MONOS CONTRE POLYS (1907)

vendredi 3 mai 2019, par velovi

Par Paul de Vivie, paru dans la Revue Mensuelle du Touring-Club de France, Septembre 1907

Entre le progrès et la routine, la lutte continue et s’accentue même d’année en année. La bicyclette monoserve (deux roues, un cadre, une chaîne, une selle, un guidon, deux pédales), simple à construire, facile à vendre, ne veut pas encore s’avouer vaincue sur le terrain du cyclotourisme où elle paraît pourtant de plus en plus ridicule quand on l’y rencontre poussée à la côte par son propriétaire éreinté ou accrochée au toit d’une diligence.
Mais elle se rattrape une fois par an avec les professionnels du Tour de France, qui la promènent triomphalement à travers quarante départements, à grande allure s’il vous plaît, malgré les quelques rampes pas trop méchantes qu’on leur oppose et qui sont d’ailleurs suffisantes pour forcer ces héros à entrer dans la peau du propriétaire éreinté dont je parlais tout à l’heure.
Il faut lire dans les journaux comment ils firent le col de Porte pour comprendre l’intensité de leur éreintement  ; aussi, pour rehausser à leurs propres yeux leur mérite, et épater à fond la jeunesse qui suit la course avec ferveur, n’hésite-t-on pas à doubler l’altitude du col de Porte en lui attribuant 21 kilomètres à 10 %, soit 2.100 mètres d’élévation, alors qu’en réalité, Saint-Laurent-du-Pont étant à 405 mètres et le col à 1.350 mètres, l’élévation n’est pas même de mille mètres.
Ce coup de grosse caisse annuel suffît néanmoins pour entretenir dans les esprits simplets l’idée qu’avec un seul développement bien choisi on passe partout et qu’il est par conséquent inutile, même pour aller tourister dans les régions les plus accidentées, de s’embarrasser d’une de ces bicyclettes de voyage lourdes et compliquées que les concours du T. C. F. ont mises en vedette.
Ne vous semble-t-il pas que l’épreuve annuelle du Tour de France n’a été imaginée en 1903 que pour faire en quelque sorte échec au concours du T. C. F. de 1902 ?
Le monde cycliste avait été frappé d’étonnement par les résultats du concours de Tarbes, où des inconnus, une jeune fille même, avaient battu les professionnels les plus en renom, en gravissant, sans pousser un seul instant leur machine, le col du Tourmalet auquel les Muller, Fischer, Aucouturier et tutti quanti firent les honneurs du pied-à-terre avec un ensemble touchant.
Eh quoi  ! la simple et vulgaire bicyclette qu’on fabrique à la grosse, à très bas prix et qu’on vend relativement fort cher allait être détrônée par la nouvelle venue à prix de revient élevé  ! La mono succomberait devant la poly  !
Sursum corda  ! s’écrièrent en chœur les industriels de tout ordre que cette perspective attristait, organisons une contre-épreuve, et faisons triompher envers et contre tous la bicyclette monoserve, source de profits sûrs et faciles.
Et le Tour de France fut créé, mais un Tour de France timide qui n’avoisine la frontière que juste pour en effleurer les difficultés que recherchent au contraire les concours du T. C. F. Ainsi les «  tours de France  » ne vont pas de Chambéry à Grenoble par la fameuse route des Trois Cols, théâtre du concours de 1905, ni de Grenoble à Nice par les cols du Galibier, d’Izoard, de Vars et d’Allos  ; ils évitent avec soin les Pyrénées et la route-frontière qui passe par les cols de Peyresourde, d’Aspin, du Tourmalet, etc.
Leur itinéraire, revu et corrigé ad usum juventutis, leur permet de jeter aux yeux des jeunes pédards qui les attendent au passage, en même temps que beaucoup de poussière, un peu de cette poudre de Perlinpinpin, qui leur fait prendre des vessies pour des lanternes et Pottier pour un cyclotouriste.
Et voilà pourquoi nous rencontrons sur les routes véritables du cyclotourisme tant de malheureux cyclistes et de plus infortunées cyclettistes pestant contre la montée ou contre le vent qui les empêche de pédaler, et n’ayant pas même l’idée de pester contre leur machine monomultipliée, cause unique de leur éreintement  ; tant ils sont persuadés que, possédant la machine avec laquelle les «  tours de France  » ont passé partout, ils possèdent ce qu’il y a de mieux en fait de bicyclettes de voyage.
On le leur a dit, et ils le croient.
(Que n’ont-ils pu acheter au moins, en même temps que leur mono, le cœur, les muscles et l’entraînement des Petit Breton, Georget et consorts  !)
