Une de plus (1912)

mercredi 22 mai 2024, par velovi

Vélocio, Randonnées Stéphanoises, Une de plus  !, Le Cycliste, Juin 1912, p.125- 133, Source Archives départementales de la Loire cote PER1328_12

Une quoi  ? Eh donc, une de ces étapes de 40 heures qui sont, pour tant de cyclistes, l’abomination de la désolation, parce qu’ils n’ont pas encore essayé de les faire dans les conditions requises, c’est-à-dire sans se fatiguer anormalement, selon la méthode de l’Ecole stéphanoise.
Le temps était loin d’être engageant quand nous partîmes, mais nous ne sommes pas libres de choisir notre heure et notre jour et les fêtes de la Pentecôte tombant les 26 et 27 mai, nous devions pédaler ces deux jours-là seulement.
Or, il plut, dans nos montagnes et dans la vallée du Rhône, très abondamment jusqu’à minuit et j’avais fixé le départ à 2 heures du matin  !
Le mauvais temps me valut de me trouver seul au départ de La Digonnière (2 h. 20) alors que nous devions être trois. Ch., mon compagnon à Pâques, était parti la veille et ne devait me rencontrer qu’entre Gap et Briançon, après avoir fait un circuit un peu plus long. Je devais aussi trouver en cours de route M. G., le jeune fonctionnaire qui nous avait accompagnés de Sisteron à Pugel-Théniers, et un randonneur, lyonnais L., qui ne se montra point, mais qui passa pourtant au Lautaret peu de temps après nous. .
Mon programme consistait à pédaler pendant 40 heures autour du Dauphiné, par Valence, Die, Gap, le Lautaret, Grenoble, Givors, et de rentrer à Saint-Etienne avec 610 kilomètres de plus à l’actif de ma chaîne flottante qui a vu déjà, pas mal de pays.
J’emporte un kilo d’armes contre la pluie : pèlerine, jambières, tablier en toile cirée  ; un kilo d’armes contre la faim : gâteau de riz, pain et fruits  ; et un kilo d’outils, chambre à air et enveloppe de rechange  ; sacs, lanterne, carbure, timbre, cartes et menus objets font un quatrième kilo et l’ensemble pèse 18 kilos  ; j’emporte toujours trop de choses.
Le sol est très mou, les arbres déversent sur moi leur trop plein d’eau et je pénètre, dès la sortie de la ville, dans un brouillard intense à ne pas voir quand je suis au milieu de la chaussée les bords de la route. A la montée, cela n’a pas beaucoup d’importance, mais je n’en suis pas moins forcé de mettre pied à terre quand j’entends descendre une voiture. Ma lanterne m’est très utile  ; sans elle, j’aurais dû monter à pied.
Je sors du brouillard à mi-descente et, à parti de Bourg-Argental je puis marcher à grande allure  ; le vent m’est et me restera favorable tant que je ne ferai pas face au nord.
Me voici à Andance à 5 heures, en retard de 25 minutes sur mon temps ordinaire  ; mais je traverse Valence à 6 h. 30, Saillans à 8 h. 35, après quoi le vent contraire me gêne quelque temps et je m’arrête pour la première fois à Luc-en-Diois (178 kilom.) à 11 heures. J’ai pu aller jusque-là sans manger ni boire, m’étant bien lesté, au départ, d’un potage de flocons d’avoine au chocolat.
Quelques verres d’eau et 300 grammes de gâteau de riz me remettent sous pression et les 25 kilomètres qui me séparent du col de Cabre sont enlevés en moins de 2 heures puisque je passe devant le refuge à 13 heures moins le quart, en avance pour la première fois sur mon horaire. Je n’ai pas eu, il est vrai, le moindre accident de pneumatique, la moindre cause d’arrêt, et malgré les 25 minutes perdues jusqu’à Andance, malgré la boue collante que j’ai trouvée jusqu’à Aouste, j’ai fait en 7h. 1/2 le trajet Saint-Etienne-Die. On ne marche jamais si bien que lorsqu’on est seul et qu’on marche à sa guise. Cette remarque que je fais pour la centième fois, tous les randonneurs l’ont faite et nous établirons quelques jours nos itinéraires de façon à pédaler isolément et à ne nous rencontrer que de temps en temps à des points-dé-terminés.
Cette méthode aura un autre avantage. Nous embrasserons un plus grand espace, nous circulerons sur un plus grand nombre de routes et la propagande par le fait, que nous avons entreprise en faveur du cyclotourisme, s’exercera sur un terrain plus vaste.
