Excursion pascale (1905)
mercredi 22 mai 2024, par
Excursion pascale, Vélocio, Le Cycliste, avril 1905, p. 66-74, Source Archives départementales de la Loire cote PER1328_8
À Pâques, nous avons coutume, à l’École Stéphanoise, depuis 1900, d’aller nous promener sur la côte d’Azur. La montagne nous est encore trop interdite par la neige et par la boue pour que nous nous y hasardions, et le passage du col des Grands Bois à 1245 mètres suffit pour nous donner un avant-goût des surprises qui nous attendraient au col du Lautaret, par exemple, où quelques-uns eurent, cette année, la velléité de nous entraîner. Tentative qui ne résista pas à l’aspect embrumé des lointains alpestres alors-que, du côté de la mer, le ciel s’azurait, l’horizon souriait et le vent nous poussait.
Nous partîmes en plusieurs groupes ; les uns par la route, les autres par le P. L.-M., et nous eûmes le plaisir de nous rencontrer à différentes reprises, tantôt entre Stéphanois, tantôt avec des Lyonnais, des Tarasconnais, des Beaucairois, des Marseillais, voire des Parisiens, tous polymultipliés. Ah ! certes, les temps sont changés ! La propagande par le fait et par la plume, à laquelle Le Cycliste s’est consacré depuis 1896, a fini par porter ses fruits,
et en cette année 1905, la dixième de l’ère de la polymultiplication, on ne rencontrera plus, je crois, de cyclotouristes monomultipliés dans nos régions favorites, sauf des étrangers, des anglais surtout, qui tombent plus que jamais de la lune quand ils nous voient gravir, en causant et le sourire aux lèvres, les rampes les plus invraisemblables auxquelles ils font régulièrement les honneurs du pied. Drôles de gens qui ne sont à la tête du progrès que lorsque celui-ci marche à reculons.
Mon excursion pascale de 1905 a eu beaucoup de ressemblance avec celle de 1900, avec laquelle, à plusieurs points de vue, il m’a semblé intéressant de la comparer. Comme en 1900, j’avais fait cette année, trois semaines auparavant, le trajet Saint-Etienne-Marseille et je partais avec un jeune compagnon D..., âgé de 18 ans et végétarien strict depuis deux ans. Quant à moi, j’ai malheureusement 52 ans et si j’ai pu faire notablement mieux qu’en 1900, je doute fort qu’en 1910 je puisse faire aussi bien, tandis que D..., s’il persévère, fera certainement beaucoup mieux. Ainsi se trouvera vérifiée l’opinion que j’ai émise à plusieurs reprises et qui a rencontré beaucoup d’incrédules : : que le rendement du moteur humain alimenté rationnellement est susceptible de s’accroître dans des proportions extraordinaires et que les cyclistes qui auront eu le bonheur de devenir végétariens dès leur enfance pourront augmenter sans plus de fatigue, une fois parvenus à l’âge de pleine force, de 26 à 30 ans, d’au moins 50 % nos étapes actuelles, c’est-à-dire qu’ils iront, dans la journée, de Saint-Étienne à Nice aussi aisément que nous allons aujourd’hui de Saint-Étienne à Marseille après dix ans seulement de régime végétarien. Ce régime n’accroît pas la force musculaire, je le concède, mais il accroît l’endurance, la force de résistance de l’organisme d’une façon remarquable. Je ne connais pas de créophage capable de résister, pendant plusieurs jours consécutifs à un végétarien, à raison d’étapes-transport de 250 kilomètres en pays accidenté, même lorsqu’il se comporte en parfait végétarien pendant les périodes de travail. Un créophage, très vigoureux le premier jour, faiblit le deuxième jour et reste fatalement en arrière le troisième jour. Il n’avouera pas qu’il est fatigué, car il ne s’en rendra pas compte, mais il n’aura plus d’entrain, se plaindra du ventre, ou de la gorge, ou des articulations et les symptômes de la fatigue anormale, différents chez chaque individu, se manifesteront.
D... montait une bicyclette à deux chaînes, à six développements interchangeables en marche deux à deux ; j’avais choisi le n° 4 dont je vous ai entretenu le mois dernier et qui a trois développements 6m,3o. 4m,5o et 2m,9O en marche par trois chaînes.
Nous partîmes à 3 heures moins dix ; la pluie battante dont nous avions été gratifiés deux jours durant avait cessé depuis 5 heures seulement. C’est dire si nous trouvâmes de la boue, et quelle boue ! en montant à Planfoy ; à l’altitude de 1.000 mètres, la boue fit place à la neige dont l’épaisseur allait crescendo jusqu’au col ; il gelait ferme et les ornières dures et profondes nous désarçonnèrent maintes fois ; nous dûmes même aller à pied assez longtemps pendant les 10 kilomètres (borne 79 à 89) qui constituent le passage difficile en hiver de nos Cévennes.
Toutes ces causes de retard ajoutées les unes aux autres firent que nous n’arrivâmes à Andance qu’à 6 heures 5. La descente avait été ralentie par la boue, mais sur les bords du Rhône nous trouvâmes bonne route et bon vent. On prit l’allure transport et à 7 h. 25 nous étions à Valence (92 kilom ), à 9 h. 10 à Montélimar (136 kilom.), à 11 h. 15 à Orange (188 kilom.), où l’on fit une courte halte pour aller voir le théâtre romain et se lester de quelques provisions. Nous avions déjà, chemin faisant, englouti une livre de pain, des figues et 600 grammes de chausson aux pommes. A midi, nous étions à Sorgues (205 kilomètres) avec un de mes pneus crevé depuis Bédarrides, où nous avions vainement essayé de nous échapper vers Cavaillon pour couper au plus court. Une erreur nous avait ramenés sur la route nationale après un oblique à droite qui nous avait permis de juger de la force du vent de nord-ouest que nous avions, ce jour là, pour auxiliaire.