Ils le croient jusqu’au jour où, nous voyant passer à côté d’eux tranquillement et fort à l’aise, quelle que soit la roideur de la pente ou la force du vent, sur nos poly-multipliées, ils ont la curiosité de s’enquérir du pourquoi de leur impuissance et de notre supériorité.
Malheureusement on ne peut pas toujours dire d’un faible développement que l’essayer c’est l’adopter. Il y a un certain apprentissage à faire et la première impression est plutôt désagréable, quand, à une montée qu’on a l’habitude de faire péniblement en appuyant de toutes ses forces sur la pédale avec un développement de 5 m. 50 par exemple, on sent fuir la pédale au début de l’effort avec un développement de 3 mètres. Le pied préparé à un effort puissant et long, tombe dans le vide et l’on s’essouffle rapidement comme si pour franchir des marches de vingt centimètres on élevait le pied de quarante centimètres.
Mais qu’on ne se rebute pas dès le premier essai maladroit, qu’on persiste pendant quelque temps, et l’on acquiert insensiblement cette façon de pédaler toute particulière qui nous permet aujourd’hui de tourner à 90 tours dans le 8 % avec 2 m. 50, alors que j’ai cru longtemps, et que j’ai même écrit dans «  Le Cycliste  » qu’il serait toujours matériellement impossible de tourner à plus de 60 tours à la montée avec de faibles développements.
Erreur complète.
La polymultiplication ayant été imaginée pour ne pas se fatiguer, les plus faibles développements, jusques et y compris 1 m. 50, ont leur raison d’être, et il est essentiel, pour celui qui veut ou doit se ménager, d’avoir à sa disposition la plus grande échelle possible de développements.
Mais il ne faut pas être inconséquent et désirer une machine qui vous permette à la fois de ménager votre cœur, vos poumons, vos muscles et de lutter de vitesse avec quelque champion local que vous rencontrerez par hasard sur le terrain spécial où son développement unique l’oblige à se cantonner et qui raillera en passant votre camion  ; il ne faut pas, quand vous posséderez le maximum de confortable, regretter de n’avoir pas en même temps le maximum- de rendement  !
Car c’est une erreur de croire que les véritables bicyclettes de tourisme, telles que la lévocyclette, qui en est le plus parfait spécimen, peuvent devenir des bicyclettes de course ou que celles-ci, même lorsqu’on les munit de deux développements pour en augmenter le rendement sur route, ainsi qu’on tend à le faire dans les régions stéphanoise et lyonnaise, sont capables de tenir la route aussi bien qu’une des douze machines qui triomphèrent, en 1905, au concours du T. C. F.
De ce qu’un pur sang peut courir trois kilomètres en trois minutes, conclurez-vous qu’attelé à une berline ou à une charrue il fera mieux qu’un robuste percheron  ? Pas plus sans doute que vous ne penseriez envoyer à Longchamps, pour y disputer le Grand Prix, un cheval de labour.
Chaque chose à sa place, et ne nous leurrons pas de l’espoir de découvrir jamais la machine parfaite sur tous les terrains et en toutes circonstances.
Bien qu’à première vue il paraisse paradoxal d’avancer que plus une bicyclette est polymultipliée, lourde par conséquent et encombrée de tringles et de câbles, mieux elle convient aux personnes de force très ordinaire, aux femmes, aux vieillards, même aux malades  ; que, d’autre . part, plus une bicyclette est simple et légère, mieux elle convient aux jeunes gens, aux athlètes, aux très vigoureux, cela n’en est pas moins strictement vrai.
Les uns trouvent en eux-mêmes, en leur force, en leur souplesse, en leur entraînement, qui leur permet de donner aussi facilement en palier 120 tours de pédales à la minute que d’exercer à la montée une pression de quarante ou de cinquante kilogrammes sur la pédale, tous les perfectionnements que les autres sont bien forcés de demander à leur machine parce que leurs moyens physiques ne sont pas au delà de cinquante ou soixante tours et de dix à quinze kilogrammes.
Professionnels mis à part, les premiers sont de plus en plus rares  ; dans nos régions accidentées, même les jeunes gens, même les coureurs amateurs en viennent à la bicyclette bimultipliée qui, seule, leur permet dans les courses sur route de tenir tête aux professionnels monomultipliés et de les battre.
Quant aux cyclotouristes d’âge mûr, qui sont légion, qui n’ont ni le loisir, ni le goût de s’entraîner quotidiennement à tourner vite et à appuyer fort, qui veulent, sitôt qu’a sonné l’heure bénie des vacances, se mettre en selle sans préparation avec le désir de ne pas s’éreinter et de faire pourtant de bonnes étapes, à ceux-là ne conviennent
ni la bimultipliée de course à grand rendement, ni la monoserve des «  tours de France  », ni l’élégante «  tour-de-lac  » des snobs  ; ce qu’il leur faut, c’est la forte polymultipliée de voyage, à gros pneus, à freins solides, avec garde-boue, porte-bagages, et au moins quatre développements, telle que l’a toujours recommandée le T. C. F.
