Route du Velay (1903)

mercredi 2 octobre 2024, par velovi

Route du Velay

Paru dans la Revue mensuelle du Touring Club de France, Janvier 1904. Daté d’Octobre 1903

Rien ne peut donner l’idée de la beauté pittoresque du bassin du Puy.
Quant à la beauté du Velay, je ne pourrai jamais la décrire.
G. SAND.

À mon ami de Malo.

À la fin de septembre dernier, j’eus la visite d’un de mes amis que je n’avais pas vu depuis fort longtemps. C’était un touriste passionné et nous fîmes à l’entour de Rochegude de nombreuses excursions.
Par une chaude après-midi nous prenions le café dans le jardin, quand la conversation vint à tomber sur le Velay. Mon ami m’avoua qu’il ne connaissait pas le Puy.
— Comment  ! m’écriai-je, vous ne connaissez pas le Puy  ! vous, un touriste  ! Il faut, mon cher ami, que je vous mène dans le Velay, il faut que vous voyiez le Puy. J’en possède plusieurs photographies  ; je ne vous les montrerai pas. Je ne vous le décrirai pas non plus. Je vous dirai seulement que c’est la ville fantastique, chimérique, fabuleuse, celle qu’on entrevoit dans les rêves, celle que l’imagination sans frein des enfants crée, quand de leurs mains inhabiles ils dessinent de hautes roches pointues qu’ils couronnent de forteresses rébarbatives, d’altières cathédrales  ; en un mot, c’est la ville merveilleuse, unique au monde, à laquelle aucune ne peut se comparer, la seule qui vous cloue sur la route, vous donnant l’impression que vous êtes le jouet d’une hallucination, et c’est, saisi, effaré, ébloui, doutant de vos yeux, que vous la contemplez. Voulez-vous prendre encore une tasse de café, ensuite partir pour le Puy  ?
— Maintenant  ? par cette chaleur  ! y pensez-vous  ?
— Il est une heure. Nous pouvons ce soir aller coucher à Mayres, qui n’est qu’à 90 kilomètres d’ici, et demain, à 5 heures, nous aborderons avec la fraîcheur du matin la dure montée du col de la Chavade. Nous pourrons être au Puy à 10 heures.
Si j’aime l’imprévu, ce charme de la vie, mon ami ne l’appréciait pas moins. Il s’était versé une seconde tasse de café, et, favorable présage, il la buvait hâtivement.
— Je vais boucler mon sac, me répondit-il en se levant.

