La Grave (1901)

mercredi 22 avril 2020, par velovi

Par d’Espinassous, paru dans Le Cycliste, Mars 1901, et dans la Revue mensuelle du Touring-Club de France, Décembre 1904

Parti d’Uriage de grand matin, j’arrivai vers 10 heures à La Grave. La saison était déjà fort avancée, aussi, malgré le beau temps, je trouvai peu de monde. Devant l’hôtel, des dames et des jeunes filles, assises sur des sièges d’osier, brodaient ou lisaient.
Un seul touriste, appuyé sur le parapet de la route, immobile, regardait fixement la Meige. Rien ne le troublait dans cette contemplation, rien ne le distrayait. Il était comme perdu dans l’enivrement de ce spectacle.
Voilà, pensai-je, un touriste de race, un véritable amant de la montagne. Quelqu’un qui admire ainsi la Meige doit avoir le cœur haut placé, et les pensées aussi nobles que le cœur. Je ne croyais pas dire si juste.
La cloche du déjeuner sonna, et le touriste, dont je n’avais pu voir le visage, se retourna.
Quelle ne fut pas ma surprise, lorsque je reconnus M. X., un des premiers fonctionnaires du département de l’A., et quand j’aurai ajouté que son amabilité et sa courtoisie raffinée évoquent une époque maintenant disparue, son incognito sera devenu plus que transparent.
Heureux de nous retrouver, nous nous serrâmes les mains.
— Je rends grâce, lui dis-je, à la bonne fortune qui vous a mis sur mon chemin.
— Avouez, me répondit-il, que nous rencontrer ici est presque un miracle.
— Mais non, un demi-miracle tout au plus, car en ma qualité de touriste impénitent, ma présence à la Grave est toute naturelle, tandis que vous êtes bien la dernière personne que je me serais attendu à y voir.
— Je conçois que ma venue vous étonne  : je vais vous l’expliquer en deux mots. J’ai commencé, il y a quarante ans, ma carrière dans ce village. J’ai voulu revoir cette merveilleuse Meige, que j’ai admirée avec mes yeux de vingt ans, et que j’admire encore aujourd’hui. J’ai eu la passion de la Meige. Elle exerça sur moi un charme irrésistible, elle seule m’a permis de supporter ce séjour. C’est un vrai pèlerinage que j’accomplis et qui, en quelques heures, me rappellera toute une période de ma jeunesse.
Tel est le motif qui m’a amené à La Grave.
Nous déjeunâmes ensemble. Le café pris, pendant que nous fumions sous le kiosque, je contai à M. X. mon excursion à Fond-Turbat.
— Cette vallée, lui dis-je, s’est presque civilisée, je n’ai trouvé aucune trace des anciennes coutumes  ; elles disparaissent de nos Alpes avec une rapidité surprenante.
Je regrette de le constater, mais au point de vue des mœurs, civilisation n’est pas synonyme de progrès.
— Et croyez-vous que je ne sois pas surpris de trouver la lumière électrique à la Grave, ici même où il y a quarante ans à peine, on ne cuisait le pain qu’une fois l’an, ici où j’ai vu la fête de la Cuite  ! J’ai aussi assisté à plusieurs mariages, dont le bizarre cérémonial sûrement n’existe plus.
— Serait-ce abuser de vous que de vous demander de me raconter ces différentes fêtes  ? Vous ne sauriez croire à quel point ces détails m’intéressent.
M. X. sourit  : «  Mais, très volontiers, je vous dirai ce que j’ai vu. Je commencerai, si vous le voulez bien, par la fête de la cuite.
À la Grave, en ce temps, on ne cuisait le pain qu’une fois l’an. Le combustible étant très rare, on utilisait pour chaque fournée toute la surface du four. Le sol était recouvert d’une couche uniforme de pâte. Une étroite bande vide, allant de la porte au bas de la voûte, la séparait en deux parties égales.
Enveloppée d’un drap mouillé, une femme alors pénétrait en rampant dans le four, et, dans cette chaleur torride, se hâtant le plus possible, divisait avec une petite pelle à bords tranchants cette pâte en pains. Ensuite, on se les partageait proportionnellement au poids apporté.
J’ai vu cette femme sortir brûlante et passer d’une température de + 55 à -10 ou -15. Parfois elle se roulait dans la neige.
En retour de ce travail, en définitive fort dangereux, cette femme jouissait de certains avantages. Gardienne des troupeaux de la commune, elle recevait 150 francs par an, ce qui était à cette époque une somme considérable. Le matin, à la sonnerie de la cloche, les étables s’ouvraient, et d’elles-mêmes les vaches venaient sur la place du village. Là les attendait leur conductrice, qui les menait aux pâturages communaux.