Dans un bar à gauche, à l’abri du mistral, nous réparâmes non seulement le pneu, mais notre estomac, en faisant une longue entaille dans un plum-pudding au riz que j’avais emporté et que je recommande comme excellent et agréable reconstituant en cours de route. Il conviendrait seulement de le faire confectionner sous une forme plus portative et plus maniable que la forme classique de ces substantielles friandises. On pourrait par exemple les mouler en cylindres de 5 ou 10 centimètres de hauteur et de 2 1/2 à 3 centimètres de diamètre qu’on logerait facilement dans des tubes en papier-linge qui, vides, tiendraient très peu de place. On aurait ainsi, sous la main, des cartouches de 10, 20 ou 30 kilomètres promptement digérées et assimilées. De semblables cartouches de macaroni ou de tout autre aliment végétarien seraient également utiles et il serait intéressant de faire en cours de route des expériences comparatives entre la valeur nutritive de ces différentes alimentaires, que dans un temps plus ou moins éloigné nous trouverons sans doute chez tous les pâtissiers. A 18 heures, nous quittons Sorgues ; nous filons grand train. D... très gai fredonne des airs de pas redoublé et se déclare enchanté du Midi ; pas d’autres, le soleil est chaud mais le vent est froid, et les passants que nous croisons sont emmitouflés jusqu’aux oreilles ; à peine avions-nous dépassé Senas que le pneu de D... pincé entre la jante et un caillou, rend l’âme ; la réparation est faîte vivement et nous voici bientôt à Pont-Royal, au pied de 30 kilomètres de collines que nous devons franchir pour atteindre Aix (210 kilomètres), où nous entrons à 16 heures 1:4. Courte halte de vingt minutes pendant laquelle une trempette de pain dans du café nous maintient sous pression, et nous nous hâtons vers Saint-Maximin ou nous avions vaguement donné rendez-vous à 17 heures, à nos amis de Marseille qui en partaient d’ailleurs à l’heure même où nous arrivions à Aix ; nous avions peu de chance de se rencontrer ce jour là.
La première fois que j’avais eu à faire à le trajet Aix-Saint-Maximin, je m’étais informé auprès d’un olibrius quelconque, pas touriste pour deux sous certainement, s’il valait mieux passer par Urets ou par Chateauneuf-le-Rouge et j’en avais reçu la réponse que la route par Chateauneuf était mauvaise et délaissée et que celle par Urets valait incomparablement mieux. J’avais donc passé par Urets et, depuis lors, je continuais à passer par Urets sans me dissimuler que cette route était bien ennuyeuse : je décidai, cette fois, de remonter par Chateauneuf-le-Rouge, et nous n’eûmes, fichtre pas à nous en repentir. La route, il est vrai, est un peu plus accidentée, mais le sol en est très bon et la vue est fort belle, surtout à l’heure où le soleil s’inclinant à l’horizon fait saillir les moindres reliefs de ce sol historique. Dès la sortie de la ville, on longe un ravin dont le pittoresque m’a toujours plu beaucoup, puis en s’élevant vers Châteauneuf, on s’approche du mont de Sainte-Victoire qui ressemble à un énorme rocher gris lavé par les pluies qui en enlèvent les moindres traces de végétation. Plus près de nous une colline dentelée, crénelée comme un mur de forteresse, s’étend parallèlement au Sainte-Victoire aux flancs duquel elle va mourir dans la direction de Pourrières ; la plaine ondulée se développe à droite et à gauche de la route, tantôt boisée et presque inculte, tantôt cultivée avec soin, mais toujours rouge comme si elle venait d’être ensanglantée par une nouvelle hécatombe de Cimbres et Tentons.
Sous les rayons du soleil couchant, cette terre rouge parsemée de maisons blanches, d’oliviers poussiéreux, de prés d’un vert intense, dominée par la colline éventrée aux flancs rougeâtres, elle-même écrasée par la masse grise du mont Sainte-Victoire, tout cela formait un tableau d’un coloris extraordinaire que nous ne nous lassions pas de contempler... sans pourtant cesser de pédaler vigoureusement. Nous dépassons trois diligences du bon vieux temps qui trottaient devant nous : les descente nous emmènent à de folles allures, grâce au vent toujours favorable, mais dont la force va faiblissant à mesure que le soir approche, nous voyons à la fois Trets à droite et Pourrières à gauche, nous nous rapprochons du mont Aurélien et le profil de la Sainte-Baume se distingue au loin. A ce moment, par un étrange jeu de lumière, la teinte grise du rocher de Sainte-Victoire se mue en violet et l’on dirait que la montagne s’est couverte d’un manteau de velours tant est douce à l’œil cette nouvelle coloration.
La route se resserre en traversant Pourcieux, et après quelques dernières ondulations, une belle descente nous entraîne sans danger à la vitesse limite, car la route est libre et droite, jusqu’à Saint-Maximin ( 325 kilom.) Il est 18 heures et quart ; nous pouvons compter sur une heure et demie de jour, mais à moins d’y arriver en pleine nuit, nous devons renoncer à atteindre Fréjus où nous attendent nos amis ; les deux heures de retard dont la boue et la neige ont été la cause, le matin au départ de Saint-Étienne, nous manque maintenant, mais il est hors de doute que l’étape Saint-Étienne-Fréjus en 18 ou 19 heures est dans les moyens de tous les adeptes de l’École Stéphanoise.