À 1 h. 30 nous quittions Rochegude. Nous traversâmes Barjac et par une longue descente que nous fîmes à toute allure nous arrivâmes bientôt à Vallon.
À Ruoms nous franchîmes l’Ardèche. Immédiatement après le pont, la route taillée dans le roc, à pic sur la rivière, s’enfonce dans de courts tunnels. C’est le défilé de Ruoms.
Ce passage enthousiasme les touristes qui ne sont pas montés aux Grands Goulets. À 5 heures nous étions à Aubenas où nous nous arrêtâmes dix minutes. Puis nous descendîmes sur Vals. À partir de la Bégude, la route suit fidèlement l’Ardèche, et vu l’heure, était à l’ombre. Nous passâmes au pied du château de Ventadour, une des plus belles, des plus romantiques ruines de France.
La nuit nous prit à Thueyts. Heureusement mon ami n’ignorait ni la gueule d’enfer, ni le pavé des géants. Sur le pont, j’allumai ma lanterne.
— La détestable idée que vous avez là, me dit-il  ; je conviens que nous voyons mieux la route, mais en revanche votre lanterne montre clairement l’absence, sur ma bicyclette, de ce lumineux accessoire. Si nous rencontrons un gendarme, je suis sûr du procès-verbal, tandis que, glissant silencieusement dans les ombres de la nuit, nous aurions des chances d’échapper aux yeux de la maréchaussée.
— Si mon idée est détestable, répondis-je, votre raisonnement ne l’est pas moins. La route est défoncée, c’est-à-dire abominable, et c’est tout juste si, avec l’aide de cette lueur, nous pourrons éviter les pierres et les ornières. Je me permets de penser que mieux vaut arriver avec un procès-verbal que de ne pas arriver du tout.
À ce moment même, une grosse pierre oubliée par un charretier faillit le désarçonner.
— Vous pourriez bien avoir raison, dit-il.
Nous fîmes péniblement une dizaine de kilomètres, et enfin nous vîmes au loin briller quelques lumières.
C’était Mayres.
Je ne dirai rien de l’auberge, du dîner. Ils furent quelconques. On nous donna une petite chambre blanchie à la chaux, des lits aux draps rugueux.
Aussi à 4 heures étions-nous sur pied, et à 5 nous commencions à gravir la dure côte de 11 kilomètres.
À 6 h. 30, nous atteignions le col et nous entrâmes chez un garde forestier dont la femme nous fit déjeuner. Nous arrivâmes ensuite rapidement à Lanarce et bientôt, sur le plateau, nous aperçûmes dans le lointain Peyrebelle. La plaine pierreuse s’étendait aride, dénudée, déserte, donnant une impression de tristesse et de désolation que, malgré nous, nous ressentions. Était-ce la faute de notre esprit prévenu, l’aspect de Peyrebelle nous parut sinistre.
Mon ami, comme tout le monde, avait entendu parler vaguement des crimes commis dans cette auberge. Il voulut en visiter l’intérieur, monta dans les chambres, se fit tout montrer, tout raconter. Je l’attendais au-dehors.
— Cette auberge est lugubre, me dit-il en sortant, et ce que j’ai appris l’est bien plus encore. Saviez-vous que l’aubergiste, sa femme, leur domestique, avaient été jugés à Privas et amenés ici pour être guillotinés devant leur porte  ? une course à la mort de 80 kilomètres  !
— Je le savais. Ici même, à la place où nous sommes, où heureux, souriants, nous jouissons de la vie, s’élevait l’échafaud.
Il recula instinctivement et regarda la façade en pierres noires de l’auberge. Ces pierres avaient vu.
— Quelles tortures sur cette longue route, et ici quelle horrible scène  ! dit-il. Cela passe l’imagination.
Mais non, et je crois qu’on peut très facilement voir la scène et se rendre compte de l’atroce supplice subi par les condamnés. Voulez-vous que nous essayions  ? prenons-les au commencement de la dernière étape  ; à Mayres, au bas de la côte de la Chavade.
Il fait encore nuit. Le falot tremblotant de la charrette éclaire la route de lueurs blafardes. Cahotés, grelottant de froid, les membres endoloris, ils sont enchaînés, étendus sur une mince couche de paille.
Ont-ils dépassé Mades, sont-ils à Thueyts ils ne le savent et n’osent le demander. Enfin l’aube paraît et ils reconnaissent avec une indicible terreur l’interminable côte. Interminable, hélas  ! pas pour eux, car les nombreux lacets se succèdent avec une rapidité inouïe, et le cheval au pas lent qui les traîne leur semble dévorer l’espace. De leurs yeux terrifiés, ils regardent les gendarmes qui dans deux heures redescendront plein de vie  ; ils vivront  ! et eux seront ensevelis sous les froides pierres du plateau. Déjà leurs tombes sont creusées  : à cette pensée, leur cerveau s’affole, s’hallucine, et ils voient, près d’un monceau de terre fraîchement remué, les trois trous béants qui les attendent  !
Le col est franchi, Lanarce est traversée, et soudain, au loin apparaissent le toit et les hautes cheminées de Peyrebelle. La ferme se rapproche, une foule énorme l’entoure. Les misérables soulèvent encore la tête, et, effroyable vision, leurs yeux hagards distinguent deux bras couleur de sang qui se dressent dans le ciel. Leurs dents claquent, leurs cheveux se hérissent d’épouvante  ; ces bras rouges, ce sont ceux de la mort elle-même, de la mort dont rien ne peut plus les sauver, et ils sentent la main de fer qui leur étreint la gorge se resserrer encore. Des cris féroces, des clameurs furieuses retentissent, puis un grand silence se fait, le silence angoissant de la suprême attente. La charrette s’arrête  ; soutenus par les valets du bourreau, ces trois cadavres vivants en descendent, et, supplice sans nom, ils attendent leur tour. Trois fois l’éclair du couperet bille, trois fois un bruit sourd s’entend... et, sur ces dalles où vos pieds reposent, des flots de sang ruisselèrent  !
— Mais c’est épouvantable ce que vous me contez là  ! s’écria-t-il. La triste idée que j’ai eue de visiter cette auberge  ! Vous m’avez gâté ma journée. Réellement vous n’auriez pas dû.
— Reconnaissez avec moi que si le châtiment fut terrible ils l’avaient cent fois mérité. Le sort du touriste serait peu enviable s’il existait encore des auberges de Peyrebelle. Mais chassons ces pensées. Voyez  ! le soleil luit, le ciel est bleu. Partons et ne pensons plus à cette sombre histoire.
Et prenant nos bicyclettes, nous quittâmes la sanglante auberge.

