Miramas (1903)

jeudi 1er août 2019, par velovi

Paru dans Le Cycliste, Novembre 1903

à Frédéric Mistral,

Camino tant què trouvaras dè camin,
dè soulèu en soulèu, d’auro en auro.
(Rauba dins Mirèio.)

Au commencement de novembre la pluie était tombée toute une semaine avec une continuité désespérante. Elle avait enfin cessé, et le vent du nord-est ayant séché les routes je pus partir pour l’étang de Berre.
Je quittai Rochegude à 4 heures. Au ciel toutes les étoiles brillaient, et dans le silence d’une belle nuit, dans les bois sombres qu’illuminaient les feux éclatants de l’acétylène, je courais rapidement.
Je traversai le plateau de Vallerargue à la lueur incertaine de l’aube. Bientôt derrière le Ventoux le soleil apparut dans un ciel sans nuages. La journée s’annonçait calme et radieuse.
Insensiblement les cimes des yeuses frémirent sous une légère brise qui ne tarda pas, passé Uzès, à se changer en vent assez fort. À Remoulins, il devint impétueux, mais je ne m’en plaignais pas car il me permettait d’activer mon allure.
À Comps, le Rhône roulait ses eaux grises à pleins bords, et des îles inondées, émergeaient les troncs argentés des ypréaux.
Le vent avait redoublé  : ce n’était plus le nord-est, mais le tyran redouté de la Provence, le mistral lui-même qui se déchaînait. De son souffle irrésistible, il balayait la route et j’arrivai à Beaucaire dans un nuage de poussière. Les girouettes rouillées grinçaient, les contrevents battaient, et les vieilles Provençales passaient, baissant la tête, pliées dans de longues capes noires qui flottaient derrière elles. Les branches des platanes s’entrechoquaient avec bruit  ; sur le cours, des rafales faisaient tourbillonner les feuilles mortes en folle débandade.
Le passage du Rhône fut une véritable lutte. J’avançais dans une tempête de cris forcenés, de sifflements aigus, et les câbles du pont étaient devenus les cordes d’une immense lyre qui vibrait sous le vent.