Le poids  ? La belle affaire pourvu que j’aie une gamme de développements convenable  ! Je me fatiguerai beaucoup moins à hisser dans du 10 %, 85 kilogrammes (homme et machine) avec 2 m. 50, que 80 kilogrammes avec 5 m. 50. Essayez et vous m’en direz des nouvelles. Même si la rampe n’a que 8 %, il faut être joliment râblé pour en faire seulement 10 kilomètres avec 5 m. 50, sans lâcher la pédale  !
Plus grave est l’objection tirée de la complication relative des polymultipliées  ; elle resterait même sans réponse s’il était permis de supposer qu’on peut être à la fois cyclotouriste et incapable de comprendre, après un démontage et quelques explications, comment fonctionne une rétro-directe, une polychaîne à débrayage, une lévocyclette, un moyeu ou un pédalier à transmissions superposées, ou, enfin, un changement de vitesse par déplacement de la chaîne.
Il est évident qu’on ne devrait jamais se mettre en route avec une machine dont on ne sait rien, si ce n’est qu’en tirant une manette on passera de la grande à la petite vitesse, ou de la petite à la grande.
Ceux qui limiteraient là leur connaissance d’un changement de vitesse et qui, par surcroît, ne se seraient pas familiarisés avec le réglage des freins, la mise au point des roues libres, la tension des chaînes et la réparation des pneumatiques, ceux-là risqueraient fort de ne pas aller bien loin.
Je me rappelle — il y a vingt ans de cela  ; c’était au temps des tricycles Cripper — avoir rencontré, sur la belle route de Feurs à Montrond, un tricycliste de mes amis poussant tristement sa monture dont une roue, me dit-il, ne voulait plus tourner. Un simple écrou à resserrer et tout rentra dans l’ordre. Ce cyclotouriste n’était certes pas inintelligent, mais il n’avait pas voulu prendre la peine d’étudier d’un peu près son outil. Il a d’ailleurs renoncé au cyclisme, et bien il a fait, car pour un pneu dégonflé, il aurait été capable de se pendre de désespoir  ; d’autres renoncent bien à la bicyclette par crainte des automobiles  ! Chacun ici-bas a ses phobies, et celui qui a peur de pénétrer dans les arcanes de mécanismes aussi simples au fond que ceux de tous les changements de vitesse connus, fera tout aussi bien de renoncer au cyclotourisme, inconcevable et inadmissible désormais sans machines polymultipliées, pour les hommes qui ne sont ni des athlètes, ni des facteurs ruraux rompus à la fatigue de la marche.
Et que sera-ce quand nos polys se seront complétées par l’adjonction d’un moteur adjuvant  ? Il faudra pourtant bien alors, pour en retirer tout le bénéfice, se familiariser avec ce nouvel organe autrement plus compliqué qu’un moyeu à trois vitesses  !
Or le bénéfice que nous recherchons et que nous a déjà apporté dans une grande mesure la polvmultiplication, c’est la suppression de l’effort exagéré hors de toute proportion avec le résultat atteint, de la fatigue anormale qui aboutit au surmenage, à l’hypertrophie du cœur, à l’anémie cérébrale, à toutes les déchéances possibles et imaginables. Elle ne supprime pas le travail ainsi que se l’imaginèrent quelques-uns qui ne vinrent à elle que par paresse, mais elle le rend purement hygiénique, facile et agréable, même aux déshérités du muscle,
Quant à ceux qui glorifient l’effort pour l’effort, sans tenir compte du résultat pratique que nous eûmes toujours en vue, pour qui le cyclotourisme consiste à s’exténuer pour gravir, dents serrées et veines saillantes, sur une mono trop multipliée, telle rampe que, sur nos polys à développements bien échelonnés, nous enlevons, souvent à plus vive allure, le sourire aux yeux, en causant tranquillement, nous les invitons amicalement à participer aux grandes randonnées dominicales de l’École stéphanoise, à travers les Alpes ou les Cévennes. La démonstration sera concluante et ils en prendront, comme on dit, pour leur grade, quel que soit l’unique développement bon à tout faire qu’ils auront choisi.
On ne peut cependant pas s’insurger indéfiniment contre le bon sens et continuer à considérer la bicyclette comme une machine à éreintement, tandis qu’elle est pour nous, depuis plus de dix ans, un merveilleux moyen d’aller vite, loin et longtemps sans aucune fatigue.
P. de Vivie.

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