Vers la Méditerranée (1899)

mercredi 19 décembre 2018, par velovi

La journée du 15 Novembre 1899


Par Paul de Vivie alias Vélocio, Source Le Cycliste, Décembre 1957, Cyclo-Alpinisme à la Sainte-Baume, rétrospective Le Cycliste 1899

Dès cinq heures le lendemain j’entendis remuer les casseroles et je descendis à tâtons  ; l’hôtesse me préparait du café qui fut le bienvenu, et, après avoir réglé ma dépense (1 fr. 50 pour le souper, le coucher et le déjeuner, et l’on se plaint que la vie est chère en France  !) j’entamai une étape qui comptera parmi les plus pénibles que j’aie jamais faites.
On m’avait engagé la veille à me laisser guider par deux bûcherons piémontais qui logeaient momentanément dans une des maisons abandonnées de Riboux et qui partaient chaque matin pour leur chantier situé dans la direction que j’avais à suivre.
Comm’aco, vous perdress pas, m’avait dit la bonne femme.
J’emboîtai le pas derrière les deux Piémontais qui emmenaient une petite vieille chargée sans doute de leur préparer leur polenta  : ils baragouinaient un patois provençal mêlé d’italien auquel je ne comprenais goutte et me paraissaient tenir le milieu entre l’homme et la bête de somme.
Je rêve un état social où les moindres des citoyens, chargés des plus infimes emplois, seraient sinon docteurs es sciences humaines, du moins dignes de l’être et à même de discuter, en leurs moments de loisir, en un langage élégant, de omni re seibili  ; en abattant les sapins et les chênes, en poussant la charrue, en cassant les cailloux sur les routes, bûcherons, laboureurs et cantonniers se distrairaient par le souvenir des plus beaux passages des poètes anciens et modernes, réfléchiraient aux questions les plus abstraites et se tiendraient ainsi toujours prêts à jouir des impressions que la nature par un spectacle incessamment varié tient en réserve pour les esprits cultivés.
Riches de santé physique et morale, réduisant leurs besoins matériels à si peu de chose que le même territoire pourrait nourrir trois fois plus de bouches et que la patrie serait par conséquent trois fois plus forte, car la véritable puissance d’un pays réside dans sa population, travailleurs robustes, guerriers infatigables, législateurs consommés, ces intelligences toujours en éveil commandant à des corps toujours exercés et entraînés auraient tôt fait de résoudre les problèmes sociaux qui font trébucher à chaque pas nos hommes d’État gavés de gibier faisandé et nos économistes bourrés de langoustes à l’américaine.
Mes Piémontais me paraissent avoir le corps exercé et entraîné et leurs besoins matériels ne pèsent guère qu’une demi-livre de pâtes alimentaires par homme et par jour  ; pourquoi n’ont-ils pas en même temps l’intelligence aussi ouverte et le langage aussi développé que les simples bergers des temps homériques  ?
Et au fait pourquoi ne suis-je pas moi-même capable de comprendre ces hommes simples  ?
Nous suivîmes quelque temps un chemin convenable où je pouvais pousser ma machine, mais, après quarante minutes de marche, un brusque crochet à gauche nous engagea dans un sentier fort roide où il me fallut mettre une première fois la bicyclette sur l’épaule. Trois cents mètres plus loin ce fut bien autre chose, le sentier s’arrêta ou du moins prit une direction qui n’était plus la notre et par laquelle la femme s’éloigna et, après quelques explications inintelligibles, entremêlées de grands gestes me désignant le sommet de la montagne, mes deux gaillards s’engagèrent à travers bois, buissons et rochers, sur le flanc même du ravin en me faisant signe de les suivre.
Placez devant vos yeux une pente de talus à 45 degrés pour le moins, encombrée de broussailles, de troncs d’arbres coupés, d’arbustes épineux, semée de feuilles, de débris de rochers où le pied glisse et se tord et voyez-moi là-dedans avec ma bicyclette tantôt sur l’épaule droite, tantôt sur l’épaule gauche, le plus souvent passée autour du cou comme un carcan, les roues s’accrochant çà et là, les épines me caressant les mollets  ! Je m’efforce de ne pas perdre de vue mes guides qui, bientôt arrivés au pied des arbres qu’ils ont commencé à couper m’expliquent autant que je puis les comprendre que je n’ai qu’à continuer jusqu’à ce que je rencontre un sentier qui vient du Pied de la Colle et qui me conduira au sommet.
