Une bonne journée (1899)

dimanche 3 mars 2024, par velovi

200 kilomètres à bicyclette


Par Paul de Vivie alias Vélocio, Le Cycliste, 1899, p.111-114, Source Archives départementales de la Loire, cote PER1328_6

Par ce temps d’automobilisme à outrance, où tant de cyclistes ne songent qu’à se coiffer d’une énorme casquette, se calfeutrer dans des vêtements de peau, s’engloutir dans des fourrures, se masquer d’une sorte de grillage vitré, qu’à revêtir en un mot des costumes de scaphandrier ou d’égoutier, pour ensuite s’immobiliser derrière des leviers, des robinets, des manettes de toutes formes, conduire une automobile ou un moto-cycle et courir à 30 ou 40 kilomètres à l’heure au devant des pannes fatales, il n’est peut-être pas hors de propos de redémontrer par le fait les possibilités de la bicyclette et combien elle reste l’outil par excellence des touristes. C’est une tâche à laquelle je m’employai, il y a bientôt 15 ans, non sans succès, à en juger par le nombre des cyclistes qui sillonnent nos rues  ; or les perfectionnements apportés depuis lors à nos machines permettent de faire encore sans fatigue des étapes comme celle que je vais conter, eût-on même, tel est mon cas, 46 printemps pesant sur ses triceps  ; ceci à l’adresse des cyclistes d’antan qui croient que l’âge mûr les condamne au repos.
Dimanche dernier, 4 juin, ce n’est pas vieux et tout le monde se souviendra qu’il a fait ce jour-là un temps superbe mais une chaleur accablante. Pourtant il faisait à peu près frais le matin à quatre heures quand je quittai la place Marengo, en route pour Montbrison, mon premier but. J’avais ma bicyclette de montagne munie de quatre développements  : 3m,30, 4m,40, 6 mètres et 7m,25. Pour aller à l’ancien chef-lieu du département, 6 mètres est tout indiqué et quand le vent souffle du midi, on peut sans inconvénient choisir le plus grand développement (entre 7 et 8 mètres) dont on dispose  ; les courtes rampes de La Fouillouse et des Tourettes s’enlèvent en vitesse, le reste de la route n’offre aucune difficulté.
Aux portes de Montbrison (34 kil.) je bifurquai sur Moingt et je mis pied à terre devant la borne 2, au pied de la montée de 15 kilomètres qui aboutit à la Croix de l’Homme mort.
Il était 6 heures moins dix, et le soleil déjà chaud allait pendant toute la côte me caresser l’épine dorsale. Je pris mon plus faible développement, 3m,30 et entamai sans précipitation ma plus rude ascension de la journée  ; de 400 mètres environ, altitude de Moingt, on s’élève à 1100 mètres.
Je pédalais aussi régulièrement que possible, tout en variant de temps en temps, selon l’intensité de la pente, tantôt la position du pied sur la pédale, tantôt ma position sur la selle, grâce à la tige de selle oscillante qui permet de jeter à la montée tout le poids du corps sur les pédales. Après avoir tourné pendant 20 minutes autour de Verrières, j’entrai enfin sous bois et ne tardai pas à atteindre le point culminant (borne 17) à 7 heures 10  ; j’avais donc parcouru 15 kilomètres en m’élevant de 700 mètres en une heure et vingt minutes  ; il n’y a là rien de remarquable et bien des cyclistes en feraient autant, m’assurent-ils, avec n’importe quel développement  ; c’est probable, mais encore faudrait-il constater leur état à l’arrivée. Ce n’est pas tout que de faire une montée, il faut surtout la faire sans se fatiguer, sans s’essouffler, sans se surmener et seuls les faibles développements le permettent. À la borne 17, je repris le développement de 6 mètres pour les 6 kilomètres de descente sur Saint-Anthème.
Le paysage est merveilleux  ; la vue, sans être très étendue est très agréable, on domine les croupes verdoyantes, souvent boisées, des collines qui descendent du côté de Soleymieux, de Montbrison et vers la vallée de l’Ance  ; à droite, la montagne s’enfle mollement jusqu’au sommet de Pierre-sur-Haute. Quinze minutes me suffisent pour descendre à Saint-Anthème, je ne m’amuse pas à faire les descentes au petit pas en retenant ma machine avec autant de force que j’en mets pour la pousser à la montée  ; je trouve qu’il est absurde de se fatiguer à ce travail négatif et que la pesanteur qui nous gêne si fort en montant doit nous venir en aide en descendant, ce n’est que justice.
