« Rétroïste », Impressions, sensations, réflexions (Octobre 1912)

mercredi 25 avril 2018, par velovi

N J

Par Théodore CHÈZE, Revue du Touring-Club de France, Octobre 1912

Toute une semaine de démêlés avec la petite vitesse !

C’est à croire qu’un esprit malin se joue de moi. Ici, le rétropédalage m’a tout d’abord paru constituer une véritable acrobatie. Quelque chose comme un «  numéro  » de music-hall. Ce que j’ai sué, sacré, injurié le rétropédalage, ses inventeurs, ses apôtres, ses fervents et moi-même, on ne peut pas se le figurer. Vingt fois, j’ai joué, durant cette partie de mon apprentissage, la scène un peu clownesque du monsieur qui se bat avec une bicyclette rebelle, une scène que je revois maintenant en me moquant de moi.

Cela se passe, bien entendu, sur la route. Voici une montée. Le disque est à la petite vitesse. Attention, et allons-y  ! Rétropédalage. Une, deux. une, deux.

A-coups des manivelles, danse du guidon, choc des pieds dans la roue d’avant, chamboulage, fuite des pédales, temps de sur-place, menaces de chute, coups de reins désespérés, remise en direct, furieusement.

Reprise en rétro. Une, deux. une, deux. Ça va en y mettant de l’application. Mais, bientôt, agacement d’une allure qu’on estime d’escargot. Besoin d’aller plus vite. Énervement, rupture de la cadence et, tout de suite, grand cafouillage de la direction, de la roue, des jambes, du corps et de la tête elle-même. Exaspération de s’imaginer tel qu’un gamin qui tricote sur une bicyclette joujou et de donner, comme dans le vide, derrière soi, tant de coups de pieds pour si peu de terrain couvert.

Alors, désespoir enfantin, dégoût d’un effort qui semble vain, fatigue, suée, épuisement et rage, enfin, à en flanquer sa bicyclette dans le fossé. Ou bien, envie de redescendre en roue libre toute la pente gravie, et de la redescendre à toute allure afin de retrouver, dans une griserie de vitesse, la notion du mouvement, la sensation profonde du mouvement qui vous jette vers le but.

Voilà bientôt plus de trois semaines que je cours les routes, en rétropédalant tant et plus. Grande, moyenne et petite vitesse, roue libre, frein ralentisseur, j’utilise tout de ma bicyclette, selon l’occasion. Je m’en trouve bien, très bien, toujours mieux au fur et à mesure que les jours passent.

Cette fois, ça y est bien. Je ne suis pas encore passé maître, certes, mais, déjà, je ne suis plus un apprenti.

Je ne commets plus guère de fautes et tire de ma Magnat-Debon presque tout ce qu’on en peut tirer.

En m’obligeant à la patience, au calme, à l’attention soutenue, à l’application constante  ; en me mettant à l’école de l’observation et de la critique, j’ai compris.

Je ne demande plus au rétropédalage de me donner les grandes vitesses au prix d’un effort excessif, mais bien de me permettre de surmonter toutes les difficultés de la route, avec un effort moindre. C’est ainsi que le rétropédalage utilise toute ma vigueur en l’économisant et qu’il accroît l’effet utile de la somme d’efforts dont je suis capable dans un temps donné. En appliquant la même force aux pédales, je galope en direct sur une route plane, je trotte en rétropédalant sur une montée et je marche pour une forte rampe. Enfin, les trois états que m’impose ma rétro-directe  : travail direct, travail en rétro, repos en roue libre, me délassent les uns des autres et les profits que je tire de chacun se totalisent dans un meilleur rendement de mes muscles moteurs, en distance parcourue, en difficultés vaincues ou bien, toutes choses étant égales, en moindre fatigue.

Je viens de recevoir une sévère leçon. Elle m’a été cruelle — et pourtant, je m’en suis réjoui. Un de mes parents, un jeune homme de vingt-quatre ans, bon cycliste, venu passer une journée chez moi, désira essayer ma bicyclette. Il ignorait tout du rétroïsme. Je lui donnai des explications sommaires sur le rétropédalage, la manœuvre du disque de changement de vitesses, le frein ralentisseur — et je crus devoir y ajouter quelques mots touchant les difficultés du début.