Au haut des montées qui suivent Peyrebelle, je proposai à mon ami de nous asseoir un instant sur l’herbe et de fumer quelques cigarettes.
— Que cet endroit, lui dis-je, est heureusement choisi  ! Regardez à l’horizon les lignes bleuâtres de la Margeride, admirez combien le Mezenc, le Gerbier, le Suc de Montfol ont fier aspect. Vous ne saurez croire le charme que je ressens devant ce paysage.
Ces jeux de lumière sur ces roches sont admirables, ces teintes du ciel sont la délicatesse même. Cette place est vraiment idéale. Asseyez-vous près de moi, cette vue sera une joie pour nos yeux.
— Très volontiers. Cette vue est en effet si belle que j’ai grande envie d’en prendre un rapide croquis.
Mettons-nous plutôt à l’ombre de cet érable. Il est à peine 9 heures, nous avons donc je crois plus que largement le temps d’être au Puy pour déjeuner. À quelle distance en sommes-nous  ?
— Exactement. 36 kilomètres et si nous marchons comme le jour où je courrais sur cette route avec mon ami de la Croix-Haute25 , 1 h. 20 nous suffira.
Il est vrai que le vent nous était favorable.
— À propos de votre ami de la Croix-Haute, j’ai lu votre excursion à la Grande-Chartreuse (Ces récits ont paru dans Le Cycliste). Entre nous, cette force musculaire m’a paru bien extraordinaire. N’auriez-vous pas un peu exagéré  ?
— En aucune façon et je n’ai dit que l’absolue vérité. Mais si ce cas vous étonne, en voici un autre plus surprenant encore. En juillet 1901, revenant du Queyras26 , je m’étais arrêté vers 7 heures du matin à l’auberge de Clelles. Vous devez connaître cette auberge située en face du Mont-Aiguille et où tous les touristes font au moins une halte. Le thé pris, j’assistais au départ d’un auto, quand arrivèrent, à une furieuse allure, quatre cyclistes. C’étaient de vigoureux et aimables touristes stéphanois.
Tout en déjeunant sur la terrasse, ils me contèrent à grands traits leur voyage au mont Cenis. Un dernier incident les amusait beaucoup. Figurez-vous qu’un de ces touristes, âgé de 26 ans environ, était monté sans s’en apercevoir des Lussettes au col de la Croix-Haute, avec un développement de 8 mètres  !
Au col, il passe rapidement devant un poteau sur lequel il n’a que le temps de lire  : col de la Croix-Haute.
— Fort bien, dit-il, la montée sérieuse va enfin commencer. Et se croyant au pied de la rampe du col, il descend de machine, change la chaîne et prend le développement de 3m,60. Il se remet en selle et, à sa grande stupéfaction, il descend sans cesse  ; la pente s’accentue, et c’est avec des pédales tournant à toute volée, les pieds sur les repose-pieds, qu’il arrive au bas de la côte. Trouvez-vous que gravir du 5,50 % avec 8 mètres soit ordinaire  ? Telle est la pente donnée par le graphique de Ferrand.
C’est ce même touriste qui a monté entièrement à bicyclette tous les lacets de Martigny à la Forclaz, ce qui est prodigieux. Avouez qu’une telle vigueur est plus que rare.
— Oui, et c’est stupéfiant. Je m’incline devant votre parole, mais j’aimerais bien de connaître le secret de ces entraînements d’hercules.
— Hélas  ! dis-je mélancoliquement, il n’est pas permis à tout le monde d’être Stéphanois. Mais revenons, si vous le voulez bien, à notre itinéraire. Vous serait-il indifférent d’arriver au Puy ce soir  ? Nous pourrions, si cela vous agrée, déjeuner sur les bords du lac du Bouchet. Cette idée me semble heureuse.
Elle nous permettrait de voir le Puy au soleil couchant. La lumière serait meilleure.
— Mais je veux bien. Nous sommes maîtres de notre temps et je verrai avec grand plaisir ce lac.
Mon croquis est fini, en selle donc.
La route descendait en pente modérée à travers des terrains rougeâtres, bordés parfois de bouquets de pins. La vue sur la chaîne du Mezenc et la Margeride continuait à être de toute beauté. Nous dominions une étendue infinie de pays. À la Pierre Plantée que nous dépassâmes à toute vitesse, les toits et les clochers de Pradelles apparurent très bas à notre gauche, tandis que se creusait au-dessous l’étroite et profonde vallée de l’Allier.
Nous passâmes à une allure vertigineuse devant le Rayot, traversâmes la Sauvetat et, arrivés à Costaros, nous prîmes le chemin de Cayres par l’Herm. Nous montâmes à pied deux raidillons à pente excessive. Ensuite nous descendîmes entre des mélèzes, mais, vu l’altitude insuffisante, toutes leurs branches étaient couvertes de lichens  ; leur extrême cime seule était verte. L’effet était d’une grande tristesse et nous avions la sensation de suivre une allée de nécropole. Enfin le lac se montra entouré de verdure et nous mîmes pied à terre devant le chalet.

