Les lévocyclettes

mardi 15 août 2017, par velovi

Par Dr Matthieu, Touring-Club de france, Juin 1905

Si je risque ce néologisme, c’est que je n’en trouve pas de plus simple pour désigner d’un mot «  les bicyclettes à entraînement semi-circulaire alternatif et à roue libre actionnées par des leviers  » .
C’est à dessein que je complète par les mots soulignés cette définition de la bicyclette à leviers.
Bien que le mouvement alternatif implique naturellement un dispositif de débrayage — qui ajoute à l’avantage, propre à ces machines, d’atténuer le travail dans les montées et celui de le supprimer dans les descentes -, quelques fabricants se sont ingéniés (sans doute par un reste de terreur de la roue libre) à en rendre les pédales serves. Et ils ont imaginé, pour réaliser ce contresens, les plus désastreuses complications.
En général, ils se contentent de remplacer en apparence le mouvement rotatoire des pédales par leur mouvement alternatif. En fait, ils l’aggravent singulièrement par l’interposition entre chaque levier et son pignon moteur d’une bielle, qui retransforme le mouvement alternatif en mouvement circulaire continu.
Au total, une perte sèche d’autant plus sensible que cet auxiliaire à rebours, que cet intermédiaire superfétatoire est notoirement plus onéreux que la manivelle elle-même.
C’est en vérité, se donner beaucoup de mal pour troquer son cheval borgne contre un aveugle.
Et cela montre à quel point est encore mal compris le principe de ce système, qui nous paraît une nouveauté en France — d’où il est originaire —, mais qui a déjà dûment fait ses preuves à l’étranger.

Aussi ai-je voulu tout d’abord, en reprenant la suite de l’enquête que j’ai commencée sur ce sujet dans la Revue des 15 avril et 15 juin 1902, signaler l’écueil de ces complications, où pourraient se fourvoyer les constructeurs.
Et ce n’est pas seulement de quelques tentatives mal venues qui se sont fait jour en France que je veux parler, c’est aussi d’inventions exotiques «  notablement plus compliquées  » que nos modèles français primitifs.
Il me faut, en second lieu, exhorter à la patience ceux de nos camarades qui voudraient trouver tout de suite la lévocyclette parfaite. J’ai à m’excuser enfin de ne pouvoir au moins compléter ce que j’ai dit dans la Revue du 15 juin d’une machine française, conçue sur un plan d’une simplicité beaucoup plus rationnelle que les systèmes connus  : la «  bicyclette Rousset  ».
Des retards de construction, indépendants de la volonté de son auteur et qui, espère-t-il, toucheront bientôt à leur fin, ne m’ont pas encore permis de me rendre compte de son fonctionnement par des expériences personnelles.
Et c’est seulement lorsque tous les essais auront été faits et que M. Rousset sera en mesure de donner satisfaction à ses nombreux correspondants, qu’il se propose de produire toutes les explications nécessaires. On pourra voir alors que la simplicité de cette machine n’est pas seulement apparente et que son carter central, en particulier, ne contient, comme quelques-uns ont paru le craindre, aucune mystérieuse complication.

Il n’y a pas à se dissimuler que la bicyclette suédoise «  la Svéa  », qui put seule prendre part au Concours de bicyclettes de tourisme, est établie dans des conditions mécaniques beaucoup moins satisfaisantes.
Son levier de 25 centimètres est trop faible, d’autant plus que son action se rapproche ainsi davantage de celle des bras de levier variables et plus ou moins courts de la manivelle.
L’examen technique n’a pu être fait par la Commission, un écrou récalcitrant s’étant obstinément refusé au démontage de la machine.
Ce ne fut pas sa seule malchance. Ses représentants à Paris, n’ayant pas de coureur sous la main, s’étaient adressés à notre jeune camarade M. Chartier. Bien qu’il ne fût ni coureur, ni entraîné, ni familiarisé avec le maniement de cette bicyclette, il accepta de la monter, seul de sa bande et sans suppléant éventuel.
Il avait compté sans la guigne, qui devait le mettre dans l’impossibilité matérielle de faire le second tour du Tourmalet. Un dérapage, suivi d’une chute violente, occasionné par la rencontre imprévue d’un rail, l’avait mis dans un état d’infériorité manifeste. Ce qui ne l’empêcha pas d’arriver 34e à la fin du premier tour.