Mon jeune parent, après m’avoir écouté avec beaucoup d’attention, enfourcha ma bicyclette, partit en direct, joua de la roue libre, se mit en rétro, usa de la moyenne vitesse, revint à la grande, passa à la petite, essaya du ralentisseur, repartit, exécuta des virages en rétropédalant et se permit même des démarrages, une bonne demi-heure durant, sans descendre jamais de machine.

Il s’amusait comme un bienheureux, exprimait, tout en cyclant, la plus franche admiration — et moi je demeurais estomaqué. un peu vexé aussi, et pourtant, au fond, enchanté.

La preuve venait de m’être donnée, et je la tiens pour bonne, d’une chose que je sentais confusément, depuis ces derniers jours, et qui est celle-ci  : le rétropédalage ne présente de difficultés et n’exige d’apprentissage un peu long que parce qu’on y vient, pour l’ordinaire, assez tard, alors que l’âge nous a rendu moins apte déjà à un changement d’habitudes. Un bon cycliste, jeune, rétropédale aussi naturellement qu’il pédale et fait tout son apprentissage de la rétro-directe dans le temps qu’il lui faut pour gravir quelques montées en effectuant quelques changements de vitesses.

Je rétropédale, à présent, par plaisir — et il me semble que je n’ai jamais fait que cela. Changer de vitesse rien qu’en changeant de mouvement me ravit. Non seulement j’aborde les côtes sans effroi, mais, pour un peu, je les rechercherais. Songez à la joie qu’on peut éprouver, d’atteindre, en pensant à toute autre chose qu’à «  piler  », d’atteindre à ces sommets où, trop souvent, on n’arrivait que suant, soufflant, râlant, cœur battant et genoux vacillants, les pieds en plomb, les bras en étoupe, et incapable de prononcer un mot à l’instant qu’on peut enfin redresser des reins meurtris  !

J’attendais, depuis des jours, et avec une impatience fébrile, ma rétro-directe neuve, trois vitesses, qui sera la compagne de mes plus longues courses prochaines. Je l’ai enfin reçue — et c’est avec elle, maintenant, que je cours les routes. Je sais que je l’aimerai de plus en plus, comme une sage et vaillante amie, car j’aimais déjà sa sœur, la vieille, celle qui me servit à faire mon apprentissage de rétroïste, celle dont je me suis séparé avec, tout de même, un peu de regret.

Je sens aussi très bien que, sans tomber dans le ridicule de mépriser les monomultipliées, pas plus que les polymultipliées d’autres systèmes, je vais devenir un fervent du changement de multiplication par rétropédalage et un fervent apôtre de ce type de bicyclette qui, en obligeant à quelque effort le cycliste le plus féru de confortable, lui permet de demeurer un sportsman tout en étant un touriste. Il ne me reste plus, chemin faisant, qu’à faire beaucoup d’adeptes, et c’est à quoi je m’appliquerai, selon mes forces, en les cherchant, surtout, parmi les jeunes hommes.

A ces notes, il convient de donner une conclusion qui ne soit plus du domaine seulement de l’impression et qui remette toutes choses au point  : Voilà cinq semaines déjà que je m’applique, en des randonnées d’expérience, à ajouter les montées aux montées — et Dieu sait si l’on en peut trouver dans cette petite Suisse que sont la vallée de Chevreuse et les vallées avoisinantes.

Rétropédaler est devenu pour moi un mouvement normal qui me permet de monter longtemps, sans fatigue, et même de monter à bonne allure moyennant un effort supplémentaire. Car on peut rétropédaler en vitesse, en vitesse relative, et y trouver un gain réel.

Rien de ma bicyclette ne me heurte plus, ni son aspect général qui est d’une élégance robuste, ni son poids que j’ignore lorsqu’elle file sans bruit sous la poussée des pédales. Esthétiquement, elle me plaît. Mécaniquement, elle m’enchante.

Si elle n’est pas indispensable en notre région parisienne, elle n’y serait pas moins fort utile, et l’on doit souhaiter que beaucoup de cyclistes l’adoptent. Elle leur permettrait d’étendre considérablement le rayon de leurs sorties dominicales, de leurs excursions de quelques jours, de leurs randonnées d’un matin à un soir, en utilisant mieux les vigueurs qu’ils dépensent.

