donné envie de la refaire  ; elle court sur la crête des mamelons qu’elle contourne successivement comme si elle jouait à cache-cache, de sorte que le ravin se trouve tantôt à gauche, tantôt à droite. Les 6 derniers kilomètres sont plats et me reposent du reste, mais il est une heure moins le quart quand je mets pied à terre devant l’auberge Ernest Laffon où R... doit m’attendre depuis midi. Il ne m’y attend pas, pour la bonne raison qu’il n’y est pas venu  ; le temps qui du côté Midi a été beau, a été au contraire très mauvais du côté Nord et peu fait pour encourager les excursionnistes. Je déjeune seul, répare mon pneu et quand je parle de mon intention d’aller par le Gerbier jusqu’aux Estables et à Fay-le-Froid, le patron s’exclame et me conseille de ne pas me hasarder de ce côté-là sous le brouillard qui s’épaissit et m’exposerait à m’égarer. Je n’insiste pas, et à 2 heures je descends au Cheylard d’où par le col des Nonières et Lamastre j’arrive à Tournon et de là à Sarras (hôtel Cornillon) à 8 heures du soir, après avoir essuyé quelques averses, pataugé dans la boue et pesté contre les coquetiers de la montagne qui, revenant du marché de Tournon, encombraient l’étroite route et m’obligèrent à mettre vingt fois pied à terre. Mon étape fut ce jour-là de 160 kilomètres  ; mes dépenses de route pour la journée s’élevaient à 5 fr. 60 chambre comprise.
Mon excursion était virtuellement terminée  ; j’avais parcouru sans fatigue anormale 550 kilomètres en trois jours en dépensant, tous comptes faits, pour mon alimentation et mon repos 11 fr., soit 2 centimes par kilomètre  !
Quel moteur est comparable au moteur humain  ?
Mais pourquoi voyagez-vous ainsi du matin au soir, et quel agrément avez-vous à pédaler  ? me demanderont les cyclistes dont le plaisir suprême est de s’enfermer pendant les trois ou quatre plus belles heures de la journée, dans une salle enfumée d’auberge, sous le prétexte de faire un bon dîner.
Je voyage pour le plaisir de vivre le plus longtemps possible au grand air, de respirer constamment de l’air pur, d’inonder mes poumons d’oxygène, de me baigner alternativement dans l’eau et dans le soleil, de remplir mes yeux des spectacles étonnamment variés que la nature nous offre partout, même dans les régions qui semblent au premier abord insignifiantes.
Quand par une application soutenue, par la fréquentation assidue de l’espace, on a préparé l’âme à subir l’heureuse influence des puissances fascinatrices, des forces invisibles, des énergies mystérieuses qui nous entourent, qui ont leur foyer je ne sais où, mais dont les extrêmes rayons déversent constamment sur nous les fluides bienfaisants et régénérateurs, on voit mieux, on entend mieux, on sent mieux, on comprend mieux. Le nuage, le rocher, l’eau qui court, l’oiseau qui passe, la feuille morte chassée par le vent, les perspectives lointaines, les points de vue resserrés, tout parle à l’âme, tout nourrit l’imagination, tout concourt à éloigner l’homme de la civilisation stupide et avilissante, à le rapprocher de la nature, à le plonger dans la contemplation de l’infini, de l’éternel et de l’incompréhensible.
Le végétarisme et la vie simple sont les voies qui conduisent le plus promptement à cet état d’âme.
De Sarras je rentrai nonchalamment dans la matinée du 4 novembre à Lyon (85 kilom.) où le Président de la République était exhibé ce jour-là et je me sentis au cœur une grande pitié pour cet homme.
Vélocio.

Photo du Rhône au défilé de Donzère
Source Train à vapeur au pied des falaises du Robinet dans le défilé de Donzère en bordure du Rhône https://www.lempreinte.valenceromansagglo.fr/media/docs/1000/B263626101_X201/B263626101_X201_R.jpg

Défilé de Donzère
Train à vapeur au pied des falaises du Robinet dans le défilé de Donzère en bordure du Rhône

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