Ainsi livré à moi-même, je fais encore quelques pas et je commence par m’asseoir, car j’ai déjà besoin de repos  ; je n’ai jamais tant sué de ma vie.
Je trime depuis une heure avec ma bicyclette sur le dos et je n’ai certainement pas parcouru un kilomètre.
Ce que je la trouve lourde cette Gauloise à 4 multiplications  ! Chargée de bagages elle ne pèse pas moins de 22 kilos et ce qu’elle est encombrante  ! Ah  ! J’ai apprécié pendant cette escalade les machines légères et j’ai regretté de n’avoir pas une bécane de 10 kilos.
Le soleil radieux se lève à l’horizon au-dessus de la mer qui m’apparaît au loin  ; cette vue à laquelle je ne m’attendais pas me rend des forces.
Sursum corda  ! Je reprends mon fardeau et... pan, je me laisse sottement choir sur le genou et une bosse grosse comme une noix, qui s’élève aussitôt à l’endroit qui a porté, me fait craindre d’être immobilisé. Il n’en est heureusement rien, l’articulation est indemne et j’en serai quitte pour la douleur. J’applique sur la bosse une compresse d’arnica et je recommence à zigzaguer sur le flanc de la montagne, sans perdre de vue certain rocher derrière lequel je dois trouver le fameux sentier.
Si encore j’avais de bons yeux  ! mais, myope à l’extrême, obligé de porter des lunettes que la buée de la transpiration obscurcit à chaque instant et que je suis obligé de défendre contre les branches qui veulent absolument me les enlever, je me vois en butte à toute une série de petites misères spéciales à l’état de quasi-cécité qui m’afflige.
De temps en temps, je plante là ma machine et je vais reconnaître le terrain. Ah  ! que je serais vite au sommet si je n’étais handicapé par ma monture  ; l’escalade, en somme, pour un homme libre de ses mouvements, n’a rien de difficile.
Au cours d’une de ces reconnaissances j’aperçois une ligne qui serpente entre deux renflements et semble se diriger vers le sommet. Je tiens enfin mon fil d’Ariane et me crois au bout de mes peines. Je cours reprendre mon fardeau que je ne retrouve pas sans quelques tâtonnements et après de nouveaux efforts entremêlés de chutes et de glissades, je mets enfin le pied sur un semblant de sentier vaguement tracé et que je perds plus d’une fois. Inutile de dire que je ne puis y faire rouler ma bicyclette.
Du fond du ravin d’où j’ai fini par émerger, monte jusqu’à moi le bruit des coups de cognée  ; les Piémontais travaillent  ; à cela près, calme et silence complets, au loin la mer étincelle.
À mesure que je me rapproche du but, le sentier s’élargit et tout au sommet forme presque une terrasse.
En y arrivant, je découvre tout à coup devant moi, ou pour mieux dire au-dessous de moi, un panorama grandiose. La montagne, coupée dans toute sa longueur, se termine par un à pic formidable  ; une paroi verticale d’au moins 400 mètres de hauteur, où je ne puis découvrir la moindre coupure, me sépare de l’hôtellerie que j’aperçois là-bas sur un plateau assez étendu.
Directement sous moi la splendide forêt de la Sainte-Baume, unique dans tout le Midi, et que les efforts de l’homme n’ont su augmenter, à tel point, qu’on se demande pourquoi des arbres que l’on ne trouve que dans le Nord ont pu pousser, croître et atteindre leurs superbes dimensions dans un terrain où peuvent à peine vivre des chênes nains et des pins maritimes, et pourquoi ayant pu croître là sous la grotte de la Sainte-Baume, ils ne peuvent pousser à 100 mètres plus loin.
Mais par où descendre  ? À ma droite, la montagne paraît plus escarpée et plus fermée, tandis qu’à ma gauche se détache un sentier bien tracé qui, selon toute apparence, doit être celui que je cherche.
