Un Tour en Savoie (1898)

mercredi 17 août 2022, par velovi

Par Paul de Vivie alias Vélocio, Le Cycliste, Novembre 1898, Source Archives Départementales de la Loire, Per1328_6

Quel temps  ! quel sale temps  ! Et penser que pendant toute cette journée du 6 novembre, où je suis allé en Savoie me crotter affreusement, la vallée du Rhône et les montagnes du Lyonnais ont été resplendissantes de soleil  ! Ah, j’ai manqué de flair ! Mais pourquoi récriminer  ? un touriste ne doit-il pas être doublé d’un philosophe et savoir prendre le temps comme il vient  ; lorsqu’on outre, ce touriste est doublé d’un expérimentateur, ne doit-il pas s’applaudir d’être en butte parfois à des circonstances fâcheuses et d’être exposé à des temps «  pis qu’affrous  » pour parler gaga  ? C’est cela, applaudissons-nous.
Vous voyez comme on se console vite lorsqu’on vit de fruits, de légumes et d’eau pure.
Nous aurions pu être trois  ; nous aurions dû être deux, et j’étais seul au rendez-vous, gare de Perrache, à 4 h. 45 du matin, pour le train de Grenoble. A vrai dire, le ciel brumeux, le pavé glissant qui me valut une pelle en arrivant à la gare, la lune larmoyante, l’air humide, tout laissait prévoir un temps peu agréable.
Je partis néanmoins avec un aller et retour pour Saint-André-le-Gaz où le P-L.-M. me déposa à 6 h. 30 avec 15 minutes de retard suivant son habitude. J’avais la bicyclette à 4 vitesses, 3,30, 4,40, 6,04 et 7,22 qui me conduisit au Lautaret et comme les soirées sont fraîches, que je craignais d’avoir de la pluie, j’avais chargé sur mon porte-bagage d’arrière 6 kilos de flanelles et de vêtements de rechange dont je n’ai pas eu besoin. Dans ma musette suspendue au guidon, j’avais revolver, carte au 1/200000, itinéraires de Dolin-Revel et mes habituelles provisions de bouche, pain et pommes, un falot plié et deux bougies. Avec tout cela et de la résolution on peut aller loin et longtemps sans être un milliardaire.
Mon itinéraire, avec Saint-André point de départ, et d’arrivée pour cette journée, touchait Yenne, Chambéry, les Echelles et Pont-de-Beauvoisin, environ 115 kilomètres et quelques bonnes rampes que le sol mou et détrempé devait rendre plus dures.
Au départ de Saint-André (Xon 6,04), une belle route et une agréable descente m’entraînent à grande allure au fond d’une première dépression de terrain, d’où un raidillon fort sec mais court me ramène sur un palier où je rencontre peu après le gros village des Abrets à cheval sur cinq routes. Un passant m’indique celle que je dois suivre et qui descend encore, faiblement et pas longtemps, car voici une rampe qui, en l’abordant, me paraît assez raide pour nécessiter l’abaissement du développement à 3,30  ; allons-y, ce n’est pas long et je reprends bientôt 6,04 jusqu’à Aoste où je constate avec inquiétude qu’un de mes pneumatiques bat de l’aile, ce qui va m’obliger à pomper souvent et à m’arrêter finalement à Yenne une grande heure pour une réparation sérieuse. Je m’arrête nonobstant à Saint-Genix pour déjeuner au café au lait, une déplorable habitude que m’a laissée mon ancien régime alimentaire et dont j’ai de la peine à me défaire  ; un déjeuner aux fruits vaudrait incomparablement mieux  ; enfin, on n’est pas parfait  !
Jusqu’à Saint-Genix, le paysage n’a rien de saillant, mais il prend là immédiatement tournure  ; à droite la montagne parfois abrupte, toujours pittoresque  ; à gauche la vallée du Rhône  ; la route est étroite mais le sol est très roulant et l’on croit descendre alors qu’en réalité on remonte le fleuve  ; les brouillards sont suspendus menaçants aux flancs de la montagne  ; à la Balme on tourne brusquement à droite et l’on entre dans une gorge très resserrée que le Rhône farouche emplit à lui seul après se l’être creusée entre des masses imposantes de rochers striés de larges bandes, noires à laisser croire qu’il a plu de l’encre sur eux. La route est moins bonne, le brouillard a fait son œuvre et rendu très glissant le sol argileux  ; de temps en temps je sens la roue motrice valser d’une inquiétante façon  ; ce passage vaut, à lui seul, le voyage  ; un gâcheur de plâtre a bien essayé d’outrager la nature en collant une façade de château d’opéra-comique, en carton pâte rose et crème, aux parois d’un roc formidable qui a l’air de froncer le sourcil devant cette insulte gratuite, mais le touriste ne s’en offense pas  : s’il sait qu’on ne peut empêcher les chiens de déposer des ordures le long d’un mur, il sait aussi que la nature ne tarde pas à faire justice de ces insanités et à rejeter dans le néant les œuvres ineptes que les hommes essaient de lui imposer .