Jusqu’à présent, nos machines ne nous ont pas causé d’embarras, bien que nous ne les ayons pas gratifiées de la moindre goutte d’huile ou de pétrole, traitement que je ferai subir à la mienne jusqu’au bout du voyage sans qu’elle s’en formalise, mais à Saint-Maximin, une des deux roues libres des grandes vitesses de D. devient capricieuse. Elle a des ratés, puis devient folle un instant, se laisse ensuite reprendre ; bref, il faut la visiter et la nettoyer et cet incident abrégera encore notre étape.
Nous faisons bon train les jolies descentes de Tourves, moins vite les 10 kilomètres suivants parce que nous devons nous servir presque uniquement de nos développements moyens 4m,40 et nous nous allumons les lanternes à Brignoles (345 kilom.) à 19 heures et quart. Après Brignoles, quelques raidillons suivis d’une longue descente que nous devons faire lentement à cause de l’obscurité croissante et de la rugosité du sol . il a plu beaucoup par là, la veille et l’avant-veille ; à Flassans (359 kilom.) la nuit est venue, il est 10 heures ; nous sommes à 50 kilomètres de Fréjus, nous nous arrêtons à l’unique hôtel du village. Mon compteur marque 364 kilomètres ; c’est en somme une belle étape pour mon jeune compagnon qui n’avait jamais dépassé 250 kilomètres et qui n’a pas eu un instant de défaillance, grâce, je le répète, à son alimentation exclusivement végétarienne. Par exemple, le sommeil l’accable ; à peine a-t-il soupé qu’il va se mettre au lit où il s’endort immédiatement. Donc, pas de fatigue excessive, pas de surmenage, mais une bonne et saine journée de travail, d’où son organisme sort trempé et non affaibli.
J’entends d’ici bien des gens murmurer contre de tels traitements infligés à des organes qui n’ont pas encore atteints tout leur développement et j’éprouve le besoin de m’expliquer, currente calamo, une bonne fois, sur la question du surmenage.
Où commence le surmenage ? Qu’entend-on par journée de travail normal ? Un travail normal est celui que l’on peut produire chaque jour sans avoir jamais besoin de repos autre que celui des heures de la journée pendant lesquelles on ne travaille pas. Travailler normalement, c’est donc travailler pendant un certain nombre d’heures, 8 heures par exemple, se reposer pendant le reste de la journée, donc pendant 16 heures, et recommencer indéfiniment. Pour que le travail reste normal, il faut donc qu’il y ait toujours parfait équilibre entre les recettes et les dépenses, que le travailleur n’entame jamais ses réserves.
La durée du travail doit nécessairement varier selon son intensité ; si le travail consiste en efforts violents, sa durée pourra n’être que de 3 ou 4 heures sur 24 ; s’il consiste à rester assis sur une chaise ou à bailler aux corneilles, il pourra sans doute durer plus longtemps, c’est à dire 10 ou 19 heures ; mais le seul fait de respirer et de vivre constitue déjà pour nos organes un travail suffisant pour qu’ils aient besoin d’au moins 12 heures de repos sur 24, sous peine de se débiliter ; ce travail obligatoire n’est augmenté que d’un pourcentage relativement faible quand le travail facultatif n’exige pas d’efforts anormaux, j’entends par là des efforts qui élèvent la température du corps ou augmentent le nombre des pulsations au-dessus de ceux d’un homme s’agitant comme nous nous agitons tous dans la vie ordinaire.
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Afin de fixer un peu les idées par des chiffres, il me parait raisonnable de dire qu’un oisif est aussi fatigué au bout de dix heures de sa vie oisive qu’un travailleur qui a marché pendant ces 10 heures en terrain horizontal à 4 kilomètres à l’heure ; température du corps et nombre de pulsations ne doivent être guère plus élevées chez l’un que chez l’autre. J’entends bien qu’ils soient tous les deux également bien portant et que le marcheur soit suffisamment entraîné pour que la courbature spéciale aux muscles non entraînés n’entre pas en ligne de compte.
Dans les mêmes conditions, un cycliste qui pédalera 10 heures sur 24 en terrain horizontal à une allure - mettons dix à l’heure - correspondant à celle de 4 kilomètres pour piéton, ne se fatiguera pas davantage que celui-ci, et par conséquent que l’oisif sédentaire. La ration de sédentaire lui suffira donc sans que ses réserves soient entamées le moins du monde, parce que le travail supplémentaire dont le résultat est visible puisqu’il s’agit de terrain parcouru, est si peu de chose à côté du travail obligatoire auquel la nécessité de vivre condamne notre organisme à l’état de sédentarité, que nous pouvons n’en pas tenir compte.
Le piéton qui parcourra 40 kilomètres, et le cycliste qui en fera 100 sans que, à aucun moment, le nombre des pulsations et la température du corps soient augmentés, pourront continuer indéfiniment. Pour tout autre genre de travail, on peut trouver des équivalences / tourneurs, manœuvres, comptables pourraient être assimilés au piéton et au cycliste que j’ai choisi comme terme de comparaison. Non seulement il n’y a pas ici de travail normal, mais encore on peut dire qu’il n’y a pas de travail du tout, puisque la ration de sédentarité suffit pour compenser les dépenses de l’organisme. C’est en somme le cas de beaucoup de travailleurs. Mais la note change dès lors que le travail oblige à des efforts excessifs qui augmente le nombre des pulsations, activent la circulation, élèvent la température et déterminent une sudation plus ou moins abondante. Les circonstances extérieures, une chaleur tropicale par exemple, modifient aussi les conditions de travail et les répercussions sur l’organisme.L’essoufflement et la courbature des muscles sont les sentinelles chargées de nous avertir qu’il y a des bornes que tout homme de bon sens ne doit pas dépasser.