Après un instant de repos, je m’y engage et je ne tarde pas à apercevoir une minuscule chapelle. Des bouteilles cassées et des débris de vaisselle indiquent clairement que, pendant la belle saison, on vient faire par là des parties de plaisir  ; l’endroit n’est vraiment pas mal choisi, seulement il ne faut pas venir y chercher de l’ombrage et de l’eau  ; les rochers blancs, lavés par la pluie, ressemblent assez à des éponges grossières percées de trous dans lesquels s’engouffre l’eau du ciel qui doit s’amasser dans d’immenses réservoirs intérieurs au sein de ces masses calcaires d’où elle s’échappe en flots énormes sur des points privilégiés  : telles la fontaine de Vaucluse et celle de Fontaine-l’Évêque qui pourraient porter bateaux en sortant du rocher.
Du balcon qui contourne la chapelle du Saint-Pilon la vue est encore plus belle et plus étendue que de la terrasse où je m’étais d’abord arrêté  ; en se penchant sur le parapet on aperçoit au-dessous de soi, à une belle profondeur, les deux corps de logis construits à l’entrée de la célèbre grotte  ; la forêt revêtue de sa parure automnale fait un très bel effet  ; à gauche, quelques maisons brillent au soleil  ; c’est le Plan d’Aups, guère plus riche en habitants que Riboux, le pays étant de ce côté tout aussi aride que de l’autre côté.
Une route est en construction qui franchira la montagne entre Gemenos et Le Plan d’Aups, si bien que dans quelques années aller de Toulon à la Sainte-Baume ne sera plus qu’un jeu pour un cycliste polymultiplié tandis qu’aujourd’hui à moins d’aller faire le grand tour soit à gauche, soit à droite, il n’y a pas de basse multiplication qui tienne, il faut porter sa machine sur le dos pendant deux heures au moins.
Une fois cette route ouverte je me demande qui pourra bien aller passer à Riboux  ; les braves gens qui m’hospitalisèrent à si bon compte vont se trouver complètement isolés du reste du monde.
Je le suis passablement moi-même en ce moment et je me demande, non sans quelque inquiétude, car le soleil monte et mon estomac baisse, à quelle heure je pourrai déjeuner à l’Hôtellerie. Les pommes dont Mme G... a eu l’amabilité de me munir se trouvent là bien à propos pour me permettre d’attendre et j’en croque deux tout en repaissant mes yeux du paysage étonnant qui se déroule autour de moi, et ma pensée des souvenirs tant d’histoire que de légendes qui surgissent de tous côtés.
C’est là-bas dans la plaine, non loin de Saint-Maximin dont, avec de bons yeux, on doit pouvoir de là-haut apercevoir la basilique, que Marius tailla en pièces l’armée des Cimbres et des Teutons  ; c’est ici même sur le Pilon où je me trouve que les anges transportaient trois fois par jour Marie-Magdeleine pendant les trente années qu’elle passa, repentante, dans la grotte de la Sainte-Baume.
Reposé et restauré je me remets en quête du sentier de descente, car celui que je viens de suivre s’arrête à la chapelle.
Si mon intelligence n’avait pas été à ce moment bouchée à l’émeri, j’aurais compris tout de suite que les pèlerins et les promeneurs qui montent au Saint-Pilon viennent du côté de l’Hôtellerie et non du côté de Riboux, que par conséquent le sentier de la chapelle avait été tracé pour eux et que je n’avais qu’à le suivre pour descendre  ; or, ce sentier aboutissait à la terrasse où je m’étais arrêté tout à l’heure, donc cette terrasse était sans doute à deux pas du sentier que je cherchais et que je n’avais pas vu.
Ces déductions syllogiques ne se présentèrent pas à mon esprit plus myope encore que mes yeux qui, scrutant ça et là les moindres vestiges de chemin, aperçurent à deux cents plus loin, du côté de Riboux, au pied d’un mamelon, une trace blanchâtre.
Voilà, pensais-je, mon affaire et à travers des rochers pires encore que ceux que j’avais franchis, je dévale avec, sur le dos, ma lourde Gauloise qui ne s’était jamais vue à pareille fête.
J’arrive non sans peine et sans heurts, car la descente sur ces rochers est plus pénible que la montée, et je constate que je suis moins que jamais dans la bonne voie  ; en continuant je tomberai droit chez le maire de Riboux.
Je commence à la trouver mauvaise et laissant là ma bicyclette, je me mets à errer à l’aventure. Soudain, mon attention est attirée sur des pierres plantées de distance en distance, comme des jalons et leur ligne en remontant me ramène à la terrasse.
