PROMENADES ET EXCURSIONS (1889)

vendredi 13 mars 2020, par velovi

Par Vélocio, Le Cycliste, mars 1889, source Le Cycliste 1934, rétrospective p.436-437

Nous avons fait, dernièrement, moi troisième, en pleine montagne, un tour qui vaut la peine d’être narré  ; non pas que le nombre de kilomètres parcourus ait été phénoménal, le total, pour la journée, n’a pas dépassé 86, mais les difficultés de la route étaient assez sérieuses, pour qu’en rentrant, le soir, chacun de nous se soit dit   : c’est assez.
C’était le 22 septembre. Pendant que beaucoup de nos camarades, fidèles à la tradition, se rendaient aux courses de Feurs, M.... en bicyclette. Ch.... en tricycle, et moi-même en bicyclette, nous nous dirigions du côté des montagnes.
Jusqu’au Chambon nous allons comme sur des roulettes ; la montée de la Croix-de-l’Horme est enlevée gaillardement  ; le pavé de Ricamarie, les chiens qui nous y assaillent et les gamins qui nous y suivent en criant, nous font maugréer comme d’habitude, mais nous revoilà sur le macadam et, la descente aidant, nous filons bon train.
C’est à l’entrée du Chambon que débouche, à gauche, la route de St-Romain-les-Atheux. notre première et notre plus rude étape  : 8 kilomètres de montée, dont 7 à pente très roide (7 à 8 %).
Tant que nous sommes abrités des rayons du soleil par la montagne, aux flancs de laquelle serpente la route, cela ne va pas trop mal  ; mais, à mesure que nous grimpons, les sommets s’abaissent et le soleil s’élève, deux causes qui ont pour effet de nous inonder de lumière et de chaleur.
J’arrive, néanmoins, en 35 minutes, à la borne kilométrique placée juste à un retour très aigu de la route, au-dessus du ravin, et d’où l’on peut suivre aisément du regard les méandres et les sinuosités que l’on vient de laisser derrière soi. J’aperçois, au premier détour, l’ami M.... et, un peu plus bas, l’ex-président des Cyclistes Stéphanois, Ch..., qui ne va pas vite, mais qui ne recule devant aucune rampe et qui, pour finir, arrive au but en même temps que les plus pressés.
Après nous être épongés un instant, séchés au soleil et extasiés sur le magnifique tableau que l’on découvre de ces hauteurs, nous nous hâtons vers St-Romain, dont le clocher nous apparaît de temps en temps, entre les têtes des collines.
St-Romain-les-Atheux s’est fait, il y a quelques années, une réputation à St-Etienne, grâce à une certaine histoire d’un sorcier qui s’était attiré les malédictions de tous les paysans, par les sorts qu’il jetait sur les bestiaux  ; il lui suffisait, assurait-on, de dire trois mots et de faire trois signes cabalistiques, pour frapper de mort ou de maladie toute une écurie, tout un troupeau.
Aussi, lui avait-on voué une haine féroce, et un beau jour on le trouva assommé sur la route. La justice s’émut.
Quelque sorcier qu’on soit, on n’en est pas moins homme et citoyen français  ; procureur, juge d’instruction, greffiers et gendarmes se transportèrent à St-Romain. On fit des enquêtes à perte de vue et l’on arrêta même quelques indigènes, de quoi faire les éléments d’une poursuite et d’un procès, dont les débats furent très drôles par les révélations qu’on y entendit des mœurs de ce petit coin de terre, en arrière de quelque cent ans sur le reste de la France. Mais on ne put découvrir ni comment, ni par qui le pauvre sorcier avait été occis.
Cette histoire nous revenant à la mémoire, nous n’étions pas sans éprouver une certaine inquiétude en nous approchant de ce bourg à superstitions et nous nous demandions si on n’allait pas nous prendre pour des esprits.
Pas le moins du monde  ; on nous a pris, chez M. Tardy, aubergiste, quoique ce fut la première fois qu’on y hébergeât des vélocipédistes, pour ce que nous étions, des affamés en chair et en os, qu’un solide déjeuner remit bien vite d’aplomb, et en selle pour Dunières, notre deuxième étape, à 20 kilomètres.