La situation même abondante n’est pas une indication dont on doive trop s’inquiéter, elle est d’ailleurs bienfaisante et élimine des déchets que les autres émonctoires n’évacueraient peut-être pas aussi complètement et aussi vite. Cependant des qu’elle se manifeste, se manifeste aussi le besoin de boire et de manger davantage. La ration de sédentarité devient insuffisante, il faut recourir à la ration de travail mais tant que la ration alimentaire suffira pour récupérer intégralement les dépenses de l’organisme, c’est-à-dire tant que le poids du sujet ne diminuera pas, il n’y aura pas de travail excessif, pas de fatigue anormale. LE sujet sera capable de continuer sans défaillance de jour en jour. Bien entendu, la durée du travail ne devra pas excéder celle dont l’expérience et le bon sens semblent avoir fixé le maximum, pour la généralité des travailleurs, à 10 heures, tous repos déduits, par 24 heures.
Je prétends donc qu’un cycliste qui pédalera pendant dix heures consécutives ou 2 fois cinq heures ou 3 fois deux heures et donc par 24 heures, sans être à aucun moment essoufflé ou courbaturé, quel que soit le nombre de kilomètres qu’il aura couverts pendant ce temps, pourra continuer pendant le lendemain et les jours suivants sans fatigue anormale, à la seule condition de s’alimenter convenablement.
La question de l’alimentation et celle de la vitesse de marche échappent évidemment à toute règle fixe et invariable. Il y a de grandes différences entre les moteurs humains ; c’est à chacun de connaître son moteur, muscles, cœur et estomac, et de lui demander juste ce qu’il est capable de donner. Tel pédalera sur un terrain donné à l’allure moyenne de 25 à l’heure, alors que tel autre ne pourra dépasser 20 et peut-être 15. Ces différences, qui peuvent fort bien être du simple au double, tiennent à plusieurs causes. D’abord, les forces musculaires qui diffèrent sensiblement d’un homme à l’autre, ensuite le degré d’entraînement à l’exercice spécial auquel on s’adonne, puis la science que l’on a acquise dans l’application de la force, l’adaptation plus ou moins parfaite de l’homme à la machine ; d’autre part, le régime alimentaire habituel, enfin, la façon de s’alimenter en cours de route ; l’habileté à tirer parti des circonstances extérieures entre aussi en ligue de compte.
Je ne dis rien de la qualité, du rendement des machines et des pneumatiques que je suppose identiques mais qui pratiquement, diffèrent parfois beaucoup et expliquent des inégalité
gnon dormir la grasse matinée et je partis seul à 4 heures et demie lui donnant rendez-vous à Fréjus dans l’après-midi. Il devait se contenter d’aller le matin à Saint-Raphael flâner sur les bords de la mer qu’il allait voir pour la première fois.
Je me hâte dans l’espoir de retrouver avant leur départ les amis qui avaient dû nous y attendre la veille, mais une crevaison qui nécessita deux démontages du pneu avant m’enleva toute chance ; j’avais déjà perdu dix minutes avant Vidauban, par l’entêtement d’un mulet à fuir devant moi comme si j’étais le diable. Je fus obligé de me dissimuler derrière un arbre pour que le conducteur, qui avait eu le tort d’abandonner son attelage sur une route où passent tant d’autos, de motos et de bicyclettes, pût rattraper sa bête après 3 kilomètres de pas gymnastique.
En voyant l’état du sol raviné par des pluies récentes entre Flassans et Le Luc, où l’on sort de la région montagneuse, je regrettai moins de n’être arrêté à Flassans ; ces 9 kilomètres de montagnes russes assez raides n’auraient pu être faits que très lentement la nuit à cause des ornières sèches, tandis qu’à l’aube ce fut un charme de les négocier à la vitesse limite malgré quelques tournants assez scabreux. J’assistai à un beau lever de soleil et je traversai Fréjus à 7 heures ; j’ai su depuis que l’aurais pu y rencontrer encore un des meilleurs rétroïstes lyonnais M. G. qui n’en partit qu’à 9 heures. MM B. et P. de Marseille et G., rétroïste parisien, étaient parus de grand matin. Pendant que, à Saint-Raphaël, je déjeunais et expédiais quelques cartes postales, l’express amenait un rétroïste de Tarascon M.B que je rencontrai, devant la Poste, par le plus grand des hasards, et qui voulut bien m’accompagner. Décidément, les rétroïstes sont en train de devenir légion. M. B. fut un compagnon charmant ; comme tous les adeptes de l’École Stéphanoise, il estime plus que tout la beauté de la la nature et n’aime rien tant que les excursions en pays accidenté : nous allions. dans 1’Esterel
être servis à souhait, car s’il est au monde un pay.. qu’on puisse avec raison appeler accidenté, c’est bien ce coin de terre que la sollicitude éclairée du T.C.F. a mis si heureusement en relief en le dotant d’une route qu’on ne revoit jamais sans la trouver plus belle. Nous demandons maintenant au T. C. F.. car les cyclotouristes sont insatiables, de prendre en main la réfection de la roule du Lavandou et de la prolonger même, toujours en corniche, jusqu’à Saint -Tropez.