Il n’y a pas à dire  ! Mon sentier doit être là. Je me penche sur l’abîme un peu plus que je l’avais fait la première fois. Victoire  ! le sentier zigzague juste au-dessous de moi, je n’ai que quelques pas à faire à droite et j’en découvre l’entrée qu’un rocher m’avait d’abord masquée. Maudit rocher  ! C’est que je ne suis pas au bout de mes peines.
Je cours vers ma bicyclette qui est bien à 300m mètres de là, je la remets sur l’épaule et me revoilà trébuchant parmi les ronces et les cailloux. J’étais à mi-chemin et je déposais mon fardeau pour m’éponger quand je m’aperçois que mon bagage a disparu  ; accroché par les buissons, ébranlé par les cahots, il s’est détaché peu à peu du porte-bagage arrière  ; il ne me reste que mon sac de guidon et ma pèlerine. Que faire  ? Mon bagage était encore à sa place quand je suis arrivé au sommet, je n’ai pu le perdre que depuis la chapelle, j’amène ma bicyclette jusqu’à la terrasse, puis je remonte au Saint-Pilon et m’efforce de repasser d’un pied léger partout où j’ai passé un instant auparavant, lourdement chargé.
Je perds une bonne demi-heure en recherches vaines et en contemplations, car souvent au lieu de regarder à mes pieds je regarde au loin et en haut, et je me décide à continuer, allégé de tout mon linge, resté là-haut dans quelque anfractuosité où des pèlerins le retrouveront l’année prochaine.
La descente n’est pas commode tout d’abord  : pente forte, tournants secs, cailloux roulants sous les pieds  ; il faut veiller au grain, sinon gare les chutes qui seraient là plus dangereuse qu’en montant.
Enfin j’atteins les premiers arbres et bientôt je foule un sentier encombré de feuilles mortes mais très praticable.
Par exemple je ne puis plus m’orienter  ; l’horizon m’est caché par la forêt qui me couvre et parmi les lacets qui descendent à droite et à gauche je vais au petit bonheur.
On dit, non sans raison, que tous les chemins mènent à Rome, mais on peut dire ici avec plus de vérité que tous les chemins qui avoisinent la Sainte-Baume conduisent à la grotte près de laquelle j’arrive alors que je craignais d’en être déjà loin.
J’abandonne ma monture et par une pente fort roide, puis par un escalier plutôt délabré, je grimpe sur la plateforme où l’on a construit à droite et à gauche de la grotte les deux corps de logis que j’avais vus de là-haut.
L’entrée de la grotte a été décorée il y a quelques années, d’une façade en maçonnerie qui la dépare, au dire des gens du pays. J’y pénètre, non sans une certaine émotion. De tous les côtés des gouttelettes d’eau tombent, derrière l’autel une vasque recueille les suintements les plus abondants  ; dans l’obscurité ma main rencontre un gobelet retenu par une chaîne  ; j’en profite pour me désaltérer  ; l’eau est glacée. À ma droite un escalier descend dans une crypte d’où, d’après la légende, sortit un dragon, furieux quand Marie-Magdeleine pénétra pour la première fois dans la grotte. Le froid humide qui descend de ces voûtes serait pour moi plus mortel que la rencontre d’un dragon, si je m’y attardais trop longtemps.
Autant sur le versant méridional j’ai été, toute la matinée, baigné de joyeux soleil, autant je suis de ce côté, entouré de la brumeuse tristesse du septentrion qui règne ici tellement en maître qu’il ne permet, m’a-t-on dit, au soleil de jeter un rayon sur la grotte de la Sainte-Baume qu’un seul jour dans l’année, le 21 juin. C’est peu. Il est vrai qu’à quelques cents mètres de là, sur le plateau où je serai bientôt, il y en a toujours, surabondamment, du soleil.
Je poursuis ma route et après m’être encore une fois désaltéré à une fontaine par où sans doute s’échappe le trop-plein de la vasque intérieure, après avoir fait pas mal de tours et de détours, admiré des arbres gigantesques croissant sans contrainte au sein d’une véritable forêt vierge, je débouche enfin en plein air et je retrouve ma liberté, car dans cette forêt on a positivement la sensation d’être enfermé.
Je puis remonter sur ma bicyclette et à travers sable et gazon filer dare-dare sur l’Hôtellerie.
Dix heures sonnent.