Je partis de Tarascon à midi. Sous le pont des voies directes, la route se changea en lac. Une couche d’eau d’environ vingt-cinq centimètres la recouvrait uniformément. Naturellement je m’arrêtai et allai aux renseignements.
— Deux cents mètres seulement sont sous l’eau, me dit un employé d’octroi. Après ce mauvais pas vous aurez très belle route jusqu’à Arles.
Mais comment franchir cette mare  ? passer à bicyclette, je n’y songeai même pas. Un seul moyen me restait, moyen tout simple pour un disciple de Kneipp. Je passai. L’employé de l’octroi avait raison. Longeant la Roubine, une route blanche, poudreuse, s’étendait au loin devant moi.
Le vent secouait les cimes dépouillées des peupliers et le chemin était jonché de branches mortes et de brindilles. Quelques feuilles couleur de rouille étaient restées à certaines branches plus vigoureuses  : sous une brusque rafale elles s’envolaient comme une troupe de moineaux et se dispersaient sur les champs.
Poussé par le mistral, j’avais déjà fait trois kilomètres, quand au loin, sur la route, j’aperçus comme un miroitement. La Roubine avait de nouveau débordé.
J’essayai de tourner la coupure en passant à droite dans les terres labourées, mais le fossé regorgeant d‘eau m’en empêcha.
J’étais descendu de machine, assez perplexe, ne sachant quel parti prendre quand apparut une charrette de carrier de Fontvieille. Le conducteur grimpa sur les lourdes pierres, et à grand renfort de coups de fouet et de jurons, décida ses chevaux à entrer dans l’eau qui sous leurs pieds rejaillit en gerbes brillantes.
J’interrogeai le charretier.
— N’essayez pas de passer, me dit-il, la route coupée trois fois d’ici à Saint-Gabriel, l’est encore deux fois avant Arles. Voyez les roues de ma charrette  ! vous n’en sortiriez pas. À la seconde coupure il y a cinquante centimètres d’eau. Si vous allez à Arles le mieux est de prendre le train.
Je remerciai, remontai à bicyclette et m’en retournai très contrarié d’avoir en perspective la mare de Tarascon. La violence du vent me forçait à marcher très lentement et je cherchais un moyen pour sortir de cette fâcheuse situation, mais j’avais beau m’ingénier, je ne trouvais rien.
J’attendrai, me dis-je, une charrette vide de carrier, une voiture. Une fois à Saint-Gabriel, je prendrai la route des Baux, et le mistral aidant, j’aurai vite rattrapé le temps perdu. J’ai une lanterne, peu m’importe l’heure où j’arriverai à Miramas. Et j’attendais. Mais toutes les charrettes qui passaient s’obstinaient à venir du côté de Fontvieille.
Je repartais presque découragé, quand tout à coup, dans un champ en contre-haut de la route, j’aperçus, assise à l’abri d’une haie, une sœur de charité que quelques enfants entouraient. Des orphelins sans doute.
J’eus une inspiration. D’un bond je sautai le fossé et escaladai le talus.
— Ma sœur, dis-je en la saluant, voudriez-vous permettre à un touriste, hélas bien embarrassé, de vous demander un renseignement  ?
Revenue de l’émoi où ma brusque apparition l’avait jetée, la religieuse sourit  :
— Mais très volontiers, je vous le donnerai si je le puis, me répondit-elle. De quoi s’agit-il  ?
— Je voulais, ma sœur, aller à Arles. Le train est parti et la route est coupée cinq fois. Connaîtriez-vous un moyen pour me tirer d’embarras  ?
Un peu surprise de ma demande, la sœur réfléchissait pendant que les enfants immobiles derrière elle me regardaient curieusement.
C’était une sœur de Saint-Vincent de Paul, âgée d’une soixantaine d’années environ. Sous sa cornette blanche, apparaissait une figure colorée. Vivant au grand air, elle n’avait pas ce teint de cire qu’ont les religieuses cloîtrées. Ses yeux bleus reflétaient une grande bonté, avec la pointe de tristesse de ceux qui ont beaucoup vu, beaucoup vécu, et qui sont indulgents pour toutes les misères. Son regard avait une expression particulière  : c’était un regard fait de douceur humble et son ton de voix était également humble et doux.
La sœur avait relevé la tête.
— Je crois, me dit-elle, presque confuse de me rendre service pouvoir vous indiquer un chemin. De Tarascon à Arles, il y a deux routes à peu près parallèles. En empruntant tantôt l’une, tantôt l’autre, vous passerez. Vous prendrez d’abord le chemin vicinal pendant sept à huit kilomètres, et à l’endroit où il coupera celui de la gare des Ségonnaux vous l’abandonnerez. Il est sous l’eau plus loin. Vous tournerez alors à gauche et à un kilomètre vous retrouverez la grande route d’Arles, qui, à partir de ce point n’a plus à craindre la Roubine.
— Mais, ma sœur, pour aller prendre cette seconde route, il me faut, je présume, retourner à Tarascon et traverser de nouveau cette maudite mare  ?
— Non, à cinq cents mètres d’ici la route croise le chemin de fer de Saint-Remy. Au lieu de continuer, suivez la voie. Sous le pont de la grande ligne, elle est sous l’eau pendant une vingtaine de mètres, mais il vous sera facile, en passant sur les rails, de franchir ce mauvais pas.
Je remerciai la bonne sœur, et repartis. Arrivé au passage à niveau, je mis pied à terre et suivis la voie. Sous le pont je trouvai vingt centimètres d’eau. Ma bicyclette me servit de point d’appui, je marchai sur le rail et passai sans encombre, non sans avoir les chaussures fortement mouillées. Mais que ne sécherait le mistral  ?
La route que je pris était fort bonne. Bordée de haies et en contrebas des terres, c’était presque un chemin creux.
J’arrivai vite à la croisée des Ségonnaux, suivis le chemin de gauche et enfin retrouvai la grande route d’Arles.
J’étais à une courte distance de la bifurcation de Fontvieille quand j’aperçus au loin la route barrée par un rassemblement. En approchant je distinguai un automobile peint en vert, et à côté un tricycle à pétrole qu’entouraient plusieurs cyclistes. Quelques paysans, à l’œil curieux, les regardaient, ravis au fond de voir ces touristes dans l’embarras.
Comme ils tenaient toute la route, je fus forcé de mettre pied à terre.
— Venez-vous de Tarascon  ? me dit d’une voix brève et aiguë le chauffeur.
Son ton me déplut. Je n’admets pas une interrogation sans préliminaires de politesse, aussi est-ce très mal disposé que je répondis  :
— Oui, je viens de Tarascon, et, comme vous pouvez facilement le constater, quoique la route soit sous l’eau, je n’ai pas même mouillé mes bandages.
— Vous venez de Tarascon  ! vous avez donc pu passer  ! comment avez-vous fait  ? s’écrièrent-ils presque tous à la fois.
Je me taisais, très amusé de leur «  emballement  » résolu pourtant à leur indiquer le chemin, quand le chauffeur ajouta de sa voix impérieuse  : — Il faut que vous nous disiez comment vous avez fait.
Il faut  ! assurément ce chauffeur n’était pas psychologue. Il méritait une leçon. Et le regardant froidement je répondis  :
— Avec le secours de la religion on passe partout  !  » et je sautai en selle.

