Au Mont-Verdun. (1896)

vendredi 29 novembre 2019, par velovi

Par Paul de Vivie alias Vélocio, Le Cycliste, 1896, Source Archives départementales de la Loire, cote PER1328

Je me plaignais, dans un des derniers numéros du Cycliste, de n’avoir pu rencontrer à proximité de Lyon de vraies routes de montagnes bonnes comme sol, mais longues et ardues comme rampes, telles qu’on en rencontre à foison, souvent plus qu’on n’en désire dans nos Cévennes, et d’être obligé d’ajouter les unes aux autres plusieurs montées successives, Choulans, Champagne, Limonest, avant d’arriver à un total convenable pour un cycliste montagnard, et calmant pour un homme qui attache à tort ou à raison une grande importance hygiénique aux suées énergiques que lui procure la bicyclette.
M. Perrache (l’Homme de la Montagne) entendit mes plaintes et eut l’aimable pensée de les faire cesser en m’invitant à l’accompagner pendant une de ses promenades habituelles par un chemin qui n’aurait pas de pierres, mais qui suffirait peut-être à mon hygiène. M. Perrache habite à Rochetaillée à deux pas de Lyon, sur les bords de la Saône, entre Fontaines et Neuville, un petit cottage admirablement situé pour les goûts de son propriétaire qui, par dessus tout, aime la vie au grand air  : pêche, chasse, excursions, tout est à sa portée immédiate  : il n’a qu’à sortir de son home pour se trouver en présence des rampes raides nécessaires à l’entraînement spécial des cyclotouristes de montagne. Aussi connaît-il tous les coins et recoins du massif qui, au nord, forme la principale défense de Lyon et que le fort du Mont Verdun domine.
C’est de ce côté, naturellement, qu’en sortant de Rochetaillée, le trois mai à trois heures de relevée, nous pointâmes nos guidons. Le vent du nord dont nous souffrons depuis si longtemps était à ce moment assez violent pour rendre la route presque déserte et jusqu’à Neuville nous ne rencontrâmes, chose extraordinaire, pas un seul cycliste. J’examinai, chemin faisant, la monture de M. Perrache et je constatai non sans plaisir que nous nagions dans les mêmes eaux. Bicyclette plutôt solide que légère, cadre plus conforme à la raison qu’à la mode actuelle, forte selle B avec le bec verticalement au-dessus de l’axe du pédalier, pédales caoutchouc et, last not least, gros pneumatiques Michelin tringlés. Le lecteur voudra peut-être bien se rappeler l’insistance avec laquelle j’ai pris, d’année en année, dans le Cycliste, la défense des pneumatiques Michelin tringlés tels qu’on les faisait en 1893  ; j’étais donc bien aise de retrouver dans un touriste aussi expérimenté que l’ Homme de la Montagne, la confirmation de mes propres idées tant sur les machines que sur la position de la selle et que sur les pneumatiques.
Au pont de Neuville (alt. 180 mètres), nous tournons à gauche, et une petite côte de quelques centaines de mètres nous amène au débouché d’un vallon très verdoyant où la route s’aplanit pendant deux kilomètres. Mon compagnon me recommande de profiter de ce temps d’arrêt pour préparer mes muscles à l’escalade des sommets qui nous entourent et qui se resserrent de plus en plus  ; environ 3 kilomètres à 7 % en moyenne avec, çà et là, du 9 %, ce n’est pas de la petite bière pour les cyclistes qui ont coutume de mesurer exactement les déclivités et qui ne se vantent pas d’avoir fait du 12 % quand ils ont gravi du 5 % à peine.
Bas la veste et à l’ouvrage  ; dès les premières maisons de Poleymieux-le-bas. la montée se dessine et de braves gens qui se dérangent pour nous laisser passer murmurent  ; en voilà deux qui n’iront pas bien loin  ; c’est un coup d’aiguillon dont nous n’avions sans doute pas besoin, mais qui nous soutiendra si nous devons faiblir, car jusqu’au haut de la côte des regards curieux vont nous suivre. M. Perrache, partisan des faibles multiplications, développe 3m80 par tour de pédale, tandis que je fais 5 mètres faute d’avoir pu choisir une monture moins multipliée pour la circonstance, car je suis, moi aussi, partisan des faibles multiplications, pour des rampes de cet acabit. Je prends donc les devants, car il me serait difficile de me tenir à la hauteur de mon compagnon et, en principe, quand on fait une montée dure en compagnie, il faut que chacun prenne l’allure qui lui convient le mieux  ; il n’y a en effet rien de fatigant comme de suivre une allure ou trop vive ou trop lente. La pente est régulière, quelques paliers d’une cinquantaine de mètres corrigés aussitôt par des raidillons carabinés. Le vent, heureusement, ne se fait pas sentir dans cette gorge encaissée, et c’est au sommet seulement qu’il se mettra de la partie, tantôt favorable tantôt contraire.