Le lac du Bouchet, situé à 1,197 mètres, a une profondeur moyenne de 28 mètres. Sa superficie est de 43 hectares. C’est le fond d’un cratère dont le sommet des lèvres se trouvait sur le roc de la Croix de la Chèvre, à 65 mètres au-dessus, ce qui donne à ce cratère une profondeur totale de 93 mètres. Naturellement il n’y a aucune vue, mais la fraîcheur, le calme idyllique du paysage font de ce lac un des plus jolis sites du Velay.
Nous déjeunâmes au chalet. Nous fîmes ensuite apporter le café au bord du lac, et assis sur l’herbe, nous fumâmes en causant. Insensiblement l’aspect triste du lieu éteignait notre entrain et la conversation devenait de plus en plus languissante.
— Secouons cette torpeur  ! Voulez-vous faire une promenade sur le lac  ? Et je me levai brusquement.
Nous sautâmes dans un canot, mon ami prit les rames et nous gagnâmes le milieu du lac. Nous en suivîmes les rives une heure environ. Une noire ceinture de bois nous entourait.
Ce n’est pas très gai, dis-je, mais convenez que le paysage a un charme mélancolique qui...
— Si, interrompit-il, j’avais occis père et mère, fait respirer à ma femme un poison subtil, précipité mes enfants du haut d’une falaise, et si enfin mon âme était accessible au remords, peut-être viendrais-je finir mes jours ici. L’expiation me paraîtrait suffisante.
— Vous allez un peu loin. Cependant, je reconnais qu’aujourd’hui le site est triste. C’est peut-être parce qu’en ce moment il est désert. Je suis sûr qu’en juillet et août, animé par de nombreux touristes, il vous plairait davantage. Ce silence vous a mis l’âme à l’envers. Une tasse de thé vous sera souveraine  ; peut-être vos pensées prendront-elles ensuite un tour plus riant. Et, m’emparant des rames, je dirigeai la barque vers la rive.
Le thé pris, nous décidâmes de repartir et de faire une halte au haut de la montée du lac afin de n’arriver à la descente de Taulhac qu’au coucher du soleil.
— De là nous verrons toute la chaîne du Mezenc, l’horizon sera presque sans limites et nous respirerons, me dit mon ami en somme peu enchanté du lac du Bouchet, en quoi il avait tort.
Nous remontâmes la longue avenue de mélèzes desséchés, et c’est avec un vrai soulagement que nous contemplâmes en pleine lumière l’immense horizon. Nous choisîmes un endroit abrité, car l’air était plus que vif, et assis au soleil nous devisâmes.
Mon ami me raconta son dernier voyage en Suisse où il eut plus qu’à se louer des délégués du Touring-Club de ce pays. Par une transition toute naturelle, nous vînmes à causer du Touring-Club de France. De là à parler de la Revue il n’y avait qu’un pas.
— J’en possède, me dit-il, chose rare, la collection complète et j’estime que ces vieux numéros contiennent des articles non seulement fort bien faits, mais encore très intéressants. Je vous citerai, à ce propos, le tourisme à travers les âges27 .
— Je l’ai lu, répondis-je, il m’a beaucoup plu.
Vous souvenez-vous d’un autre article sur notre sport intitulé l’art de faire plus de cent kilomètres sans fatigue28  ? Il est absolument hors de pair et a été pour beaucoup de cyclistes une véritable révélation. C’est la raison même.
— Je me le rappelle vaguement. À ces articles techniques, parfois un peu trop savants, je préfère les récits de voyage. Bien souvent ils m’ont donné l’envie de voir des pays que je ne connaissais pas et m’ont servi de guide  ; à la condition, toutefois, de ne pas avoir, comme certains des vôtres, des passages parfaitement incompréhensibles.
— Vous voulez me faire douter de votre intelligence  ; je vous préviens que vous n’y parviendrez pas.