De tout cela il résulte  :

1° qu’aucune épreuve ne pouvait moins que celle-là donner une véritable idée de ce qu’on peut attendre des systèmes à leviers  ;

2° que le demi-succès de la Svéa reste, en somme, honorable, eu égard aux circonstances tout exceptionnelles dans lesquelles il fut obtenu.

Une critique impartiale n’ôte rien d’ailleurs aux qualités de la machine. Sa robustesse est appréciée de ceux qui s’en servent et elle rend, en montagne, une partie des services inhérents au principe de sa construction. Son appareil à cinq changements de vitesse, malgré son manque d’esthétique, est ingénieux. Mais on ne peut vraiment faire fonds, pour l’échange de ces vitesses en marche, sur le fonctionnement régulier de sa double transmission pneumatique, en partie flottante.
Combien est plus pratique la levocyclette G., que j’essaie en ce moment, mais sur laquelle je ne puis encore me prononcer en entière connaissance de cause, en raison des perfectionnements qui vont y être apportés  !
Avec ce système, basé sur un principe tout différent de celui des transmissions usuelles, il suffira de tourner une des poignées du guidon, dans le sens et la mesure voulus, pour obtenir, avec une continuité parfaite, toutes les vitesses possibles entre les deux extrêmes.
Ce sera beaucoup plus simple assurément que l’ «  Alpestre progressive  » du docteur Stillmans, de Bruxelles.
Dans cette machine, les changements de vitesse s’obtiennent par les variations du bras de levier de la puissance. Mais, au lieu qu’il suffise, comme dans la «  Rousset  » , d’un dispositif très simple pour les obtenir dans les deux sens, c’est par un double mécanisme que le pied allonge le levier et que la main le raccourcit. En outre, on n’a pas le moyen, comme avec la bicyclette Rousset, de conserver, par un déplacement rapide de la selle, l’invariabilité de sa distance aux pédales.

Avantages propres des levocyclettes.

Sans entrer aujourd’hui dans de plus longs détails, peut-être n’est-il pas inopportun de rappeler avec quelque précision les principaux avantages des lévocyclettes bien comprises.
La première qualité de ces machines — auxquelles revient la juste qualification de grimpeuses -, c’est d’augmenter de beaucoup la faculté du ralentissement.
Dans des raidillons invraisemblables, où la nécessité de conserver une certaine vitesse acquise désarçonne les meilleurs cyclistes, la lévocyclette continue, piano, sano, lontano, avec une lenteur qui n’a d’autre limite que celle imposée par le maintien de l’équilibre. Il y suffit d’un peu d’habitude et d’un système d’embrayage instantané.
Comme on prouve le mouvement en marchant, c’est en marchant très lentement qu’on prouve la suppression du point mort.
Il n’y a pas plus, en effet, de solution de continuité dans la transmission de l’effort par l’action alternante et toujours égale des jambes que dans la progression du piéton, dont un pied ne quitte le sol qu’au moment précis où l’autre y prend son point d’appui.
La courbe du mouvement des pédales donne sensiblement une ligne brisée, dont les sommets ne sauraient être assurément comparés à des points morts.
Il ne reste plus rien, en réalité, de ce temps mort de la trajectoire circulaire, contre lequel l’ankle-play le plus correct devient d’autant plus inefficace que la pédale se fait plus dure et la cadence plus rare.