Trains du matin et voilures ont amené déjà jusqu’à Agay. et un peu au delà, de nombreux promeneurs : depuis deux ans on a construit beaucoup de petites villas et le pays change d’aspect à vue d’œil ; la circulation est active et, j ça et là, maints débris significatifs attestent les ébats champêtres des citadins qui viennent déjeuner sur l’herbe. Au Trayas, nous quittons la route, et par un chemin non cyclable même pour la rétro à cause de l’état du sol plutôt que de la pente qui est pourtant fort raide, nous nous élevons rapidement au col des Lentisques d’où l’on a une bien belle vue sur la Corniche et sur la mer. Nous gagnons ensuite le col de Notre-Dame, puis les Trois-Termes par une route forestière qui me parait beaucoup mieux entretenue qu’en 1900. Nous descendons enfin par une pente très rapide jusqu’au Tremblant, à quelques kilomètres de Cannes, sur la route nationale que nous allons remonter pendant 8 kilomètres afin de nous trouver au rendez-vous fixé de midi à 14 heures à l’auberge des Adrets. Nous y mettons pied-à-terre à midi et quart. MM. le Dr R., B., F., P. et L. de Marseille s’y trouvent déjà réunis autour d’un menu végétarien, tous venus par la route, ayant sillonné l’Esterel dans tous les sens.
Je laisse à penser la cordialité qui régna d’un bout à l’autre du repas et — nous étions tous polymultipliés — avec quelle pitié on parla des monomultipliés réduits à ramper dans la plaine ou à mettre pied-à-terre même devant les rampes anodines de la Corniche, de l’Esterel, où nous en avions rencontré plusieurs poussant leurs machines.
A 14 heures on se sépara ; les uns pour continuer une excursion qui avait pour but les gorges du Loup près de Grasse ; les autres, dont j’étais, pour refaire ensemble la si jolie route de Sainte-Maxime et s’en aller ensuite excursionner. qui vers Hyères et Toulon, qui à travers les monts des Maures.
A Fréjus, D. tout à fait dispos nous attendait enchanté de tout ce qu’il voyait depuis le matin en un pays si nouveau pour lui. On fila sans plus tarder du côté de Sainte-Maxime. Cette route, si roulante quand j’y passai pour la première fois, en 1.900, est maintenant bien abîmée par les automobiles : tels virages sont de véritables trous de sable que l’on n’aborde pas sans craindre le dérapage, et bien des parties droites sont affreusement labourées par ces monstres à folle vitesse qui deviennent un véritable fléau pour les belles routes du midi et d’ailleurs.
La mer, si tranquille le matin, commence à s’agiter, indice de mistral pour le lendemain. Dans une anfractuosité où l’eau, claire comme un pur cristal, vient mourir mollement, nous prenons le bain de jambes habituel et nous goûtons. Ensuite, courte halte à Sainte-Maxime, envoi de cartes postales et, à La Foux, à l’intersection de la route de Saint-Tropez, dislocation du groupe. B. et D. choisissent la route du littoral et continueront le voyage par Hyères, Toulon et Marseille. Mon jeune compagnon stéphanois est encore à l’âge heureux où les grandes et bruyantes
agglomérations intéressent, retiennent l’attention, ùu les monuments pourtant si fragiles des hommes, semblent construits sur du granit, où la façade de la civilisation charme les yeux et cache à l’esprit sa vanité, son néant. Il y a d’ailleurs des fêtes à toulon où il rencontrera d’autres groupes de cyclotouristes stéphanois.
MM. Benoît et Pélissier de Marseille et moi, nous allons franchir la chaîne des Maures par la Garde-Freinet et nous irons le lendemain excursionner vers les sources de l’Argens.
Par un raccourci dont le sol est tout juste passable par moments, nous évitons Cogolia et filons droit vers Grimeaud, village perché sur un éperon et dominé par les ruines du chateau moyenageux. Ce bourg doit avoir son histoire ; à l’époque où les sarrazins envahirent la provence, Grimaud, sentinelle avancée, dut être un centre de résistance et s’opposer au passage des Maures à travers les montagnes auxquelles ils ont laissé leur nom.
Actuellement ; nous ne trouvons sur la route, en fait de défenseur du col que nous allons franchir, que des brochettes de jeunes filles vêtues de couleurs éclatantes desquelles quelques pantalons rouges en congé semblent ternes. Les traits qu’elles nous décochent sous forme de Lazzi en un patois que je ne comprends guère, ne nous font pas grand mal et mes compagnons ripostent dans le même langage. On n’a pas besoin de la chaleur communicative d’un banquet pour être expansif dans le midi ; le soleil suffit à échauffer les têtes ; cependant nous n’en souffrons pas du soleil, en ce moment et il fait plutôt frais ; à la garde Freinet il fera même froid.
Nous grimpons et mes compagnons m’avertissent que cela va durer 11 kilomètres : puis voilà que nous redescendons pour franchir un ravin, histoire de corser davantage le pourcentage de la pente qui ne dépasse jamais portant une honnête moyenne. Le sol est parfait ; la vue devient graduellement de plus en plus étendue, on finit par dominer une vaste plaine ondulée et des collines boiséed par-dessus et entre lesquelles on aperçoit la mer. Une halte auprès d’une fontaine au moment où nous entrons dans la région des châtaigniers qui sont la richesse de ce pays et qui couronnent d’une épaisse verdure les sommets des Maures.
Présentement, les feuilles sont absentes et la verdure fait défaut, mais dans un mois, quand tous ces châtaigniers seront en fleur, le coup d’œil sera féerique. La route s’élève par d’incessant zigzags et les virages sont fréquents ; à l’un deux nous nous trouvons nez-à-nez avec une automobile qui sans bruit à grande allure ; nous sommes heureusement, elle et nous, chacun à sa droite et nous en sommes quittes pour un frisson de surprise ; les autos devraient toujours corner en arrivant à un virage.