— Mais alors, répondit-il en lisant, expliquez-moi cette phrase de Léoncel29 , phrase qui, malgré toute l’ingéniosité que j’ai pu mettre à l’élucider, est restée pour moi complètement obscure. Ces points suspensifs qui l’arrêtent m’ont dérouté. Y aurait-il de l’indiscrétion à vous en demander la signification  ?
— Pas le moins du monde, et la cause en est toute simple. Je trouvais mon récit un peu long et j’ai ainsi coupé court.
— Je saisis. Mais rien, je pense, ne vous empêchera de me dire maintenant en quoi fut fâcheuse l’idée de raconter à la dame de Crest votre course aux Goulets.
— Cette idée, répondis-je en souriant, fut surtout fâcheuse pour la dame qui brodait et dont l’ardeur cycliste se traduisit par une apostrophe plutôt un peu osée. C’est un de mes plus amusants souvenirs de voyage et, pour peu que cela vous soit agréable, je vous conterai, dans tous les détails, cette étonnante rencontre.
— Permettez-moi d’enlever deux ou trois pierres dont décidément les arêtes sont trop vives. Voilà qui est fait. Cette herbe est devenue moelleuse.
J’allume une cigarette et suis entièrement à vous.
— Vous savez, lui dis-je, que je suis un fanatique du Vercors et, chaque été, je le traverse une ou deux fois. Il y a cinq ans, je quittai Pont-en-Royan à 2 heures (En mai dernier, passant, à Pont-en-Royan, je dus avoir recours aux bons offices de M. Hennebet, délégué du T. C. Il serait difficile d’être plus obligeant, plus courtois. Je tiens à le remercier ici. Qu’il sache que j’ai gardé de son accueil le plus aimable souvenir). La chaleur était torride et la route avait bien dix centimètres de poussière. Je me proposais d’aller dîner au Refuge30 du col de Rousset.
Divers incidents firent que je n’y arrivai qu’à 1 heure du matin. Bref, vers 3 heures, je commençais à gravir la montée des Echevis. Bientôt je croisai un cycliste traînant, attachée à sa bicyclette, une énorme branche. Ensuite ce fut une cyclettiste ayant un fagot à la remorque. Cinq cents mètres plus loin, encore un cycliste  ; et la série des cyclistes, des cyclettistes et des fagots continuait sans fin. Ils soulevaient une poussière incroyable  : j’étais exaspéré. Allant en sens contraire, j’avançais dans un nuage opaque presque continu. J’étais changé en meunier. Vous vous ferez une idée de mon supplice quand vous saurez qu’ils étaient onze, espacés sur une distance de cinq kilomètres et demi. On aurait dit une assemblée de saints voyageant chacun dans sa «  gloire  » particulière.
Cette troupe astucieuse comptait des dames, des jeunes filles. Je ne disais rien, me contentant d’enrager tout bas de cet usage véritablement abusif du fagot. J’essayai pourtant de réagir contre ce mauvais sentiment, me rappelant les nombreuses fois où j’en avais usé. D’ailleurs, très philosophe, je prends en patience le mal présent de peur d’en voir survenir un pire, et les heurts, les contrariétés de la vie glissent sur moi. Réellement elle est si courte qu’on ne peut perdre son temps à récriminer. Je ne m’emporte donc que rarement. Je reconnais pourtant que ma patience a des limites. Le huitième fagot me les fit franchir. Il était traîné par une gracieuse jeune fille dont les yeux noirs excités par la course brillaient étrangement. Grisée par la vitesse, tout heureuse de descendre sans peine cette pente, elle trahit sa joie en me voyant.
— Charmant, n’est-ce pas  ! dit-elle souriant, me montrant son fagot.
Charmant  ! c’en était trop. J’éclatai. Et lançant un regard courroucé sur le fagot  :