Je vous ai dit que le bois était rare. Quand j’arrivai à la Grave, je fus surpris de voir l’extérieur de la plupart des maisons sali avec de la bouse de vache qu’on avait jetée sur leurs murs. C’était le combustible qui séchait.
— Et c’est ce pain qui se conservait un an  ?
— On pouvait le garder bien plus, et un morceau de ce pain m’a servi pendant huit ans de presse-papier sur mon bureau. Souvent j’en ai apporté des échantillons à mes chefs, qui presque toujours, le prenant pour un minerai, m’en demandaient le nom.
Ce pain était préparé d’une manière particulière.
D’abord, il était pétri à l’eau chaude avec très peu de levain.
Ensuite il était séché au soleil. Une fois sec, on le portait sur une table, au milieu de laquelle un immense couteau était fixé par l’extrémité de la lame, de façon à faire levier.
Le pain coupé en tranches minces, ces tranches, à leur tour, étaient exposées au soleil. Ceci fait, ce pain avait une durée indéfinie.
— Mais quelles dents ne fallait-il pas pour y mordre  !
Comment faisait-on  ?
— C’était fort simple. Ces tranches, présentées à la vapeur de l’eau bouillante, se ramollissaient très vite. J’oubliais de vous dire que le soir de la cuite, il y avait repas de fête dans chaque maison. Pensez donc  ! manger du pain frais, quel régal  ! Mais que d’indigestions aussi  ! Car, il faut bien l’avouer, si complet qu’il fût, il était un peu lourd.
— Je le crois sans peine, répondis-je, et le contraire serait plus qu’étonnant. Que je vous sais gré de me conter tout cela  ! Réellement, ces vieilles coutumes sont très intéressantes. M’en voudrez-vous beaucoup si, malgré moi, je vous laisse entrevoir avec quelle impatience j’attends votre récit d’une noce à la Grave  ?
— Je vais combler vos vœux, mais avant, permettez-moi de faire une cigarette.
Et, l’ayant allumée, M. X. reprit  :
«  Comme partout, de la mairie on se rendait à l’église. Le mariage béni, le marié et sa mère s’enfuyaient précipitamment, pendant que la jeune femme, suivie de tout le cortège, se dirigeait vers sa nouvelle demeure. Elle y trouvait sur le pas de la porte sa belle-mère et son mari.
La belle-mère avait dans une main une miche, dans l’autre un balai. Elle commençait par rompre le pain en quatre morceaux et les jetait à la foule. Cela signifiait  : il faut que vous soyez bonne et charitable, et que vous sachiez donner aux pauvres le pain que vous pétrirez.
Ensuite, elle prenait le balai et le tendait à sa bru  ; et cela avait encore un sens. Ce don indiquait qu’elle devait être laborieuse, soigneuse, alerte, et tenir la maison en parfait état. Ces mœurs ne sont-elles pas curieuses  ?
— Très curieuses, assurément, et ces détails dont vous venez de me faire part, je les ai vainement cherchés à Grenoble. J’ai feuilleté, chez Gravier, nombre de volumes, je n’ai rien trouvé. Mais quelle vie de cénobite vous avez dû mener ici  !
— Tout ce qu’il y a de plus cénobite, et à un degré inimaginable. À cette époque, les touristes étaient rares.
Ils allaient surtout en Suisse et ignoraient la route du Lautaret. Pour un fonctionnaire, le séjour de la Grave constituait un véritable exil. L’hiver y était des plus rigoureux, et, à part le curé et les deux ou trois employés du gouvernement, personne à voir. C’était une vraie vie de cloîtré. Et pourtant, cette vie que je croyais ne pouvoir supporter, je m’y fis  ; bien plus, je l’aimai.
Je n’étais que depuis deux mois à la Grave quand le préfet des Hautes-Alpes vint, pour la première fois, assister au conseil de révision. Ce fut un événement dans le pays.
Jamais on n’avait vu de préfet, aussi toute la population l’attendait-elle à l’entrée du village. Comme fonctionnaire, j’étais au premier rang. J’avais, l’année précédente, dansé plusieurs fois à la préfecture, le préfet me connaissait donc.
— Que diable faites-vous ici  ? me dit-il en m’apercevant.
— Mon travail, monsieur le préfet, et si j’y suis, c’est que l’Administration m’y a envoyé, répondis-je fort correctement.
— Bien, bien, mais il faut en sortir, n’est-ce pas  ?
Nous arrangerons cela, conclut-il d’un air protecteur.
Eh bien, je le remerciai, et, timidement, le priai de me laisser encore quelque temps à la Grave.
— Je devine, me répondit-il malicieusement. Allons, on vous y laissera.