A la hauteur de Poleymieux-le haut, je mets un instant pied à terre et j’attends M. Perrache qui n’est du reste pas bien loin et dont l’effort est régulier, la position très aisée, le buste immobile  ; son pied est calé sur la pédale où il est retenu non par des cale-pieds, mais par une rainure pratiquée dans la semelle du soulier, dans laquelle s’engage un des barreaux de caoutchouc  ; je préfère avoir le pied entièrement libre afin de pouvoir tantôt presser de la pointe tantôt appuyer du milieu du pied quand la résistance à vaincre devient trop forte.
Nous repartons et nous voici bientôt au sommet (alt. 530 mètres)  ; la dernière moitié de la route m’a semblé moins dure, bien que mon compagnon m’assure que la pente y est tout aussi accentuée et nous avons grimpé à raison de 9 kilomètres à l’heure. Nous sommes au pied du mont Thou surmonté d’une croix, point culminant (616 mètres) du massif du mont d’Or d’où sortent les excellents fromages de ce nom et nous tournons à droite pour gagner le fort du Mont Verdun  : chemin défoncé, montant et assurément malaisé qui me force à mettre pied à terre, bien que la pente en soit relativement douce, mais rouler sur un lit de cailloux flottants ne plaît pas à mon pneumatique Dunlop de faible calibre et il me faudrait de gros Michelin tringlés. Nous voici au col qui conduit à Limonest et il ne nous reste qu’à nous laisser couler par un chemin très mauvais aussi, coupé de lacets dangereux si on s’avisait de les faire en vitesse. J’ai à plusieurs reprises, pendant cette descente, l’occasion d’admirer chez mon compagnon le sang-froid et la parfaite possession de sa machine que l’Homme de la Montagne dit être la conséquence de la faible multiplication  ; les virages scabreux sont par lui effectués à bonne allure, la pipe aux lèvres et une seule main au guidon, cependant que j’ai toutes les peines du monde en m’aidant des deux mains, des deux yeux et des deux pieds, à maintenir ma monture et à éviter un glissement latéral imminent. Nous passons à côté d’un gentil castel à multiples tourelles caché dans un pli du terrain et nous voici à Limonest où nous nous offrons des rafraîchissements bien mérités.
La partie intéressante du programme ayant été ainsi heureusement exécutée, nous nous offrons la belle descente sur les Chères au cours de laquelle M. Perrache trépigne, selon l’expression de ses antagonistes, à raison de 100 à 200 coups de pédale à la minute sans en paraître le moins du monde incommodé. Nous traversons Chasselay et nous filons directement sur la gare de Saint-Germain-au-Mont-d’Or par une belle descente dont je profite pour trépigner à mon tour et obliger l’apôtre de la démultiplication à monter à 135 coups ce qui, j’imagine, doit être un peu fatigant. Nous reprenons bientôt la vitesse normale de 20 kilomètres à l’heure et j’ai été surpris de constater en rentrant, par la montée de Castellane, que mes membres cruraux, brisés par la côte de Poleymieux, refusent d’enlever gaillardement ces 1000 mètres à 6%, si bien, qu’à mi-côte, je suis obligé de mettre pied à terre.
Si j’avais eu une faible multiplication, je n’aurais certainement pas éprouvé une pareille déception et je me promets de recommencer cette expérience avec une bicyclette multipliée à 3m50, d’autant plus que, pour elle-même, la promenade en vaut la peine. A mesure que l’on s’élève, un merveilleux panorama se déroule  ; entre deux mamelons, le regard plonge jusqu’aux rives de la Saône féeriquement décorées de villas et de jardins  ; le vallon de Poleymieux forme, par lui-même, un très joli tableau pour les myopes tels que moi qui ne peuvent goûter qu’imparfaitement les perspectives lointaines  ; du sommet enfin, pour peu que le temps soit clair, l’on aperçoit les Alpes d’un côté, et de l’autre le massif du Pilbt et les monts plus modestes du Lyonnais.
La montagne, voyez-vous, il n’y a encore que ça pour le véritable touriste amant de la nature, et je comprends les jouissances que l’Homme de la Montagne se prépare lorsque, considérant les cartes dont ses murs sont tapissés, il met son doigt sur les points les plus assombris par les hachures et dit  : J’irai excursionner là.

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