Le sol, jusqu’à St-Romain, avait été roulant, et, sauf le raccordement qui rattache le village à la route, nous n’avions pas eu à nous plaindre sous ce rapport.
En s’éloignant de St-Romain, la route, pour éviter une rampe trop brusque, va faire un grand coude du côté de St-Genest-Malifaux, et passe sur la lisière d’un bois de sapins d’un aspect des plus poétique, les arbres n’y sont pas tellement serrés qu’on ne puisse apercevoir, derrière eux, de vastes clairières éblouissantes de soleil, pendant que nous sommes, nous-mêmes, sous une voûte très sombre  ; ces effets de lumière surprennent agréablement. Des sources, des ruisseaux, des étangs d’eau très limpide complètent le paysage qui va bientôt changer d’aspect, à mesure que nous nous élevons sur le plateau.
Ici, la vue n’est pas bornée par les ondulations des collines, elle s’étend, à gauche, jusqu’au sommet du Pilat et aux grands bois de la République  ; devant nous, des yeux perçants pourraient reconnaître la silhouette du Mézenc et du Gerbier-des-Joncs, tandis qu’à droite se détachent, au premier plan, les coteaux escarpés aux pieds desquels coule la Loire, entre Chambles et St-Victor et, dans le lointain, la masse confuse de Pierre-sur-Haute.
Le terrain continue à être très convenable  ; nous allons à petite allure, groupés, causant, devisant, ravis d’avoir eu l’idée excellente de grimper sur ces hauteurs.
Nous arrivons ainsi, après une descente de 5 à 600 mètres, au point d’embranchement de la route de Jonzieux sur celle que nous suivons, nous sommes là, sur la limite du département de la Haute-Loire et, immédiatement, le sol devient mauvais, poussiéreux, cabotant  ; cà et là, au beau milieu du chemin, des pointes de roc émergent des ornières profondes, nous forçant à passer sur le gazon, bref, notre attention est entièrement absorbée par la nécessité de choisir les passages les moins mauvais du chemin, sans quoi, nous aurions vite démoli monture et cavalier. En ce moment critique, mon huit-ressorts m’est véritablement précieux  ; les chocs, les secousses, les trépidations sont amortis avant de m’atteindre, et j’ai l’air d’un homme qui s’amuserait à se balancer sur les ressorts d’un fauteuil. Notez que les jantes de ma bicyclette ont à peine 12 mm. de gorge  ; j’avais commandé des jantes de 22 mm., mais le fabricant, qui savait mieux que moi ce qu’il me fallait, m’a envoyé des roues de machine de course, en m’expliquant que c’était les seules roues qui convinssent aux belles routes françaises. Si jamais je tiens ce bonhomme-là, je le conduirai dans la Haute-Loire, et il sera content, comme dit l’ami M... Enfin, il ne faut pas trop me plaindre, car, jusqu’à présent, les roues en question se sont bien comportées, quoique je ne les aie guère ménagées.
Nous mettons un instant pied à terre, devant le Café de la Gare, dont j’aurai, dans un prochain numéro, à vous faire un éloge carabiné  ; car, cette hôtellerie perdue au milieu des bois de Bramard, au croisement des chemins de Saint-Just, Saint-Genest, Saint-Didier et Saint-Romain-Lachalm, a été cette année et sera de plus belle, l’année prochaine, un lieu de rendez-vous, voire de villégiature, pour les cyclistes de St-Etienne.
Nous visitons les écrous, les rayons, les coussinets, et nous filons à gauche sur St-Romain-Lachalm.
Quatre kilomètres de descente nous amènent sur les bords de la Semène  ; le terrain est toujours très mauvais, et le paysage très beau et très boisé, mais l’un fait tort à l’autre.
De l’autre côté de la rivière, que nous passons sur un pont où ma monture, je n’ai pas encore compris pourquoi, me désarçonne, nous avons à gravir, en plein soleil, une montée passablement dure et longue de 5 ou 6 kilomètres, qui traverse St-Romain-Lachalm et se continue dans la direction de Dunières, jusqu’à un certain point culminant, encore dans les bois, d’où nous redescendons sur Dunières, pendant 4 kilomètres bon poids.
Nous nous arrêtons à l’Hôtel Lyonnet, à 11 heures, et, pendant qu’on prépare le dîner pour midi, nous allons faire un tour de ville  ; c’est justement jour de foire, les rues sont pleines de monde, acheteurs ou vendeurs. On crie, on se heurte, on se bouscule, nous achetons un quarteron de pêches, vingt centimes  ; c’est pour rien ; car, ces fruits qui viennent du versant méridional sont exquis  ; des melons, des raisins, des pommes sont à profusion.
Un appétit qui va crescendo nous ramène bien vite à l’hôtel où, pour 2 fr. 50, on nous sert un repas plantureux  ; on mange bien dans la montagne, et les vélocipédistes sont, en général, assez amis de leur corps, pour apprécier ces choses-là, de sorte qu’on ne va souvent faire une excursion que pour décrocher le bon dîner qui est au bout.

On voit la fin des meilleures choses  ; comme notre intention n’était pas de coucher à Dunières, il fallut bien mettre un terme aux doux farniente qui nous envahissait et rendait également paresseux le corps et l’esprit  ; il fallut se hisser en selle et mettre le cap sur Riotord, à 5 kilomètres. Une belle route presque plate et parfaitement entretenue nous y conduit piano, piano en une demi-heure  ; puis il fallut que nous en... allons-y  ! que nous enlevassions une rampe d’un roide  ! et, avec ça, le vent en plein visage. Si les gars du village ne s’étaient plantés là juste pour nous voir grimper, nous aurions bel et bien poussé, mais on nous regardait, et alors, l’amour-propre  !...
Avec des alternatives de plat et de montée, de bon et de mauvais terrain, nous arrivons enfin à un sommet d’où nous n’avons plus qu’à nous laisser rouler jusqu’à Marlhes.
Le paysage est toujours magnifique, mais je l’ai dit assez souvent, pour que l’envie d’aller le voir, à votre tour, vous ait saisis  !
De Marlhes à Jonzieux la route est divine, ce qui s’explique par le fait que nous sommes rentrés dans le département de la Loire, un peu avant d’atteindre Marlhes. En arrivant à Jonzieux, cependant, nous avons à gravir 1.500 mètres de rampe, très fatigante, sur un très mauvais sol sablonneux.
Nous oublions cette fatigue en vidant une poudreuse bouteille, qu’un ami qui nous guettait au passage, avait, à notre intention, tirée de derrière les fagots, et, sans nous attarder plus longtemps, car le soleil s’incline de plus en plus,
Majoresque cadunt, altis de montibus umbrae.
Nous filons sur Saint-Genest-Malifaux (9 kilomètres), sur Bicêtre (5 kilomètres), et de Bicêtre par Planfoy, sur Saint-Etienne, où nous entrons juste en même temps que la nuit.
Ce n’est pas pour nous faire des compliments, mais nous avons tout de même bien dormi cette nuit-là.

VELOCIO.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)