Un second avantage, non moins important, des lévocyclettes, c’est l’augmentation du rendement.
On ne peut s’étonner qu’elle soit des plus appréciables si l’on considère que la direction de l’effort, s’écarte à peine de la normale et qu’au lieu de s’exercer, pour ainsi dire, sur des cosinus successivement croissants de zéro jusqu’au rayon, puis décroissants en sens inverse, il s’exerce sur un bras de levier à peu près invariable, égal au rayon, équivalent à une manivelle qui resterait horizontale.
Qu’en résulte-t-il  ? On ne saurait mieux le dire qu’en rappelant cette citation du livre de M. Bourlet La Bicyclette, sa construction et sa forme, «  Il n’y a (avec la bicyclette à manivelle) que les deux tiers de la pression du pied utilisés  ; tandis qu’un cycliste exercé peut utiliser toute la pression qu’il donne sur la pédale oscillante  ».
Il est certain que cela modifie singulièrement la détermination des conditions du travail. Ainsi s’explique comment le cycliste peut obtenir, sans aucune augmentation de dépense physiologique, mais par l’utilisation intégrale de sa dépense normale, un rendement très supérieur (i).

Troisième et quatrième avantages. — En s’accommodant de dispositifs particuliers, sortes de claviers de vitesses facultatives, les lévocyclettes tendent à réaliser le postulat capital de la machine de montagne  : la diminution de la fatigue par l’uniformité de l’effort, qu’elles complètent d’ailleurs par l’uniformité de la cadence dans les ralentissements extrêmes, au moyen d’un autre procédé. Je m’explique.
Outre le registre des changements de vitesse qu’elles donnent par des dispositifs, de valeur inégale, qui modifient l’effort en raison inverse du développement, elles disposent d’une autre gamme, descendante et chromatique, de petits développements(2), ne comportant l’adjonction d’aucune espèce d’organe, n’augmentant pas, il est vrai, la force du cycliste, mais facilitant singulièrement sa tâche en maintes circonstances.
J’entends parler des développements qu’on obtient par la seule variation d’amplitude de la course des pédales, par la réduction absolument facultative de l’angle qui la limite, par le choix instinctif des positions de flexion et d’extension les plus favorables à la progression.
Tel un piéton, qui aurait à gravir une longue suite de degrés, préférera de beaucoup des degrés de 12 centimètres à d’autres de 18. En faisant le même trajet dans un temps proportionnellement plus long, il se fatiguera incomparablement moins.
C’est ainsi qu’on peut arriver à maintenir, dans les ralentissements extrêmes, la double uniformité de l’effort et de la cadence.

Les deux «  coups de pédale  ».

Les jambes reviennent vite à cette liberté du mouvement, qui est dans leur nature et qui constitue, avec le rythme oscillatoire si voisin de celui de la marche, ce qu’il y a de plus caractéristique dans ce système.
Le cycliste se sent, à la fois, plus libre et mieux armé, plus en forme, en un mot. Ce qu’il doit, non seulement, comme on l’a vu, à la notable amélioration des conditions mécaniques et physiques de son travail, mais assurément aussi, pour une bonne part, à ce que les mouvements de propulsion et de relèvement directs des jambes sont manifestement plus physiologiques que l’action de pédaler en rond.
Non, certes, que les muscles ne s’adaptent facilement, par l’habitude et l’entraînement, à un travail pour lequel ils ne sont point faits. Mais il y a loin de cette adaptation, personnelle et passagère, à celle qui résulte de l’évolution naturelle, du développement ancestral des organes en raison de leurs fonctions.
Au surplus, cela n’infirme en rien les rigoureuses observations par lesquelles le regretté docteur Bouny fait ressortir, dans cette œuvre de science et de conscience  : L’Etude expérimentale du coup de pédale, les avantages propres du mouvement circulaire des pédales, qu’il met en parallèle, non pas, il est vrai, avec le mouvement alternatif des leviers, mais avec celui de la marche.

«  Tandis que dans la marche, dit-il, les pieds exécutent chacun pour son compte un mouvement pendulaire, accompagné de percussions brusques au moment du poser des pieds, dans le coup de pédale les flexions et extensions sont reliées par des phases de vitesse progressivement décroissantes jusqu’à zéro, puis augmentant ensuite avec une lenteur relative. Aussi, à égalité d’entraînement pour la marche et pour le cycle, un même sujet est-il capable de donner beaucoup plus de coups de pédale que de pas  ».
Et il en conclut que si, «  dans l’exécution du coup de pédale, la physiologie des muscles est en général contrariée  », il est loin de s’en suivre nécessairement un résultat mécanique mauvais.
«  Sans doute, ajoute-t-il, ce rôle contradictoire des muscles diminue le moment d’action de ceux-ci, mais la force n’est pas tout, il faut tenir compte de la vitesse, la perte d’un côté entraîne un gain de l’autre.  » Ici le gain, ce sont les cadences rapides, qu’on obtient surtout avec les petits développements et qui donnent les meilleurs rendements.