Avec un frein sûr et un grand développement on peut, en cas de nécessité, modérer suffisamment l’allure et s’arrêter assez tôt pour échapper à tout danger. La résistance de l’air dont l’action à la descente est beaucoup plus énergique qu’on ne se l’imagine vulgairement, se charge de nous empêcher d’aller trop vite, puisque sur une pente de 6 %, le maximum de vitesse que l’on peut atteindre en se laissant rouler librement est de 10 mètres à la seconde (36 kilomètres à l’heure)  ; c’est une allure qui n’a rien d’excessif aujourd’hui et que l’on obtient assez aisément en plaine, avec un grand développement et un bon vent arrière, mais il faut un bon frein.
Je fais halte à Saint-Anthème jusqu’à huit heures, j’y déjeune après avoir fait mes ablutions dans les eaux froides et limpides qui se concentrent vers ce charmant vallon où nos troupiers vont chaque année séjourner quelques semaines, à la grande joie des habitants et surtout des habitantes. Ces milliers de pantalons rouges doivent être d’un très bel effet au milieu des prairies d’un vert intense  ; des coquelicots dans les blés en herbe. Si jamais quelque disciple de Kneipp s’avise de fonder un Wœrishoffen français, je lui recommande Saint-Anthème, il trouverait difficilement un endroit plus propice aux cures d’herbe mouillée.
Les cyclo-touristes semblent venir rarement par là, car les indigènes n’ont pas une idée bien nette des facilités de déplacement qu’offre la bicyclette. Ils n’ont pas l’air de croire que je viens en droite ligne de Saint-Étienne en 3 h. 1/2, et que je compte y rentrer avant le coucher du soleil en passant par Ambert et la Chaise-Dieu. Au fait, je n’ai encore rencontré qu’un seul cycliste, entre Montbrison et Sury, et je n’en rencontrerai pas un seul de la journée si ce n’est dans la plaine.
En sortant de Saint-Anthème, la route traverse l’Ance et se met à grimper pendant neuf kilomètres jusqu’aux Pradeaux, le long du ruisseau d’Enfer  ; mais c’est une pente très douce que j’estime à 3 % en moyenne en attendant que le Syndicat de l’Auvergne nous en donne le profil exact  : je franchis ces neuf kilomètres, plus que jamais en plein soleil, en 35 minutes, y compris le temps de prendre une douche sous une cascatelle.
Il est fâcheux qu’on n’ait pas tracé cette route sur la rive droite du ruisseau d’Enfer, couverte d’une sombre forêt de sapins, on y serait à l’ombre au moins, tandis que sur la rive gauche... je ne vous dis que ça  ! En plein midi on doit y pouvoir faire cuire des œufs.
Des Pradeaux (altit. 1.100m) à Ambert (altit. 530m), 13 kilom. de descente carabinée, agrémentée de trois tournants qu’on peut, sans exagération, qualifier de dangereux. Je m’en tire très aisément bien que je me sois remis au développement de 6 mètres depuis les Pradeaux et que la route aux abords d’Ambert soit très encombrée. Ce doit être jour de fête dans cette jolie petite ville où j’entre à 9 h. 10. J’y vins une fois par le P.-L.-M. et, parti cependant par le premier train, je n’y débarquai qu’à une ou deux heures du soir. La bicyclette est donc pour ce trajet en particulier d’une incontestable utilité.
Je ne fis que traverser Ambert où un train arrivait de Clermont en même temps que moi et comme les trains sur ce tronçon de ligne sont un peu des trains-galoches, j’arrivai à peu près en même temps que lui à Arlanc  ; c’est vous dire que la route est belle, plate et sans difficulté et que grâce à mon grand développement de 7m,25, peut-être aussi au léger vent du nord qui me favorisait, je marchai pendant les 17 kilomètres qui séparent les deux villes à raison de 25 à 26 kilomètres à l’heure.
À Arlanc commence une montée de 17 autres kilomètres jusqu’à la Chaise-Dieu, interrompue entre les bornes 1 et 2 par une descente d’environ 1.500 mètres qui conduit à une gorge très resserrée au fond de laquelle coule un torrent qui non loin de là, va se jeter dans la Dore, dont je remonte le cours depuis Ambert. D’Arlanc à cette gorge, je me sers du développement de 4m,4O qui convient bien à cette pente très moyenne et je fais les 1.500 mètres de descente les pieds au repos. Plutôt que de changer à tout instant de développement, je conseille de faire ainsi les routes dites en montagnes russes. Ce procédé permet d’aller aussi vite que quiconque sans trépigner sur les pédales que l’on rattrape à la montée suivante dès que l’élan se ralentit et ainsi de suite  ; n’oubliez pas que j’ai toujours un bon frein à ma disposition et que sans lui le procédé ne vaudrait rien du tout, car s’il vous fallait reprendre les pédales, tournant à toute volée par suite du faible développement, vous ne réussiriez qu’à vous contusionner les talons et les chevilles.