J’arrivai bientôt à Montmajour. De la vieille abbaye, je dominais la plaine d’Arles dont les clochers et les tours sarrasines s’apercevaient confusément au loin. Le vent continuait à souffler en tempête, et, sous les nuages de poussière, la grande plaine avait l’aspect d’un champ de bataille disparaissant sous la fumée de mille bouches à feu dont le roulement ferait trembler la terre.
Sur la route blanche, à la lumière aveuglante, subitement naissaient des tourbillons de poussière  ; ils roulaient sur eux-mêmes, se poursuivant avec furie, puis tout à coup s’élevaient en colonnes tournantes et se perdaient en grands voiles blancs sur les champs.
D’instant en instant, le vent accroissait sa violence. C’étaient des sifflements de colère, des vociférations haineuses, des hurlements de rage, et tous ces cris se réunissaient en souffle d’ouragan dans une formidable clameur. Il soufflait sans relâche, avec un acharnement diabolique  : on aurait dit le gigantesque soufflet d’une forge lointaine, la forge des génies de la brume, jaloux de notre soleil dont les rayons ne brillaient pas pour eux.
Les arbres s’agitaient désespérément. Ils semblaient, dans leur affolement, supplier qu’on les laissât fuir le bourreau qui les tourmentait si souvent depuis leur naissance et, la bourrasque passée, ils gardaient encore leur attitude suppliante, toujours penchés vers le Sud, vers le pays où le calme régnerait enfin.
Une sorte de folie, de délire s’était emparé des bois d’oliviers au feuillage grêle  ; parfois leurs branches éperdues se rejoignaient, s’enchevêtraient, et couchées se moiraient comme un pré ondulant sous la bise.
À de longs intervalles le vent paraissait faiblir  ; espoir trompeur, car soudain il reprenait avec une force nouvelle, courbant impitoyablement les têtes qui avaient osé espérer. À peine relevées, d’une poussée irrésistible elles touchaient la terre, et leurs troncs faisaient un effort pour se déraciner, comme s’ils aspiraient au grand repos de la mort. Tout vivait d’une vie exaspérée  : rien n’était en repos, rien n’était épargné, et les roches grisâtres des collines abruptes avaient leurs maigres buissons secoués d’une telle fureur, qu’elles paraissaient elles-mêmes animées.
Dans le ciel, quelques rares nuages passaient rapidement, et leurs grandes ombres courant sur les champs prenaient la forme de bêtes fantastiques galopant dans une chevauchée furieuse.
À Maussane, les branches des platanes pliaient sous les terribles rafales. Robustes, leurs troncs droits et clairs résistaient aux plus rudes assauts  ; leur cime seule se courbait, mais sans l’allure de fuite des arbustes de la plaine  ; et bravant la tempête, ils assistaient de très haut à la panique, à la déroute du pays.
Tout ce qui vivait se révoltait contre le fléau du Nord, tordait ses bras, demandait grâce, semblant, dans un suprême élan, tendre des mains crispées vers un sauveur inconnu. Tout gémissait, criait, hurlait  ; tout voulait fuir cette terre en démence.
Je fis une longue halte à Mouriès. La montée qui suit ce village fut rapidement enlevée et, après avoir dépassé quelques fermes que de grands arbres entouraient, j’aperçus le désert de la Crau dans son aride nudité. Très loin des lignes sombres de cyprès se découpaient en dents de scie sur le ciel, et droit devant moi, s’allongeait à perte de vue la route d’Istres.
Il était déjà tard. Le soleil, descendait dans une brume grisâtre, son éclat s’éteignait et devenait d’un rouge terne. Bientôt son disque s’échancra sur une colline et, comme un couperet sanglant, il disparut. Peu à peu la brume changea de couleur, s’éclaira de lueurs rougeâtres et tout à coup l’horizon s’incendia.