La sœur portière, jeune et agréable à voir, ne me laisse entrer qu’après s’être enquis des motifs qui m’amènent. Elle me conduit au réfectoire, salle basse, blanchie à la chaux, d’aspect très monastique, où bientôt le frère sommelier, jeune aussi et aucunement déplaisant ni renfrogné, m’apporte du lait qui est bon et du café qui ne vaut pas le diable.
Coût  : 50 centimes d’après le tarif placardé au mur par lequel on informe les visiteurs qu’on est obligé d’avoir des prix un peu élevés à cause de la difficulté du transport des denrées  ; du reste on engage en même temps les pèlerins à restreindre le plus possible la consommation des liqueurs alcooliques et... à ne se servir des vases de nuit que pour l’usage auquel ils sont destinés.
N’osant laisser un pourboire, comme en un quelconque café, à l’aimable sœur tourière, je fais avant de partir l’acquisition d’un opuscule sur la vie de Marie-Magdeleine  ; j’ai su depuis qu’il n’était pas du tout malséant de laisser entre les mains d’icelle une offrande quelque modeste qu’elle soit pour les pèlerins pauvres.
On peut coucher à l’Hôtellerie et même y demeurer plusieurs jours. En été, les pèlerins y viennent en très grand nombre  ; la Sainte-Baume ayant été honorée de la visite de nombreux archevêques, évêques et des notabilités de la chaire est devenue pour les fidèles un lieu de great attraction. Quant aux touristes ils n’auront pas lieu de se plaindre si le récit de mes pérégrinations les engage à grimper jusqu’au Saint-Pilon.
À 10 heures 1/2 je me remets définitivement en selle après un nouveau pansement de mon genou qui de temps en temps se rappelle à mon souvenir par quelques lancées, et je me laisse dévaler pieds au repos, me contentant de modérer de temps en temps la vitesse par l’application du frein ou du pied sur le bandage de la roue directrice  ; le sol, au départ, n’est pas bon  : sable ici, rochers là, ornières partout, on est fort secoué, puis il y a d’assez bons passages après lesquels des cailloux semés trop négligemment vous forcent à manœuvrer habilement sans qu’on puisse les éviter tous.
À droite, la montagne et des bois, ou, pour mieux dire, des taillis  ; à gauche le ravin où la vue est vite bornée par les pentes dénudées, qui remontent de l’autre côté, le paysage n’est pas sans intérêt.
Après un immense coude on revient sur Nans et l’on atteint bientôt la plaine fermée de tous les côtés par des mamelons grisâtres.
D’un côté pourtant, vers le Nord, l’on peut s’échapper, et sans arrêt, je file sur Saint-Maximin. Au croisement de la route de Marseille à Brignoles, je retrouve le sol excellent que j’avais quitté la veille à La Massiglière et j’augmente l’allure malgré quelques montées à pente faible.
Un coup d’œil en passant à un pilier surmonté d’une mitre épiscopale, dressé au bord du chemin et auquel doit sans doute se rattacher quelque légende, car il a l’air bien vieillot.
Et j’aperçois au loin, tel un puissant navire escorté de torpilleurs, la majestueuse basilique de Saint-Maximin entourée de maisons minuscules.
De loin, l’effet est très beau  : à mesure qu’on s’approche il s’atténue, et de près la basilique n’en impose guère que par sa carrure.
Je m’arrête à Saint-Maximin pour renouveler ma provision d’arnica et j’aurais voulu rendre visite à un vieil ami du Cycliste   : j’apprends qu’il réside encore à la campagne. Ce n’est qu’à quelques kilomètres, mais l’heure me presse  ; la traversée de la montagne m’a pris trop de temps et je dois me contenter d’envoyer de loin à M. M... un confraternel et cordial salut.
J’enfile à la sortie de Saint-Maximin une route terriblement monotone, plate d’abord, puis en rampe douce et sur un assez long parcours fraîchement réparée  ; l’eau, bien que rare, n’a pas été épargnée et mes roues s’enfoncent dans une boue collante.
Un dernier village, puis la solitude complète pendant 18 ou 19 kilomètres  ; ça monte doucement au soleil entre des arbres rabougris  ; une jolie rampe pour 4m40  ! Le sol est convenable  ; deux fois je surprends des charbonniers en train de dresser des tas de bois vert qu’ils vont transformer par des procédés primitifs en charbon de bois. Ce sont, je le suppose, de très honnêtes gens, mais ils ont l’air terriblement farouche et j’aime mieux arriver sans bruit et passer rapidement que m’annoncer longtemps à l’avance.