— La peste soit d’une jeune fille ainsi «  fagotée  »  ! m’écriai-je.
Cette phrase irrévérencieuse, je la regrettai aussitôt et espérai qu’elle n’aurait pas été entendue. Mais vous connaissez le proverbe chinois  : Tous les chevaux du monde ne pourraient rattraper une parole échappée. Je plaide donc coupable. Mais que de circonstances atténuantes  ! Il faisait si chaud  ! Le soleil a souvent sur notre cerveau une déplorable influence, et pour moi je n’ai jamais hésité à lui attribuer la plus large part de mes défaillances diurnes. La lune également a un pouvoir néfaste. Mais laissons cet astre dont «  l’éclat emprunté  » est particulièrement traître aux cyclistes et revenons à Plan de Baix.
Voilà, mon ami, ce qu’à l’ombre des noyers, assis mollement sur le gazon, je contais à la dame de Crest. Le début de mon récit avait paru la fort intéresser. Elle avait piqué son aiguille, posé sur l’herbe sa tapisserie et me regardait fixement. Et folle aberration, je me félicitais d’avoir trouvé une auditrice aussi attentive. Elle était, si j’ose le dire, suspendue à mes lèvres.
Ne soupçonnant pas le terrain brûlant sur lequel je marchais, je contais donc avec le calme souriant d’une conscience dont le remords a depuis longtemps disparu, ces successives rencontres. J’en étais à l’endroit où les rayons brûlants du soleil donnèrent à ma pensée la forme insolite dont il est seul responsable, quand tout à coup la dame de Crest, ne pouvant se contenir plus longtemps, m’interrompit brusquement.
— Comment  ! c’était donc vous le touriste grincheux  ?
Et me jetant un coup d’œil indigné  :
— J’étais, Monsieur, le onzième fagot  !
Le onzième fagot  ! Sort funeste, fortune vengeresse, c’était une des cyclettistes de la troupe poudreuse  !
Quelle péripétie, pensai-je, quel étourdissant incident de voyage  ! Et, très amusé, je regardais la dame, surprise elle-même par la vivacité de cette sortie qui avait appelé sur ses joues une couleur rosée.
II y eut un silence lourd, pénible, que je prolongeai malicieusement. Je le rompis enfin.
— Grincheux  ! Un homme grincheux  ? avez-vous dit, Madame. C’est la première fois, je le confesse, que j’entends parler d’un cas aussi rare. J’ai, au contraire, appris dans la fréquentation de la vie.
Souffrez, Madame, que je ne termine pas cette phrase, vous marquant par là combien votre opinion sur moi est erronée.
La dame, toute décontenancée, reprit sa tapisserie et il y eut un silence encore plus lourd que le précédent. Je cherchais vainement la phrase libératrice qui me permettrait de sortir de cette bizarre situation, quand, voyant l’inanité de mes efforts, le dieu des cyclistes (le deus ex machina des anciens très probablement) intervint. Subitement, sur la route, M. N. apparut. Je saluai ces dames et m’empressai d’aller au-devant du pasteur.
«  J’oubliais de vous dire, qu’après toutes ces rencontres, le soleil et la montée aidants, j’arrivai aux Goulets harassé de fatigue, n’en pouvant plus de faim et de soif. Je descendis suivant mon habitude chez Combet. On y est en général fort bien. Mais, ce jour-là, à toutes mes demandes ne répondirent que l’embarras et la confusion de l’hôtelière. En vain je demandai du lait, du beurre, des biscuits. Ils avaient tout mangé, tout dévoré, il n’y avait plus rien.
Auprès d’eux, les reîtres de Tilly marivaudèrent à Magdebourg  ! Ici le sac était sans pareil, autant aurait valu excursionner derrière le cheval d’Attila.
Tenez, dis-je à Mme Combet toute désolée, en tirant de mon sac deux tablettes de Kolher, faites-moi donc du chocolat.