A Yenne, j’ai recours aux bons offices de M. Munot qui me rend au bout d’une heure ma monture, pneumatique et le reste, en parfait état  ; il est dix heures quand je m’éloigne de cette jolie bourgade par une route en rampe douce pour laquelle, suivant l’avis de M. Munot, je me suis contenté de 4m,40  : à Chevelu, ce développement devient trop fort  ; en effet, j’aborde là les 4 kilomètres de rampe à 7 et 8 % que m’annonce l’itinéraire Dolin et Revel  ; je me mets à 3m,30 et en bras de chemise, car malgré le brouillard dont les premières ondes m’atteignent déjà, il va faire chaud  ; après un coude sec et qui constitue ce qu’on peut appeler un tournant très dangereux, la rampe s’accentue et monte selon MM. Dolin et Revel à 8 % ; je le crois sans peine, le sol par dessus le marché est mou et collant, aussi ne tardé-je pas à appeler à mon secours la tige oscillante de M. Cadet qui me jette en avant d’aplomb sur les pédales et me permet de donner jusqu’au bout 60 tours à la minute, c’est-à-dire de marcher à 12 à l’heure : il m’a fallu pour aller de Chevelu au sommet (4.300 mètres) exactement 23 minutes. A mesure que l’on s’élève on découvre un assez joli panorama dont Saint-Jean-le-Chevelu est le centre. Deux étangs dorment à côté du bourg, source du ruisseau que j’ai remonté depuis Yenne  : tout cela éclairé par un beau soleil doit être splendide à voir  ; mais ce jour-là, c’était plutôt mélancolique  ; il faudra donc que j’y retourne, perspective qui n’a, du reste, rien de déplaisant, au contraire. Pas une habitation, pas une seule hutte, ou, s’il y en a aux abords de la route, le brouillard me les cache. Un industriel exploite pourtant là-haut quelque chose et a installé sur le bord du chemin un Decauville  ; au fait, peut-être y construit-on un miramar quelconque. En temps ordinaire il doit y avoir de la vue à ce col de la Dent du Chat dont je n’ai pu même apercevoir ni d’en bas ni d’en haut les deux pitons caractéristiques. Brouillard très humide, vent très froid, pores ouverts par une abondante et hygiénique suée et pas d’eau pour une douche  : que faire  ? L’endroit parait absolument solitaire, je n’ai pas rencontré âme qui vive eu montant et on n’y voit rien à vingt mètres. Suivons le conseil de l’Homme de la Montagne et au lieu de nous doucher avec de l’eau, douchons-nous avec de l’air froid et du brouillard. Je mets bannière au vent et pendant 30 secondes je m’expose de bas en haut aux âpres caresses d’une bise carabinée  : je me rhabille vivement, me plastronne par devant de l’Aurore, par derrière de la Libre Parole, persuadé qu’entre deux adversaires aussi ardents je n’aurai pas froid, je relève mon col, me boutonne soigneusement, remets ma chaîne sur le développement 6,04 et vogue la galère  : j’enfile la descente non moins raide que la montée qui va me conduire sur les bords du lac du Bourget.
Oh  ! l’affreuse route fraîchement chargée et de telle façon qu’il est impossible d’éviter les empierrements  ! Je n’avais pas jugé utile de me munir de mon frein arrière et ne disposais que du simple frein à patin de caoutchouc sur la roue directrice : il m’a suffi, mais en me forçant, contrairement à mon habitude, à contrepédaler énergiquement et presque continuellement  ; il n’aurait pas fallu par exemple que ce travail stupide durât 10 kilomèt. ce que je me serais hâté de me fabriquer un frein de fortune avec la ficelle et le canif que j’ai toujours dans ma poche  !