Jusqu’à Rians je n’ai vu sur le bord de la route qu’une maison à peu près au point culminant où l’on commence à redescendre vers la vallée de la Durance, et entrevu, quelque part, dans les bois, un château. Pourquoi de si vastes étendues de terrain inhabitées  ? Sans doute à raison du manque d’eau  ; en était-il de même il y a deux mille ans et la solitude a-t-elle toujours régné sur ces plateaux ondulés qui s’étendent entre Aix et Barjols et qui vraisemblablement furent maintes fois traversés par les légions romaines  ?
La première descente n’est pas longue et une nouvelle montée ajoutant sa résistance à celle d’un léger mais persistant vent contraire, me fait trouver dur le développement de 7m25 que je conserverai néanmoins jusqu’à Rians dont j’aperçois, après une bonne descente, l’église assez belle, dominant le bourg étagé à flanc de coteau. Après le fastidieux parcours que je viens de fournir, je trouve Rians digne de son nom et très riant en effet.
Je vais désormais descendre à peu près constamment, mais d’une façon peu appréciable, jusqu’à Peyrolles  ; pourtant je me mets bientôt à 6 mètres et je n’en marche que mieux. La fatigue de la matinée n’est sans doute pas étrangère à cette réduction du développement sur une route qui autoriserait, en d’autres circonstances, le développement de 7 mètres.
La route suit un étroit vallon et n’offre rien de particulièrement remarquable  ; à Jouque je suis surpris de l’abondance des eaux qui à gros bouillon s’échappent de plusieurs fontaines.
À Peyrolles la route s’élargit et peu après monte pendant près d’un kilomètre assez rudement pour que je juge à propos de prendre momentanément 4m40  ; laissant à gauche Meyrargues par où j’irais à Aix, je redescends vers la Durance et me voici à un croisement de routes où je fais halte pour prendre langue et me lester de pain, de fruits et de café. Une modeste auberge est là où je trouverai tout ce qu’il me faut, surtout les renseignements qui m’y sont donnés par un cycliste de la région.
— D’ici à Cavaillon, me dit-il, il y a 48 kilomètres de bonnes routes  ; mais vous ferez mieux de ne traverser la Durance qu’à Cadenet, car la route de ce côté-ci est meilleure et plus courte que celle par Pertuis.
Je suivis ce conseil, il était bon et j’eus une fort belle vue sur Cadenet, dont les maisons en amphithéâtre étaient, quand j’y arrivai, fortement éclairées par les rayons obliques du soleil. Peu après, le mauvais génie qui me fit pendant ce voyage si souvent tromper de chemin, me joua encore un tour de sa façon, en me laissant à Lauris prendre à droite l’ancienne route de Puget qui descend et remonte pour descendre et remonter et qui, après 2 ou 3 kilomètres, me sembla s’éloigner sensiblement de la Durance. Consultons la carte.
Ma route devrait longer le chemin de fer, or elle court dans les terres, donc je me suis trompé  ; à Lauris j’ai demandé la route de Puget et l’on m’a fait prendre ce chemin  ; m’aurait-on mal renseigné. Je m’informe auprès d’un paysan.
— Vous êtes bien, me dit-il, sur la route qui va de Lauris à Puget, mais non pas sur celle qui va à Cavaillon.
Puget, ainsi que je le constate maintenant, est un peu à gauche de la grande route et l’habitude que j’ai prise de demander ma route en indiquant le nom du village suivant et non celui de l’étape finale souvent très éloignée, m’a été funeste  : on fait mal en croyant bien faire. Mais ne vous est-il pas arrivé parfois, en demandant la route d’un endroit encore éloigné de 30 ou 40 kilomètres, de ne pouvoir obtenir de réponse précise, tandis qu’en demandant celle de la localité suivante, vous étiez de suite fixé  ?
Un sentier de traverse, qui est plutôt un ruisseau, me remet sur le bon chemin. Ce n’en est pas moins un quart d’heure de perdu pendant lequel j’aurais fait, au bas mot, six kilomètres, et la nuit est là.