Un instant après, nous mettons pied à terre à la Garde-Freinet, il y souffle un mistral à décorner tous les taureaux de la Camargue. Ah ! certes, nous ne risquerons pas de nous emballer à la descente. Il paraît que, toute l’année, les habitants de ce bourg haut perché sont ventés de cette façon, tantôt du nord et tantôt du midi. L’air doit y être d’une pureté à faire mourir d’envie tous les sanatoriums du monde et je m’étonne que la Garde-Freinet ne soit pas encore le siège d’une cure d’air de premier ordre.
Nous nous calfeutrons de journaux et nous filons... pas trop vite à cause d’abord du vent, puis de l’état de la route aussi mauvais de ce côté qu’il est bon de l’autre, et enfin de l’obscurité croissante dont ma myopie est fort contrariée.
Je retarde l’allure de tout le groupe par mes hésitations, dès qu’une tâche, une ombre, un rien me semble suspect. C’est que les pierres abandonnées sur les routes de montagne par les charretiers m’ont joué trop de mauvais tours pour que je ne sois pas devenu prudent à l’excès. Règle générale, il ne faut pas se hasarder à pédaler de nui que sur les routes larges et droites des plaines ou des plateaux ; la montagne avec ses routes en lacets oblige à trop de lenteur ou expose à trop de dangers. Si la vieillesse a de nombreux inconvénients, on ne peut lui refuser un avantage : celui de rendre sage ; je sens que je le deviens et, bien que j’estime toujours utile et salutaire de ramasser de temps en temps quelque pelle du genre de celle que je cueillis à Ensuès, il y a juste trois semaines, afin de s’assurer que le corps est toujours souple et l’organisme sain, je me hâte d’ajouter qu’il serait dommageable de répéter trop souvent de telles expériences, une fois l’an suffit.
Le versant nord que nous dévalons si lentement est peut-être encore plus boisé que le versant sud ; en 1900 nous passâmes là avec R... venant de Sainte-Maxime par Mayons, Gonfarons et Plassans ; le sol était alors meilleur et malgré le vent du nord qui faisait rage aussi, j’avais gardé de ce coin de terre boisé, raviné, pittoresque et désert, un bon souvenir que je ne parviens pas à raviver. J’ai eu tort décidément de passer là de nuit, d’autant plus que le trajet jusqu’au Luc nous parut interminable à travers la plaine inhabitée où nous heurtions parfois à des parties de route fraîchement rechargées qu’il fallait franchir à pied, avec la crainte d’une erreur toujours possible. Il y a, comme cela, des fins d’étapes qui sont déprimantes, parce qu’on s’est trompé sur leur longueur, parce qu’on va moins vite qu’on ne le croit, parce qu’on a faim, bref pour bien des raisons : celle-ci en fut une et nous saluâmes de trois soupirs de contentement la gare de Luc d’où trois kilomètres vivement négociés nous amenèrent, à 20 heures bien sonné, à l’hôtel du Parc, alors qu’un de nos amis de Lyon que j’avais manqué le matin à Fréjus, descendais à la même heure à l’hôtel de la poste, à cent mètres de nous. Bizazerrie des chose ! On se rencontre parfois sans se chercher, et quand on voudrait se trouver on se coudoie san s se voir.Les deux hotels sont bons et recommandables, bien que leur prix, revus, corrigés, et augmentés, depuis que meussieurs les chauffeurs fréquentent par là, soient notablement plus élevés que ceux de Flassans où pour 2 fr 25, nous ayons eu la veille un bon repas et un bon lit, dans un hôtel d’un primitif fait pour me plaire. Mon compteur marqua 1 ?? kilomètres pendant cette journée.
Dès cinq heures, nous étions prêts à partir ; le mistral était déjà fort, il avait soufflé toute la nuit. Nous allions prendre l’Argens à l’entrée de Vidauban et le remonter par une petite route assez bonne à l’ordinaire, mais que des pluies récentes avaient profondément orniérée ; l fallut donc veiller au grain avec mes petites roues de ?? centimètre qui entrent dans les trous plus facilement qu’elles n’en sortent. Par une pente ????entre des collines de moyennes altitudes qui nous défendent contre le vent, nous remontons un frais et joli vallon, en côtoyant ça et là la rivière aux eaux limpides et abondantes. Son cours est nettement indiqué par les arbres touffus qui la bordent, entre lesquels on l’aperçoit parfois, dormant au soleil dans une éclaircie, ou fuyant rapidement sous un arceaux de branches qui la dérobent aux regards. C’est de la nature mignonne et riante. Un instant après, nous entrons dans une nature plus revêche, ça monte assez ferme, les collines sont nues ou couvertes de maigres taillis ; nous arrivons ainsi au village du Thefouet ??, et toujours à travers bois, à 3 ou 4 kilomètres plus loin, nous atteignons l’abbaye du même nom, situé dans un pli de terrain, à côté d’une source abondante et fraîche.
Un vieux bonhomme toussotant nous introduit dans le monastère, propriété communale dont il a la garde ; une ruine à l’état de neuf et qui date pourtant ; nous assure Mr Benoit, du douzième siècle. Les murs, les piliers de porphyré, les collonnettes de marbre, tout parait intact, robuste et capable de résister indéfiniment aux injures du temps.
On nous montre les cellules des pères ayant vue sur un jardinet bien clos, la cuisine, le préau, l’église ; malheureusement, la plupart des explications que nous donne notre ciceronne sont perdues pour nous, il parle un patois presque inintelligible même pour des oreilles provençales.
Comme tous les monuments victimes de la curiosité publique, les murs ont subi l’outrage des noms et inscriptions stupides gravés à la pointe d’un couteau.