A peu de distance du sommet resplendit à travers le brouillard que le soleil essaie sans y réussir à ce moment de dissiper, un hôtel tout battant neuf  ; mais une série de tournants dangereux absorbe bientôt mon attention  : tout à coup j’aperçois une nappe d’eau qui semble un nuage au-dessus du brouillard  ; c’est le lac dont un effet d’optique rehausse sensiblement le niveau ; je m’arrête à deux ou trois reprises pour admirer  ; enfin, sorti du brouillard, je dévale de plus belle, la nappe d’eau m’apparaît maintenant beaucoup plus bas  ; la route se fait meilleure à partir de Bourdeau ; me voici au Bourget d’où, si le temps eût été beau, j’aurais fait un écart vers Aix-les-Bains  ; mais les efforts du soleil ont été vains et le brouillard non seulement persiste mais il s’accentue et tombe dans la plaine  ; l’atmosphère est saturée d’humidité et à mesure que je m’approche de Chambéry le terrain devient de plus en plus mou, tant et si bien que sous la belle allée de grands arbres qui m’amène au cœur de la ville devant la gare, je roule en pleine boue. Pas drôle du tout, vous savez. Aussi n’ai-je pas la moindre envie d’aller faire un tour en ville et je demande par quel plus court chemin je puis arriver à la route des Echelles.
Il est midi moins le quart  : on me fait traverser une passerelle, grimper au château et je me trouve en un clin d’œil devant une borne qui m’annonce : Cogoin à 2 kilomètres. C’est ma route  ; elle est pire encore que celle que je viens de quitter  ; elle a heureusement des bas-côtés dont je m’empare sans m’enquérir s’ils sont ou non cyclables. A Cogoin, séduit par l’aspect savoureux de petits pains du plus beau jaune canari, j’en achète deux que je mange en remontant à très faible allure sur un sol visqueux, gluant, et glissant comme oncques n’en vis, la vallée de Couz. Depuis Chambéry, je travaille sur le développement de 4m,40 que je ne quitterai plus de la journée même à la descente  ; il est sage de finir toujours l’étape avec un faible développement et puis l’état des routes ne se prête pas aux grandes vitesses  ; je suis déjà, faute de garde-boue, assez crotté comme cela  !
Ils sont très bons ces pains au safran et à l’anis et je vous engage à en faire provision quand vous passerez à Cogoin.
A la cascade de Couz que je puis admirer dans toute sa splendeur, vu l’abondance des eaux, je suis repris par le brouillard intense qui m’empêche d’admirer le caractère agreste et sauvage de cette vallée de Couz si bien close du côté du sud que l’on n’y accédait il y a quelque cent ans que par des échelles. Pendant 14 kilomètres, pas un de plus pas un de moins, je m’élève tantôt insensiblement, tantôt d’une façon accentuée, de 340 mètres environ, obligé le plus souvent de rouler sur l’herbe des bas-côtés pour éviter le funeste glissement latéral et le plaquage qui en est la conséquence immédiate. J’appréhende la traversée du tunnel qui doit être dans un état épouvantable. Me voici pourtant au sommet, la descente m’entraîne et, chose heureuse, à laquelle je ne m’attendais pas, je sens que ma roue motrice, bien que le terrain soit tout aussi visqueux, est moins sujette à glisser à la descente qu’à la montée sans doute parce que je n’ai pas à appuyer sur les pédales et à chasser ainsi la machine tantôt à droite, tantôt à gauche ; je puis donc aller un peu plus vite, tant pis pour mon dos qui va être constellé de la belle façon. Je m’engouffre dans le tunnel me guidant avec une fixité d’hypnotisé sur le point brillant qui marque la sortie et j’ai la chance, roulant tantôt sur des pierres, tantôt dans l’eau, le plus souvent dans la boue, sans y voir goutte, de n’être pas forcé de mettre pied à terre.
Aux Échelles c’est le bouquet  ; on dirait qu’il a plu à verse pendant 24 heures, tant est grande l’épaisseur de la boue et tant les flaques d’eau sont profondes et nombreuses. Ah  ! je n’ai certes pas envie de m’arrêter dans ce cloaque et je pédale de la pointe du pied comme un homme qui traverserait, en escarpins de bal, une rue fangeuse  ; pourtant je sens une pointe d’appétit et je croquerais volontiers les quelques pommes que j’ai dans mon sac. Qu’il est donc rationnel d’attendre qu’on ait faim pour manger et qu’on mange alors avec plus de profit pour l’estomac et de plaisir pour le palais qui trouve délicieux le fruit le plus vulgaire, le pain le plus grossier  ! Mais il me faut auparavant découvrir une source d’eau vive en un site agréable  ; je trouverai les deux réunis dans la gorge de Chaille presque au sommet de la montée très douce  ; j’étale ma carte sur le parapet et, tout en croquant mes pommes, tantôt je repasse les itinéraires déjà parcourus et m’en trace de futurs, tantôt je m’absorbe dans la contemplation des masses rocheuses qui m’entourent, du ravin profond que je domine, de toutes les manifestations grandioses par lesquelles la Nature pénètre en nous et nous force à reconnaître la toute-puissance d’un Etre supérieur, Dei ignoti.