Le préfet se trompait. J’étais séduit, il est vrai, mais c’était par la Meige. Déjà pris par la beauté, par le charme de la montagne, je lui appartenais. C’était une fascination, presque un envoûtement. Que de fois l’ai-je contemplée comme aujourd’hui  ! Je l’ai admirée blanche, rose, violette, dorée, c’est un véritable Protée.
— Je vous comprends. Le Viso m’a fait la même impression. Quelle admirable montagne  !
— Vous connaissez le Queyras  ? Quels magnifiques sites  ! Voilà encore un pays que je voudrais revoir. Êtes-vous monté à Saint-Véran  ?
— Non, mais je compte y aller au printemps prochain.
— C’est là peut-être que vous trouverez ce que vous cherchez, et en interrogeant quelques vieillards, en leur offrant une bouteille de vin au cabaret, vous délierez sûrement leur langue. Quelles singulières mœurs avait le Queyras  !
— Je regrette de ne pas avoir mon carnet pour noter ce que vous allez me raconter. Heureusement ma mémoire est assez bonne.
M. X sourit  :
— Je m’exécute, me répondit-il on ne peut plus aimablement.
Il y a soixante ans, vivait à Saint-Véran un maire qui s’appelait, je crois, Martin. Je ne suis pas très sûr du nom  ; du reste, le nom importe peu. Ce maire exerçait dans sa commune un pouvoir absolu et était obéi et respecté par ses administrés comme un roi. Très jaloux de son autorité et de l’autonomie de sa commune, il ne permettait même pas aux gendarmes d’y pénétrer. Averti de leur approche, il se rendait sur les limites du territoire communal et signait là les papiers qu’on lui présentait. Un huissier se montrait-il, par son ordre, personne ne lui parlait, ne lui donnait le moindre renseignement. Une propriété venait-elle à être expropriée, défense était faite aux habitants de surenchérir, et elle restait, pour une faible somme aux enfants de l’exproprié. Si une femme devenait veuve, si un homme tombait malade, chaque habitant, selon sa fortune, était tenu de faire une ou plusieurs journées dans leurs champs. Enfin, — cela arrive aussi dans les Alpes — une jeune fille était-elle mise à mal, le maire mandait son séducteur  : «  Je te donne, lui disait-il, un mois pour réparer ta faute, et si dans ce laps de temps tu ne l’as pas fait, je prendrai contre toi telle mesure qui me conviendra. Le mois passé, si le jeune homme n’avait pas réparé, il était exilé, je dis bien exilé, pour un, deux, trois ans, et il n’y avait pas d’exemple que cette peine n’eût été subie.
— Votre maire, dis-je, me plaît extrêmement. Il réalise l’idéal du bon tyran rêvé par Renan, et pour ma part je m’en contenterais. Le nombre n’est pas l’intelligence et il n’est rien d’aussi exaspérant que d’être...
— Je vous en prie, ne parlons pas politique. De nos jours, du reste, les Martin seraient plus que rares. Revenons, si vous le voulez bien, à notre Queyras. De ces mœurs, aujourd’hui disparues, vous pourrez peut-être en voir le reflet dans les conversations, dans les souvenirs des vieux habitants de ces hameaux perdus. En tous cas, vous recueillerez de curieuses légendes.
Brusquement, M. X. s’interrompit et, me saisissant le bras  : «  Voyez  ! voyez  !  »
Le soleil s’était couché. Une lumière violette d’une transparence merveilleuse enveloppait les montagnes, et, au-dessus des immenses champs de neige, sur le ciel incendié, comme un bloc d’or en fusion, resplendissait la Meige.

P. S.— Un soir de cet hiver, je dessinais, au coin du feu, le profil de la route Château-Queyras. Arvieux, Briançon par le col d’Izoard — ce graphique manque dans les routes des Alpes du Dauphiné de Ferrand — de nombreux guides, des cartes dépliées, encombraient mon bureau. Je consultais le Dauphiné, de Joanne, quand, dans la description du trajet Briançon-Abriès, la phrase suivante me frappa  : La vallée d’Arvieux, longue de 9 kilomètres, est parcourue par le torrent de la Rivière, affluent du Guil. C’est une étroite vallée, riche de ses alpages étendus, où la vie pastorale est restée intacte  ; les anciennes coutumes du moyen âge y sont encore en vigueur et beaucoup de problèmes sociaux y sont résolus par la vie syndicale et l’influence des maires, qui ont gardé une partie de l’autorité des anciens syndics.
J’espère, en juin, passer le col d’Izoard

d’Espinassous

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