Nous étions arrivés à l’abbaye par une descente rapide, nous nous éloignons par un raidillon carabiné du sommet duquel le regard peut embrasser dans son ensemble le site pittoresque qu’avaient choisi les fondateurs de cette chartreuse pour y vivre loin du tumulte du monde ; des bois à perte de vue, une solitude complète entourent aujourd’hui ce tombeau, témoin muet de centaine d’existence humaines dont l’histoire serait intéressante pour ceux qui aiment vivre dan s le passé plus que dans le présent.
Nous avons enfin fini de grimper ; voici qu’une descente tantôt rapide tantôt modérée nous entraîne vers le lit d’un ruisseau où nous trouvons, à 6 ou 7 kilomètres de Carces ?, une jolie route, roulante au possible, qui suit toutes les sinuosité du ruisseau, si bien que par moment le vent nous prenant en poupe, nous filons à grande allure.
Carcès est bientôt atteint ; l’heure du petit déjeuner a depuis longtemps sonné et en face de l’hôtel Amie, dans un café où l’on se met en quatre pour nous procurer du lait, introuvable malheureusement, nous déjeunons d’œufs à la coque et de fromage ; nous y apprenons que le cyclisme est florissant à Carcès, que le vélo-club y compte 70 membres, tous très actif, mais que des machines lourdes et encombrées comme le sont les nôtres n’auraient aucun succès auprès des amateurs du pays qui n’estiment que les 9 ou 10 kilos et les pneus crayons ; cependant, la polymultiplication aurait bien sa raison d’être dans cette contrée moyennement accidentée il est vrai, mais où le mistral double et triple l’intensité des rampes quand on l’a contre soi. Nous allons nous en apercevoir bientôt, car flânant depuis le matin, nous avons laissé fuir le temps et il va s’agir de pédaler vivement si je eux être à Arles avant la nuit, ainsi que l’exige mon programme.
Notre intention première était de remonter jusqu’à Barjols et de retrouver l’Argens à sa source entre Barjols et Saint-Maximin. Nous décidons, un peu précipitamment, car je constate maintenant, en consultant la carte, que la distance de Carcès à Saint-Maximin, qu’on passe par Barjols ou par Brignole, est à peu près la même ; nous décidons de revenir le plus tôt possible sur la route connue ; la petite excursion se trouvant virtuellement terminée, nous entrerons sans regret dans la partie transport.
Nous mettons le cap sur Brignoles, la route est bonne et intéressante ; elle traverse une chaîne de collines dont elle franchit le point culminant à la cote 375 m. pour redescendre vivement à la côte 315 ?mètres à Brignoles. Le mistral de plus en plus violent ne nous contrarie pourtant pas régulièrement, et parfois même il nous pousse ; en moins d’une heure nous expédions les 17 ou 18 kilomètres de Carcès à Brignoles où je garnis mes sacs d’oranges et de bateaux. Il est 10 heures ; 135 kilomètres me séparent d’Arles où j’ai promis de me trouver à 19 heures ; ce qui ne serait qu’un jeu en temps ordinaire va devenir une rude corvée à cause du terrible vent de nord-ouest contre lequel je vais avoir à lutter sans trêve ni merci.
A 11 h. 30 à Saint-Maximin après une courte halte, je me sépare de MM Benoît et Pélissier qui rentrent à Marseille par Saint-Zacharie. Ces vaillants cyclotouristes ont été là-bas les pionniers de la bicyclette de tourisme et leurs efforts ont été couronnés de succès. Lentement, mais irrésistiblement, le nombre des polymultipliés s’accroît à Marseilles et, tous les dimanches, le groupe routier dont M. Benoît est le chef et le fondateur, pousse des pointes de 200 et de 250 kilomètres dans les parties les plus montagneuses du Var et des Bouches-du-Hhône jusque dans les Basses-Alpes.
M. Benoît était, plus que tout autre, qualifié pour se mettre à la tète du groupement cyclotouriste marseillais, puisque au concours du Tourmalet, en août 1902, il fut un des cinq concurrents qui firent, sans pousser un seul instant leur machine, les 19 kilomètres de montée continue de Lus au col du Tourmalet. Après avoir essayé maints systèmes de polymultiplication, MM. Benoit et Pélissier ont choisi pour la campagne 1905, qui est très chargée en altitude, le nouveau type II de la maison Terrot, que j’essaie moi-même très vigoureusement en ce moment et dont j’aurai bientôt à entretenir le lecteur du Cycliste. Ce modèle, à trois développements par déplacement automatique de la chaîne sur trois pignons de différents diamètres, ne comporte ni engrenage, ni embrayage, ni intermédiaire d’aucune sorte, donc, pas la moindre résistance parasite à vaincre, soit qu’on travaille sur la grande, sur la moyenne ou sur la petite vitesse. Je ne vois donc pas quelle objection raisonnable pourraient faire ici les partisans du meilleur rendement puisque toutes les vitesses sont en prise directe. Théoriquement, le système est donc parfait ; pratiquement, il ne semble pas l’être moins, tant par ce que j’en ni vu pendant les deux étapes que j’ai faites à côté de MM. B. et P. que par les quelques centaines de kilomètres que j’ai déjà à l’actif de la bicyclette que la maison Terrot a bien voulu me confier pour l’essayer à fond par tous les temps et sur tous les terrains possibles.
En nous séparant, nous nous donnons rendez-vous pour les fêtes de la Pentecôte au col d’Allos d’où nous descendrons les gorges du Verdon, une excursion que je désire faire depuis longtemps.