Quand je mets pied à terre à l’entrée du pont jeté sur le torrent en question, il est 10 heures 25 et il me reste d’après une borne indicatrice 11 kilomètres à faire pour atteindre la Chaise-Dieu. Ces 11 kilomètres vont sans doute être durs et je juge à propos de prendre 1° un bain instantané dans l’eau très froide et très courante, 2° un léger repas végétarien, cerises et pain trempés dans l’onde, pour les rafraîchir et 3° un repos d’un quart d’heure à l’ombre du rocher.
On construit par là un chemin de fer qui me parait devoir réunir tôt ou tard Ambert à Saint-Bonnet-le-Château par Craponne et la Chaise-Dieu  ; à cet endroit, la future ligne surplombe le torrent d’une centaine de mètres et quelques pierres qui s’en détachent et viennent à peu de distance s’écraser sur les rochers, me laissent croire qu’il y aurait un certain danger à venir par là pêcher la truite.
À onze heures moins dix, je remonte à bicyclette  ; le soleil, qui tout à l’heure était ardent, est maintenant caché par les nuages, et ma direction revenant vers le nord, je me sens rafraîchi par un peu d’air frais  ; un orage se prépare manifestement.
En prévision d’une pente dure j’avais placé ma chaîne sur le plus petit développement, 3m,30, et sensation bizarre, en marchant avec cette faible multiplication à toute petite allure, il m’a paru que je me reposais  ; la pente étant à peine de 4 %, mon effort sur la pédale ne dépassait pas 12 kilos, effort qui correspond approximativement à celui du cycliste marchant en plaine à 20 à l’heure avec 7 mètres de développement. Avoir la sensation de délassement en montant une rampe, voilà qui surprendra pas mal de cyclistes, rien n’est plus exact cependant, mais à condition de savoir aller lentement.
Neuf fois sur dix, aujourd’hui, on ne demande à la bicyclette que de la vitesse et comme on s’imagine que la vitesse ne dépend que du développement, on en vient peu à peu à considérer 7 et 8 mètres comme des développements ordinaires, tandis que ce sont là, au contraire, pour les touristes bien entendu (car pour le snob-épateur qui ne procède que par sprintset va rarement au delà de 20 kilomètres, peu importe la multiplication), des développements anormaux, exceptionnels, utilisables dans quelques rares circonstances.
Aux débuts de la bicyclette, le seul développement admis était 4m,40, c’était assurément et c’est encore un des meilleurs développements moyens, bons à tout faire, que l’on puisse offrir à un cyclo-touriste  ; mais, ce développement unique ne suffirait pas aujourd’hui  ; nous nous en apercevons tous les jours, lorsque dans nos promenades matinales nous faisons route avec des cyclistes à unique multiplication. Monter à Saint-Genest-Malifaux leur semble un travail de géant, ou bien aller déjeuner à Veauche les essouffle par la rapidité des mouvements de jambes, alors qu’avec nos faibles multiplications nous gravissons sans effort la côte de Planfoy et qu’avec nos grands développements nous allons à Veauche en quarante minutes, sans nous apercevoir que nous filons à 25 à l’heure.
Quand on veut aller loin et longtemps sans fatigue, il faut être mieux armé, j’entends mieux monté que ne le sont les neuf dixièmes des cyclistes  ; il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’on rencontre dans les régions montagneuses, les plus pittoresques et les plus intéressantes à visiter, moins de cyclistes aujourd’hui, alors que nous sommes plus d’un million, qu’autrefois, lorsque nous étions deux ou trois cent mille.
À mesure que se vulgariseront les machines à plusieurs développements, cela changera évidemment.
Que nous voilà loin de la Chaise-Dieu dont cependant chaque tour de roue me rapproche, au milieu de très beaux sites qui rappellent de fort près ceux de nos grands bois avec quelque chose de moins sauvage, car à chaque détour de la route, qui n’en est pas chiche, la vue peut s’échapper et atteindre les coteaux cultivés. Me voici sur le plateau paludéen que domine l’imposant édifice abbatial que nos lecteurs connaissent et qui fut, parait-il, voilà quelques cent ans, un centre d’activité intellectuelle très en renom.