Çà et là dans la plaine infertile paissaient des troupeaux de moutons. Debout sur le bord du chemin, un berger enveloppé dans une longue cape que ses mains retenaient sur sa poitrine, la tête protégée par un capuchon dont le pompon rouge s’agitait follement, tournait le dos au vent  ; et immobile sous la bourrasque, sa grande silhouette se détachait en noir sur le ciel embrasé. Son chien, le poil soulevé, hérissé, se serrait contre lui, dans la protection de la limousine dont le bas sans cesse s’emportait. Le troupeau paraissait hébété. Ahuri, la tête basse, il attendait dans une attitude résignée l’heure de la rentrée.
Le mistral, au coucher du soleil, ne s’était pas calmé. C’était encore, dans une explosion de cris, un déchaînement de forces indomptées que rien n’arrêtait plus, libres enfin dans cette étendue infinie de déployer toute leur puissance. Hurlant dans une rage arrivée à son paroxysme, elles se ruaient sur la Crau, désespérées de ne rien trouver à faire plier, à broyer dans ce désert de pierre.
Le vent soufflait précisément suivant l’axe de la route et peut-être est-ce cette circonstance qui me rappela une gravure hollandaise représentant une course de bicyclettes à voile. L’occasion était unique pour tenter l’expérience.
Je descendis de machine, vérifiai soigneusement le serrage des écrous et m’assurai du fonctionnement de mes deux freins.
Par un moyen très simple, j’établis une voile offrant une grande prise au vent et, sautant en selle, je m’abandonnai au souffle puissant de l’ouragan.
Et ce fut alors une course folle, fantastique. J’atteignis bientôt une vitesse prodigieuse, inouïe. Était-ce du cinquante, du soixante à l’heure  ? je ne sais. Mais les cailloux de la Crau fuyaient en mosaïque, et la route devenait un long ruban qui, en sens contraire, se déroulait vertigineusement sous moi.
La griserie de la vitesse m’avait pris et je courais comme dans un rêve merveilleux, frissonnant de bonheur, aspirant l’air pur avec ravissement, les yeux fixés sur l’incendie du couchant.
Je sentais sous moi ma bicyclette frémissante, je la sentais vivre de ma vie, nous vibrions de concert et nous ne faisions qu’un. Tel un centaure musclé d’acier.
Mon corps n’existait plus, seul l’esprit veillait, et dans l’ivresse de l’espace dévoré, je goûtais la joie de vivre élevée à une puissance inconnue. Vivre ainsi était une volupté sans pareille...
Tout à coup, j’aperçus les vieux cyprès de la route d’Arles que j’allais croiser. Je serrai mes deux freins et je passai. Ensuite je me donnai encore à la capiteuse jouissance et la tempête m’emporta de nouveau.
J’arrivai comme la foudre à la croisée de Miramas, mais surpris, je n’osai tenter le virage et ne m’arrêtai que deux cents mètres plus loin, sur la route d’Entressen.
Je descendis de machine et m’assis à l’abri d’un taillis. Je restai là un quart d’heure, les nerfs affolés, brisé, presque anéanti par la rapidité de ma course.
Quand je me relevai, la nuit était venue, une ombre grise recouvrait la route et déjà, dans les profondeurs du ciel quelques étoiles s’allumaient. Aucune lumière ne brillait sur l’immense plaine, seule la grande voix du mistral s’entendait. J’avais la sensation d’être dans un désert.
Soudain, au loin, une multitude de soleils bleuâtres dont l’éclat éblouissait mes yeux, étincelèrent à la fois, illuminant la nuit. Je crus être le jouet d’une hallucination, d’un fabuleux mirage  : c’étaient les feux magiques d’un palais enchanté, d’un palais des mille et une nuits.
Saisi, je regardai. Bientôt la mémoire me revint et je reconnus les hautes lampes électriques du Triage.
Ce fut dans ce décor de féerie qu’apparut Miramas.

d’Espinassous

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