Quelques gorgées d’eau puisées à la source limpide, dans le creux de la main, me désaltèrent suffisamment et plus agréablement qu’aucune boisson fermentée et plus ou moins frelatée ne le pourrait faire, et je reprends, très reposé par cette courte halte, le fil de mon itinéraire.
D’abord une descente de quelques kilomètres sur Pont-de-Beauvoisin, descente que je fis dans de bien meilleures conditions de terrain, il y a trois mois, en revenant de la Grande-Chartreuse. Aujourd’hui, il ne saurait être question de lâcher les pédales et de filer grand train, la route est trop boueuse et en croisant les rails du tramway qui, dans la traversée de la gorge de Chaille, passe au moins dix fois de gauche à droite ou de droite à gauche, du diable si je sais pourquoi  ; en croisant ces rails mouillés on courrait grand risque de se plaquer brutalement. Je vais donc à la petite allure que me donnent 60 tours de pédale environ à la minute et 4,m,40 de développement jusqu’à peu de distance de Pont-de-Beauvoisin où l’insistance d’un cavalier à vouloir rester devant moi me fait rapidement monter à 100 tours, vitesse de jambes qu’il est facile d’obtenir et de conserver avec 4m,40 et qui me lance à 26 kilomètres à l’heure  ; je lâche mon cavalier  ; à mon précédent passage j’avais eu à lutter de même contre un cycliste  ; les habitants de Pont-de-Beauvoisin auraient-ils gardé la tradition de ces preux chevaliers qui ne permettaient à un étranger de passer devant leur castel qu’après avoir fait preuve de bravoure et rompu une lance contre eux  ? Si tel est le cas, le pont qui sépare là la France de la Savoie a dû être témoin de nombreuses rencontres. Tant qu’on n’a pas passé ce pont, pour tous les gens du pays, on est encore en Savoie, pas en France, et la ville est du côté où l’on vit, la rive gauche étant, pour ceux de la rive droite, le faubourg, et vice versa  ; c’est ce que j’ai cru comprendre en demandant aux uns et aux autres des renseignements sur mon itinéraire  : Quand vous venez de Savoie, disent les uns, quand vous venez de France, disent les autres....
Eh, bonnes gens  ! France et Savoie cela ne fait plus qu’un, à présent que nous avons versé notre sang sur les mêmes champs de bataille, et les Alpins qui montent la garde à Chambéry sont, pour la plupart, des Stéphanois  !
Je sors de Pont-de-Beauvoisin par un raidillon tout droit qui m’aurait gêné si j’avais eu une grande multiplication, mais insignifiant devant 4m,40  ; même route en montagnes russes que celle qui s’éloigne au nord vers Morestel et Crémieux, mais sensiblement plus accentuée  ; il semble que l’on traverse ici les mêmes collines que là-bas, mais beaucoup plus près de leur sommet. C’est la réflexion qui m’est venue à l’esprit en gravissant, pour arriver aux Abrets, une côte assez longue que d’autres cyclistes faisaient à pied et qui se termine par deux ou trois cents mètres très secs.
Depuis le Pont, la route est sèche et le brouillard a disparu, il ne s’y est pas montré de la journée, et bien que dans ces parages le temps n’ait pas été, ce jour-là, aussi beau qu’à Lyon, il a, du moins, été bien plus convenable que dans la Savoie. A quatre heures, je rentrais à la gare de Saint-André-le-Gaz, pas le moins du monde fatigué parce que je n’avais, à aucun moment, excédé mes forces, alors que si je n’avais eu à mon service que la multiplication à la mode, 6m,50, j’aurais mis certainement plus de temps et je serais arrivé très las, quoique je n’aie pas eu à passer à des altitudes obéliscales, mais sur terrain mou et gluant, une rampe de 4 % en vaut une de 6 % sur bon terrain. Il est vrai qu’avec 4m,40 comme unique multiplication j’aurais tout fait en machine, sauf quelques kilomètres de la Dent du Chat, mais combien aussi j’aurais pesté contre ce faible développement moyen, si le temps m’avait favorisé  ! Du sommet de la Dent du Chat jusqu’à Pont-de-Beauvoisin, et peut-être même jusqu’à Saint-André, j’aurais alors marché bien mieux avec 6 mètres qu’avec 4m,40 j’aurais même pu utiliser 7m,50 depuis le point culminant de la vallée de Gouz jusqu’à Pont-de-Beauvoisin, la montée de Chailles étant, par le beau temps, de celles que l’on enlève avec n’importe quel développement, parce qu’elle permet de conserver l’élan, cette fameuse force vive dont il me reste à étudier les effets.
Vélocio.

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