Pour le moment la Chaise-Dieu n’est qu’un bourg de très modeste importance et je doute qu’elle retrouve jamais son ancienne splendeur, bien que quelques-uns de ses plus notables habitants caressent l’espoir d’en faire une station estivale dès que le chemin de fer y fonctionnera. L’air y est bon assurément, et à peu de distance, les eaux minérales de la Souchère seraient une attraction de plus, mais la campagne autour est dénuée de charmes et les bois sont relativement éloignés.
Après un repas aussi végétarien que possible, je quitte à 1 h. 15 la Chaise-Dieu et me dirige sur Craponne. 19 kilomètres de montagnes russes avec plus de descentes cependant que de montées, mais celles-ci sont souvent assez raides, si bien qu’après avoir essayé le développement de 6 mètres je reviens dare dare à celui de 4m,4O, le plus convenable décidément pour les routes de ce genre, à la condition de faire les descentes les pieds au repos. Je ne m’en fais pas faute d’autant plus que les raidillons en ligne droite ne présentent aucun danger. La pesanteur vous entraine à une vitesse que vient très vite modérer et régulariser la résistance de l’air, de sorte qu’on finit par se trouver en équilibre entre ces deux forces de la nature dont l’une vous pousse et l’autre vous retient. L’on atteint le bas de la côte avec une telle force vive qu’une bonne partie du palier ou même de la montée suivante est enlevée sans qu’on ait à reprendre les pédales. Donc, excellente au point de vue pratique, cette méthode qui consiste à tirer le meilleur parti possible des forces naturelles mérite d’être recommandée à tous les cyclistes prudents et exercés.
La route entre dans Craponne par une pente assez vive et en sort par un raidillon très sec qu’il convient pourtant d’enlever rapidement le sourire aux lèvres, sans avoir l’air d’appuyer, car les Craponnaises vous regardent  ! Ma selle oscillante me fournit le moyen d’exécuter ce programme sans sourciller. Peu après commence une rapide descente sur Pontempeyrat  ; la route est belle et les tournants peu dangereux, seul un malencontreux passage à niveau vient vous rappeler à l’ordre. On passe l’Ance, délicieuse rivière où les truites ne sont pas encore absolument introuvables, sur un pont très moderne, non loin d’un autre pont que la légende attribue à un imperator romain d’où Pons imperatoris. Après tout c’est bien possible et les Romains auraient eu grand tort de ne pas venir se promener dans d’aussi ravissantes gorges. Quand on est tombé dans un trou il faut grimper pour en sortir et c’est à quoi je m’applique à 2 h. 40, sans trop d’efforts, grâce à mon développement de 3m,30 jusqu’à Saint-Pal-en-Chalencon  ; il y a là une ligne droite qui vaut la grimpette dans Craponne, plus longue seulement et sans le stimulant que donne toujours la présence du beau sexe  ; mais, s’il n’y a pas de galerie, le soleil n’est pas absent, lui, et pendant trois bons kilomètres, à 7 % bon poids, il me rôtit consciencieusement  ; l’instant d’après entre Saint-Pal et Apinac, une pluie soudaine me transperce, douche bienfaisante qui me rend toute ma vigueur  ; ce sont là les petits bénéfices du métier de touriste.
Depuis le matin tous les villages que je traverse sont enguirlandés et fleuris, les murs tapissés de verdure ou de draps blancs, c’est la Fête-Dieu partout et les processions dont nous n’avons plus à la ville le spectacle agréable ne sont pas encore bannies de la campagne, heureusement. À Apinac, on semble s’être mis plus en frais que partout ailleurs, la route est littéralement bordée d’arbres et d’arbustes sous forme de branches de sapin  ; cela sans doute en modifie profondément l’aspect habituel, puisqu’un bon cheval qui ramène son maître endormi au fond d’un char à bancs, regardant d’un air étonné ces feuillages nouveaux, oblique à gauche, puis à droite, comme s’il essayait de se reconnaître et finit par s’arrêter.
En sortant d’Apinac, j’aperçois sur le sol humide les traces toutes récentes de quatre pneus  ; des promeneurs qui s’en allaient mollement, devisant de choses et d’autres, cela se voit aux traces ondulées et festonnantes  ; peut-être ne sont-ils pas loin  ; je pique des deux pour les rejoindre, mais bientôt un poteau se dresse à un croisement de routes, mon itinéraire passe à droite vers Merle, tandis que les quatre pneus ont filé tout droit sur Estivareilles  ; mon expérience n’est pas encore assez grande, ni mon flair assez mohican pour m’avoir permis de deviner si les propriétaires de ces mystérieuses machines étaient du sexe fort ou du sexe faible  ; pourtant à certains indices, j’incline à penser que les deux sexes étaient représentés et que l’on devisait de choses plutôt agréables.