Est-il besoin de faire remarquer que la réciproque est vraie  ? En admettant un instant, par exemple, qu’à petit développement égal, la lévocyclette doive donner une vitesse moindre que la machine ordinaire, n’est-il pas toujours loisible au cycliste qui monte la première de transformer en vitesse, par l’emploi d’un plus grand développement, l’excès de force dont il dispose  ?
En réalité, la quantité de kilogrammètres économisés par la substitution du levier à la manivelle et l’action intensive du premier assurent à la lévocyclette, avec la prépondérance de la force, celle de la vitesse.
Et cela, non seulement dans les montées, mais en palier et dans les déclivités. Il est facile de le démontrer par le calcul et de s’en rendre compte par l’expérience.

Une autre cause, nullement négligeable, de la supériorité, au point de vue de la vitesse, de la lévocyclette sur la bicyclette à manivelle, ce sont les effets tout différents des deux «  coups de pédale  » qu’on obtient chaque fois que l’occasion se présente de jouer de la roue libre.
Dans le coup de pédale circulaire, le ralentissement du mouvement du genou au bas de sa course et l’impossibilité (due à la position normale en selle) de son extension complète sont autant de circonstances défavorables au lancer de la machine.
Avec la lévocyclette, c’est tout le contraire. Le débrayage, se faisant sous l’impulsion d’un rapide coup droit, par la détente à fond du membre tout entier, détermine un summum de vitesse, plus ou moins longtemps persistante.
D’autre part, il est bien évident que le parallèle établi par le docteur Bouny entre l’action de pédaler et celle de marcher ne saurait se poursuivre entre la marche et la locomotion par leviers propulseurs.
Il n’y a, entre ces deux modes de progression, aucun autre rapport commun que le libre mouvement alternatif des membres inférieurs, mettant en jeu l’action normale des plus puissants de leurs muscles.
Les deux jambes du cycliste n’ont jamais de comptes séparés ; l’autonomie de leur action est étroitement réciproque et solidarisée par un lien mécanique. Et surtout, elles n’ont à subir rien qui ressemble aux «  percussions brusques  » des pieds sur le sol.
La bicyclette à levier reste, en un mot, une bicyclette — ce merveilleux instrument de locomotion autonome, qui supprime, avec les élévations et les abaissements successifs du poids du corps, la formidable déperdition de force qui en résulte  ; mais elle réalise sur la bicyclette à manivelle un incontestable et important progrès.
De tout ce qui précède on peut, en effet, conclure qu’elle est dans son essence et qu’elle deviendra, sans doute avant longtemps, dans la pratique, quand elle aura été amenée au degré de simplicité dont elle est susceptible, non seulement la bicyclette de montagne par excellence, mais la véritable machine de course de fond.
Et cela, grâce aux changements de vitesse multiples qui découlent naturellement de son principe, grâce à son rendement intensif, résultant de l’application plus rationnelle de l’effort, grâce enfin aux conditions générales de sa construction, qui réduisent au minimum, pour un résultat déterminé, la dépense physiologique du cycliste.
Mais, si prochaine que s’annonce, par les résultats déjà obtenus, la réalisation de ces prévisions, encore faut-il savoir l’attendre. Une telle transformation de la bicyclette ne s’improvise pas du jour au lendemain.
Et, pour ma part, le choix d’une lévocyclette parmi les rares modèles existants me semble aujourd’hui prématuré.

Dr MATTHIEU.

(1) Il est exact que dans la pédale rotative il y a une partie de l’effort qui n’est pas utilisée ; mais cette partie ne travaille pas et il est assez difficile de se rendre compte de ce que le cycliste gagne à la suppression de cette partie qui ne produit pas de travail mécanique. — N. de la R.

(2) Il faudrait peut-être définir ce qu’on entend par développement d’une lévocyclette. — N. de la R.

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