La roue qui tourne (Avril 1908)

dimanche 10 septembre 2017, par velovi

Par A. Ballif, Touring-Club de France, Avril 1908

Le Conseil a, le mois dernier, voté deux mille francs pour encouragements aux sociétés cyclistes qui organisent des excursions en groupe.

«  Encouragements au cyclisme  » ! Voilà deux mots qui sonnent singulièrement à notre oreille de vieux cycliste ; qui eût dit, il y a quinze ans, que nous les écririons jamais  !

Et cependant à aucun moment la bicyclette n’a été plus répandue qu’aujourd’hui ; jamais elle n’a compté plus d’adeptes.

Alors que l’automobile, autour duquel il se fait tant de bruit, est représenté par 35.000 rejetons (statistique officielle de l’an 1907), le père cyclisme groupe sous son toit près de deux millions d’enfants et chaque année sa famille s’accroît de plusieurs centaines de mille  !

Mais la bicyclette ne se montre plus dans les endroits à la mode  ; elle a évolué vers les emplois utilitaires.

La bicyclette, distraction mondaine, a fait place à la bicyclette, instrument de travail.

Employés des villes, habitants des campagnes, ouvriers des usines urbaines et rurales, cantonniers, facteurs, douaniers, tous adoptent la bicyclette parce qu’elle est le seul mode de transport qui ne coûte rien et qui soit à la fois un gagne-temps, une distraction et un exercice salutaire.

C’est le règne du Cyclisme utilitaire et démocratique que nous annoncions dans un article paru, sous notre signature, dans la Revue mensuelle de juin 1892, article quelque peu en avance et qui fit sourire.

Et c’est précisément parce que la bicyclette s’est faite populaire, que nombre de gens, ne la trouvant plus assez distinguée pour eux, l’ont délaissée.

Cette évolution, l’automobile l’a hâtée, certes, mais elle se fût produite toute seule et par la force même des choses.

Tout lasse, tout passe, et la curiosité de ceux qui ne recherchent que le plaisir de se montrer et n’ont pour guide que le goût du jour, se fût, d’elle-même, portée vers un autre objet.

La voiture automobile se présenta au moment psychologique, ce fut elle qui en profita.

Voyez ce qui se passe en ce moment  ; toute la curiosité va vers l’aéroplane, et nos aviateurs, nos aéroplanistes, sont les rois du jour. Avant longtemps l’engouement suscité par la voiture automobile se portera vers l’aviation  ; la voiture, définitivement entrée dans les mœurs, dans les emplois utilitaires, se classera comme s’est classée la bicyclette.

C’est le sort commun.

Cependant si les «  snobs  » — ceux qui veulent se faire voir — ont délaissé la bicyclette pour sa sœur cadette, la voiture, c’est par centaines de mille encore que se comptent ceux qui, discrètement, demeurent fidèles à cette charmante amie qu’est la bicyclette.

Seulement ceux-là s’en vont, sans bruit, par les gais chemins que dédaigne, et pour cause, la volumineuse automobile, et on ne les voit plus guère sur nos grandes routes.

Ces dernières, devenues le domaine de l’automobile à grande vitesse, ont, peu à peu, été abandonnées par le cyclisme — et l’excursion en groupe, qui les suivait habituellement, en a particulièrement souffert.

Une juste appréhension d’une part, l’incommodité de la poussière soulevée par les voitures d’autre part, ont ébranlé la belle ardeur des sociétés cyclistes.

Aujourd’hui il ne faut plus songer à excursionner en nombre dans les environs immédiats des grandes villes et de Paris en particulier, le secours du grand frère est maintenant indispensable.

Partir de bonne heure par le train , franchir une zone de 30 à 40 kilomètres, puis suivre, de préférence, les chemins de grande communication, les chemins vicinaux, meilleurs parfois que la route nationale, champêtres et charmants toujours, telle est la règle nouvelle qu’ont dû adopter les sociétés d’excursions.

De là, pour les sociétaires, des dépenses qu’ils n’avaient pas connues jusqu’alors et qui font trouver plus lourd le paiement de la cotisation ; pour les sociétés, des difficultés d’organisation, des frais généraux accrus, un trouble porté dans leur existence même.

Le Touring-Club n’a point oublié qu’il a pris naissance au sein d’une société cycliste d’excursionnistes, et il a tenu à donner tout à la fois un témoignage de sympathie et une aide matérielle aux sociétés que n’ont point découragées la gêne apportée à leur fonctionnement par la favorite du jour.

Des prix, des médailles, des subventions même pour des excursions quelque peu lointaines et devant entraîner la caisse sociale dans des frais extraordinaires, seront décernés, donnés libéralement aux vaillantes sociétés qui se vouent au développement de l’excursion en groupe, véritable école de discipline, d’énergie, source de bonne humeur, de gaieté, de santé pour la jeunesse des villes.

Nous espérons ainsi aider ces sociétés à traverser les difficultés de l’heure présente, et leur permettre d’attendre des temps meilleurs qui ne tarderont plus bien longtemps.

Il n’en faut pas douter  ; les automobilistes s’assagiront, tout comme les cyclistes se sont assagis.

L’engouement pour les grandes vitesses, fatigantes et coûteuses, se calmera ; la mode, demain, - ne fût-ce que pour changer ; — sera aux allures pacifiques et la grande route redeviendra accessible à tous.

Or la mode est la loi suprême ; en tout elle décide et ses arrêts sont sans appel.

La doctrine qui gouverne, la médecine qui guérit, la locomotion qui passionne, tout n’est que mode  !

Hier la bicyclette, aujourd’hui l’auto, demain l’aéroplane.

C’est la roue qui tourne.

A. Ballif


Voir en ligne : Gallica

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