Après Merle je reçois encore une petite douche et pour échapper aussi vite que possible à une averse plus sérieuse, j’appuie avec frénésie, en pestant contre la montée fort rude, ma foi, qui se termine à la jonction de la route de Saint-Maurice-en-Gourgois.
Depuis Saint-Pal j’ai le développement moyen de 4m,40  ; à ce moment, sachant que je n’ai plus à descendre jusqu’à Saint-Marcellin, et connaissant bien la route, je m’offre pour la seconde fois de la journée mon plus grand développement  : 7m,25, et je file à un train de prince jusque chez Tavaud, l’excellent hôtelier dont tous les cyclistes apprécient l’appétissante cuisine et qui tombera des nues lorsque le club des cyclistes végétariens lui demandera pour tout menu une marmitée de riz cuit à l’eau sans sel ni beurre, une corbeille de pommes avec, à discrétion, du pain complet système Schweizer et de l’eau pure. Et pourtant, c’est en se nourrissant ainsi qu’on acquiert de la résistance à la fatigue et qu’on conserve sa santé physique et morale, mais allez faire comprendre une vérité aussi simple aux estomacs d’aujourd’hui qui ne se délectent qu’aux mets épicés, faisandés, pimentés, plus ou moins empoisonnés et ne se désaltèrent qu’avec des boissons fermentées, adultérées et frelatées  ! Je m’arrête chez Tavaud le temps de lire le Mémorial et de me lester de quelques tartines qui sont comme du charbon qu’on mettrait dans un foyer et qui nourriront mes muscles jusqu’à Saint-Étienne.
Un mécanicien ne doit jamais laisser tomber la pression  ; de même un cyclo-touriste ne doit pas attendre la fringale pour manger  ; tout le secret des longues étapes effectuées sans fatigue est souvent dans un morceau de pain et une pomme absorbés à temps.
Arrivé à Saint-Bonnet à 4 h. 15, j’en repars à 4 h. 50  ; je passe à Saint-Marcellin à 5 h. 1/2 et après avoir remplacé à Andrézieux les orgueilleuses foulées de 7m,25 par le modeste développement de 4m,40, je me trouve à La Terrasse à sept heures moins dix minutes, ayant parcouru depuis le matin 202 kilomètres et gravi des rampes qui, ajoutées les unes aux autres, m’auraient élevé d’environ 2.500 mètres.
Ce sont là malheureusement des promenades qui vous mettent en appétit et à peine a-t-on fini qu’on voudrait recommencer, tant il est agréable de se rincer l’œil, pour parler l’argot moderne, dans des kilomètres et des kilomètres de paysages incessamment variés qui par la multiplicité des images, tantôt nettes, tantôt indécises et des souvenirs qu’on en conserve, vous laissent l’impression qu’on a voyagé dans le rêve et traversé l’infini.
Et comme tout cela coûte peu  !
Le prix de revient du kilomètre n’est plus de 10 centimes comme avec le tri à pétrole, de 25 centimes comme avec l’automobile  ; à peine peut-on raisonnablement l’estimer à un centime pour l’usure de la bicyclette et l’amortissement du prix d’achat, si bien qu’une randonnée de 200 kilomètres qui coûterait 20 francs à un motocycliste, 50 francs à un chauffeur, revient à peine à 40 sous à un cycliste et encore mon estimation est-elle peut-être trop élevée  !
La bicyclette n’entraîne donc pas à des dépenses exagérées et pourvu qu’on n’excède à aucun moment ses forces on ne peut que gagner, avec elle, de la santé, du muscle, de l’appétit, du sommeil, la liberté de tous les organes et un notable élargissement de la cage thoracique.
Mais ne soyons pas égoïstes, et puisque nous découvrons pour nous-mêmes tant d’avantages à ces longues excursions dominicales, convions-y les cyclo-touristes qui pensent comme nous et reprenons les promenades du «  Cycliste  » qui contribuèrent pour une bonne part, il y a douze ans, au développement du cyclisme à Saint-Étienne  ; il s’agit aujourd’hui de cyclo-tourisme plutôt que de cyclisme, car tout le monde est peu ou prou cycliste, mais les cyclo-touristes sont rares.
Nous annoncerons donc chaque dimanche dans les journaux locaux les excursions de la semaine et du dimanche suivants et les cyclo-touristes qui voudront y prendre part seront les bienvenus.

Vélocio

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