Il était quatre heures. Le soleil baissait et un froid humide commençait à nous pénétrer.
Voulant arriver à la descente de Taulhac avant la nuit, je proposai à mon ami de partir.
— Vous allez découvrir, lui dis-je, une des plus extraordinaires, je dirai même des plus féodales vues du monde. Comme par une magique évocation, le Moyen Âge lui-même apparaîtra devant vous. Le tableau est admirable. Une seule chose le gâte à mes yeux  : la Vierge de Bonnassieux. De près, elle est de formes épaisses. De loin, cet énorme morceau de cuivre repoussé, cette statue géante, déshonore le paysage. Défaut capital, elle n’est pas à l’échelle et fausse ainsi toutes les proportions. Elle écrase la cathédrale, le rocher Corneille.
Par contre, à gauche, le tableau est sans défaut.
Vous y verrez les ruines du château de Polignac, les plus fières, les plus hautaines qui soient. Le formidable donjon qui les domine respire la force et la puissance à un degré inimaginable. Il règne encore sur le pays qui lui était autrefois soumis. Son apparition est saisissante.
— Partons, me répondit-il, mais peut-être avez-vous eu tort de me tant vanter cette vue. J’ai grand’peur d’être déçu. Je vous avertis que je serai difficile.
Nous nous mîmes en selle. Une descente continue, suivie de quelques raidillons, nous amena bientôt au haut de la route de Taulhac. Pressés par l’heure, nous marchions très rapidement. À un tournant, je l’arrêtai  :
— Regardez, maintenant, dis-je.
Mon ami sauta de machine. Ensuite, immobile, il contempla longuement l’étrange et merveilleuse vue. Je m’étais assis sur le bord de la route et ne troublais par aucune parole son recueillement.
— Excusez mon silence, me dit-il enfin comme s’il sortait d’un songe, je comprends que vous n’ayez pas voulu me décrire le Puy, je ne vous aurais pas cru.
C’est admirable. L’irréalisable s’est réalisé. Laissez-moi admirer encore.
Le soleil avait disparu. L’ombre envahissait déjà la vallée sur laquelle, en voile bleu transparent et léger, le crépuscule descendait  ; mais la noire cathédrale resplendissait encore, et, très haut dans le ciel, sur sa sombre roche de basalte, le donjon de Polignac se dressait, gigantesque, sur le rouge du couchant.

Octobre 1903

d’Espinassous

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