Je presse l’allure, le sol s’y prête admirablement  ; très peu de rencontres, je trouve même que cette route est bien déserte à cette heure  ; je me souviens d’un certain passage où la montagne abrupte se rapproche de la route qu’elle resserre et assombrit, lieu favorable aux attaques nocturnes, bien fait pour donner le frisson. J’en sortis sans encombre et retrouvai la douce clarté de mon amie la lune qui continuait à m’escorter fidèlement. Depuis longtemps le soleil s’était couché et j’avais une dernière fois aperçu, barrant au sud l’horizon, la crête de la Sainte-Baume.
La montagne de Luberon que je longe depuis Cadenet me parait être aussi d’assez belle venue et digne d’être fouillée dans ses plis et replis. Mais les cyclistes des environs apprécient-ils la montagne  ? Tous ceux avec qui j’ai eu l’occasion d’en parler n’en ont pas eu l’air et les montées leur inspiraient une sainte horreur. Le plat et la vitesse, ils ne connaissent que ça.
Mais que les habitations sont rares sur cette route, que Cavaillon commence à me paraître loin, et personne à qui demander si j’arriverai bientôt. Voici pourtant, à ma gauche, un charron. Je suis à 5 kilomètres de Cavaillon  ; j’endosse ma veste, car il fait frais et presque froid, je passe un petit village et je tombe en arrêt devant une bifurcation de ma route qui file à gauche et à droite comme un cours d’eau qui serait soudain fendu par une digue. C’est absolument le cas de Riboux qui se représente  ; hier au soir j’ai pris à gauche, prenons aujourd’hui à droite. Un peu plus loin je me renseigne  : il paraît que ces deux bras de route conduisent également à Cavaillon et ne sont pas plus courts l’un que l’autre. Alors pourquoi deux routes  ? Afin sans doute de n’avoir pas à expliquer cette anomalie, la carte au 1/200.000 supprime purement et simplement l’une des deux, celle de gauche.
Tant de désinvolture chez les odographes me rappelle l’insouciance des kilométrographes indiquant Riboux à 7 kilomètres au lieu de 9, sous le prétexte que les deux derniers n’étant pas entretenus ne comptent pas  ! Pour nous, touristes, ils comptent double au contraire.
Allons, tout va bien dans l’Administration que l’Europe nous envie, mais n’ayons pas de guerre avec les Boërs  !
Cavaillon est blotti au cagnard derrière un monticule isolé au milieu de la plaine et qui le défend contre le mistral  ; dommage que j’y sois arrivé si tard  ; au clair de la lune je ne me rends qu’imparfaitement compte de cette originale position.
Je juge prudent d’allumer ma lanterne qu’il me faut d’abord nettoyer et regarnir, car les heurts qu’elle a subis pendant la traversée de la Camargue par le chemin de halage, l’ont mise bien mal en point. Puis il s’agit de trouver la route de l’Isle-sur-Sorgues, ce qui ne semble pas être une petite affaire, à en juger par les longues et embrouillées explications qu’on me donne.
Le fait est qu’il faut aller la chercher bien loin cette route et tout à fait en dehors de la ville. Un cycliste qui arrive tout droit d’Avignon me la montre enfin au moment où j’allais la manquer et me voici bientôt à l’Isle, brillamment éclairé à l’électricité.
Je m’y arrête quelques minutes dans un café, à l’ultime bout de la ville, pour donner à mon estomac un léger réconfort en attendant le souper que je prendrai à Pernes, où je descends enfin à 8 heures devant l’hôtel Ricard.
J’y suis bien accueilli, on m’y prépare un repas tout végétarien, un excellent lit  ; c’est un de ces bons petits hôtels où l’on est comme chez soi et que je recherche. Assis sous le manteau d’une immense cheminée d’autrefois, je taille une bavette avec l’hôtesse, de sorte que lorsque je vais me coucher, je suis assez bien renseigné sur ce qui se passe à Pernes, d’où l’on exporte des fraises à Paris et jusqu’en Angleterre  ; c’est le commerce qui apporte le plus d’argent dans le pays.
Mon genou contusionné qui pendant l’excitation de la marche m’a peu inquiété, s’endolorit pendant le repos et j’ai quelque peine à remuer la jambe le lendemain.

Vélocio

Mer Méditerranée Sète
Gustave Le Gray, 1857, metmuseum

Photo  : Mer Méditerranée – Sète,
Gustave Le Gray, 1857, https://www.metmuseum.org/art/collection/search/283124

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