Je persiste toutefois à croire que, dans l’intérêt même du tourisme, auquel leurs propres intérêts sont liés, les constructeurs de polymultipliées devraient établir, chacun dans leur système, un type de bicyclette qui, tout en demeurant résolument simple, robuste et pratique, donnerait, rien que par son aspect, l’heureuse sensation de la vitesse possible.

Qu’on le veuille ou non, qu’on prêche et qu’on raisonne, qu’on aligne des chiffres, qu’on discute sur coefficients, qu’on relate cent expériences probantes, il n’y en a pas moins, dans l’adoption ou le refus d’une certaine sorte de bicyclette, un facteur moral dont il faut tenir compte parce qu’il décide, presque à lui seul, du choix que fait le cycliste.

C’est peut-être par un petit chemin qu’on pourrait amener nombre de jeunes gens au véritable tourisme.

Une machine qui a l’air lourde, compliquée, encombrée, est condamnée d’avance dans l’esprit des jeunes hommes.

Discuter pneus est donc moins puéril qu’on pourrait croire. Cinq cents grammes de plus ou de moins, ce n’est rien  !. D’accord.

Mais cette polymultipliée semble surchargée d’organes.

Mais elle semble peser vingt-cinq kilos. Mais ces pneus semblent trois fois plus lourds que des pneus ordinaires, ils semblent coller à la route, ils semblent interdire toute vitesse.

Et cela suffit pour qu’on rejette, sans aller plus avant dans l’examen de la machine et de ses qualités, cette polymultipliée qui semble être en mal, au point de vue particulier des jeunes gens, tout ce qu’elle n’est pas et qui, en bien, ne semble pas être ce qu’elle est.

Si, demain, dans la région parisienne, par exemple, cent cyclistes apparaissaient sur polymultipliées d’un aspect engageant, montaient à bicyclette les côtes que montent à pied les trois quarts des monomultipliés, roulaient aussi vite que ceux-ci sur routes planes et en descentes, s’avéraient moins fatigués après plus de kilomètres plus vite parcourus, nous verrions un beau changement. Ils auraient mille imitateurs l’an d’ensuite, et la mode s’en mêlant, dix mille l’an d’après.

Et ce serait tout gain pour le tourisme auquel viendraient, l’organe créant ici la fonction, nombre de ceux qui se contentent aujourd’hui de chercher, pas trop loin et sur toujours les mêmes routes, la sensation du voyage.

Mais, dit-on, le jour où ces apprentis touristes, mis en goût, aborderont les pays véritablement accidentés, le jour où ils viendront à la montagne, il faudra bien que.

C’est entendu, cela. il faudra bien que. et ce sera vite fait. Point ne sera besoin, croyez-le, de leur recommander, par exemple, le pneu de 45 Ils sauront bien d’eux-mêmes, après expérience, en munir leur bicyclette, comme aussi de tout ce qui pourra ajouter à leur sécurité et à leur confortable.

Pour en arriver là, et au véritable tourisme, ils auront pris par le plus long, j’en tombe d’accord. Mais on conviendra avec moi que mieux vaut encore qu’ils y viennent ainsi que de n’y point venir du tout.

Et ils n’y viendront point avant qu’on ne leur ait fourni une polymultipliée qui ne ressemble ni à une pièce d’horlogerie, ni à une charrette.

(*) Je viens de recevoir d’un de nos camarades, à la suite de mon premier article, une lettre dont il me paraît intéressant de donner l’extrait que voici  : «  Dans le titre de vos Notes d’apprentissage d’un Rétroïste, vous auriez pu, aux mots a Impressions, sensations.  » ajouter «  et préjugés  ».

C’est d’ailleurs ce qui découle de votre article. Nous avons même des préjugés physiques.

«  J’ai pris l’habitude de m’en méfier dès ma jeunesse, grâce à des faits comme celui-ci. Il y a environ 25 ans, j’ai vu rue Auber la foule se moquer d’une des premières bicyclettes montées de pneumatiques, comme parfois on se moque de mon rétropédalage.  »

On pourrait évidemment multiplier les exemples de préjugés cyclistes, aujourd’hui disparus  : roue libre, freins, changements de vitesse, etc. On peut en conclure que le préjugé contre le rétropédalage disparaîtra lui aussi (N. D. l’A.).

Théodore CHÈZE. Revue du Touring-Club de France Octobre 1912

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