Je ne narrerai pas en détail comment il me fallut trois bonnes heures pour aller de Saint-Maximin à Aix (37 kilomètres), alors que l’avant-veille nous avions enlevé cela en 80 minute ! Ceux qui ont eu à lutter ce jour là et à cette heure-là contre le mistral le comprendront sans peine. De grandes voitures automobiles en étaient tellement gênées elles mêmes, qu’en sortant de Saint-Maximin. j’en mortifiai une qui m’avait triomphalement dépassé mais qui à mesure qu’elle s’élevait, se heurtant à un vent de plus en plus violent, faiblit peu à peu au point que je la rattrapai et la dépassai à mon tour, au grand ébahissement, du chauffeur qui fit la sottise de vouloir passer en pleine rampe à la deuxième vitesse : mais le moteur n’en voulut rien savoir et j’arrivai au sommet avec 500 mètres d’avance. Par exemple à la descente, la note changea et je fus couvert de poussière par mon adversaire dévalant à 60 à l’heure. En sortant d’Aix que je traverse à 14 heures et demie, j’évite la montée de Saint-Cannat et je prends à Arles à 18h.45 la route de Lafare que je ne connaissais pas. Elle est très agréable et elle a l’avantage d’être protégée contre le vent par la chaîne d’Eguilles : aussi mon train ne tarde-t-il pas à s’améliorer et j’arrive à Constantine à 16h. 45 et à Arles à 18h. 45. Le vent avait faibli et dans la Crau, où par expérience je le sais très violent, il ne me fit pas de résistance ; j’avais parcouru dans la journée 200 kilomètres.
Mon étape du lendemain se borna à 160 kilomètres d’Arles à Valence d’où je rentrai par un train de nuit. Je n’avais quitté Beaucaire qu’à 9 heures avec mon ami A. , toujours rétroïste habile et convaincu ; nous avions déjeuné longuement à Valliguières et rien ne me pressait. En puisant à Remoulins je m’étais lesté de quelques sacs de croquignolles, un petit biscuit aux amandes qui est le viatique le plus agréable et le plus riche en calories que je connaisse. J’en croquai 250 grammes et je ne mangeai pas autre chose jusqu’à Valence ; le vent pourtant m’était contraire et me fit dépenser bon nombre de kilogrammètres. On fabrique ces croquignolles à Montfrin, dans le voisinage de Remoulins.
Il m’arriva ce jour-là, après déjeuner, d’être atteint pendant une heure ou deux de la maladie du sommeil d’une façon si impérieuse que je fus sur le point d’être forcé de m’arrêter et de dormir un instant sur le bord de la route. J’avais mangé deux paquets de radis roses, sans me méfier des propriétés soporifiques de ce hors-d’œuvre dont la pelure contient, paraît-il, une substance opiacée ; la vertu dormitive de cette substance aurait bien pu m’être fatale et c’est pour cela que j’attire l’attention sur cet incident minuscule. Rien n’est dangereux en effet de s’endormir ou simplement de s’assoupir quand on est à bicyclette, surtout à une descente et sur une route déserte où la crainte de collision no vous tient pas sur vos
gardes, une chute dans ces conditions est forcément dangereuse, car on ne se garantit pas avec les mains et l’on tombe brutalement sur la tête.
Je ne me suis laissé choir ainsi qu’une fois en revenant du Ventoux, après deux nuits blanches, sans conséquence grave, parce que le hasard me fit tomber dans l’herbe ; mais voici que le même accident vient d’arriver coup sur coup à deux de mes amis que le hasard a conduits sur des tas de pierres où des passants les ont recueillis dormant toujours, à demi-assommés par le choc et couverts de sang, car la tête avait porté et l’épiderme était sérieusement entamé. La caractéristique de ces chutes-là, c’est que les bras et les mains qui écopent toujours d’habitude sont indemnes, preuve évidente qu’on était déjà inconscient quand la chute a en lieu.
Donc, quand vous vous sentirez sollicité par une impérieuse envie de dormir, n’y résister pas ; mettez pied à terre et dormez ; il suffit d’un quart d’heure de repos pour vous remettre d’aplomb ; seulement, si le besoin de sommeil est le résultat de la fatigue plutôt que celui d’une digestion laborieuse ou de l’ingestion d’une substance soporifique, vous risquerez de rester endormi plus d’un quart d’heure si vous n’avez personne auprès de vous pour vous réveiller ; mais nous toucherions alors à la fatigue anormale à laquelle on ne doit jamais arriver.
Jusqu’à Pont-Saint-Esprit, cet état de somnolence m’incommoda et ralentit singulièrement mon allure ; à Valence, à 19 heures, je m’arrêtai, ayant couvert de 910 à 915 kilomètres en quatre jours et ne ressentant vraiment aucun symptôme de fatigue anormale
Mon jeune compagnon B .. ne rentra que le lendemain soir, entièrement par la route, et bien qu’ayant suivi un itinéraire très différent du mien, il revenait avec un total kilométrique à peu près semblable de 900 à 910 kilomètres en 5 jours. Le dimanche suivant, nous reprîmes l’un et l’autre le cours de nos ordinaires excursions dominicales. Si j’insiste sur ces détails personnels, c’est pour répondre d’avance aux objections des personnes qui, mesurant trop volontiers à leur propre jauge ce qui se fait autour d’elles, m’accusent de dépasser le but et de vouloir tirer du moteur humain plus qu’il ne put donner, alors que je crois au contraire qu’on en pourra tirer encore beaucoup plus que nous n’en tirons actuellement ; c’est aussi pour fournir des documents à tous ceux qui auront à rechercher plus tard de combien le régime végétarien, l’emploi de machines appropriées au cyclotourisme et l’adaptation de plus en plus parfaite de l’ouvrier à son outil, augmentent le rendement de ce moteur humain dont on semble de moins en moins soupçonner la puissance.
Vélocio.