Qu’il s’agisse, par exemple, de la présente randonnée et que notre premier point de concentration soit Gap  ; les uns, libres dès le samedi à midi, grâce à la semaine anglaise, iront en une première demi-étape, coucher à 160 ou 180 kilomètres de Saint-Etienne  ; les autres, ne pouvant partir qu’à 17 ou 18 heures, franchiront la montagne et passeront la nuit à 60 ou 80 kilomètres,
comme nous le fîmes le 12 mai  ; alors que les derniers, retenus jusqu’au samedi soir par leurs occupations — et c’est encore chez nous le plus grand nombre — ne se mettront en route que le lendemain.
Supposez maintenant que ces trois groupes partent à la même heure, le dimanche matin. Le premier aura le temps de descendre plus avant dans le Midi, jusqu’à Digne, de rallier le Verdon, de le remonter, de franchir le col d’Allos, peut-être aussi le col de Vars et de venir rejoindre dans la vallée de là Durance entre Chorges et Mont-Dauphin. Le second groupe pourra descendre à Montélimar, franchir un des nombreux cols qui séparent le Rhône de la Durance, aboutir à Sisteron, Lara-gnes ou Serres, et filer directement sur Gap, où le dernier groupe parti avec 160 et 80 kilomètres de retard se rendra par le plus court chemin, comme je le fais en ce moment.
De Gap à Briançon et au Lautaret, il n’est guère possible de se disperser dans des routes latérale  ; cependant, en supposant que Chambéry soit le second point de concentration, les plus vaillants pourront s’y rendre, soit par le
Galibier et la Maurienne, soit par le col du Glandon, tandis que les autres iront plus aisément par Grenoble et le Graisivaudan.
Cette idée, dont je jette ici l’ébauche, currente calamo, me séduit et j’organiserai cet été quelques randonnées sur ce thème.
J’ai formé des élèves qui dépassent naturellement le maître et que je ne puis plus accompagner sans les retarder ou, si je m’efforce de les suivre., sans me fatiguer. Il convient donc que chacun randonne à son allure et tous alors, même les plus faibles, iront plus vite en se fatiguant moins.
Il y a des heures où Pierre peut pédaler plus vigoureusement que Paul, d’autres heures où c’est le contraire  ; or, nous n’ignorons pas qu’à vouloir aller seulement 5 % plus vite qu’on n’en a envie, la fatigue croît de dix, de vingt pour cent, davantage même, car l’on est tôt réduit a quia. La perte de rendement devient donc énorme, non seulement pour chaque individu, mais même pour l’ensemble.
Un autre avantage de ces randonnées à itinéraires convergents, c’est, qu’en se retrouvant on aura plus de choses à se dire que si l’on avait constamment pédalé côte à côte, on aura fait plus de rencontre, on aura eu plus d’incidents. Et surtout on aura vu beaucoup mieux les régions traversées, l’attention n’ayant pas été distraite par les propos échangés en cours de route et qui roulent, le plus souvent, sur des sujets étrangers au cyclotourisme.
Quand je pédale en pays inconnu, je préfère toujours être seul je fais ainsi une moisson de souvenirs beaucoup plus riche, je note beaucoup plus de détails qui m’échappent quand on bavarde à mes côtés et que, malgré moi, je prends part à la conversation..
Le randonneur diffère essentiellement du cyclotouriste et, tout ce que je viens d’exposer ne s’applique à celui-ci en aucune façon.....
— Où diable étais-je donc  ?
— Au col de Cabre.
— Ah  ! très bien ; je fais donc comme le nègre, je continue, d’autant plus agréablement que la descente m’entraîne rondement, tout comme il y a quarante jours quand nous descendîmes à Nice. Mais la note change lorsque à la hauteur de Saint-Pierre-d’Argenson, il me faut cette fois tourner à gauche, face au vent et à quelques montagnes russes fort roides par où j’arrive à Aspres et enfin à Veynes (228 kilomètres) à 14 h .20, exactement 12 heures après mon départ de Saint-Étienne.
Au cours de la légère montée qui sépare à Aspres le Buech de la Durance, j’ai dû m’arrêter pour dire un mot à mon gâteau de riz et je juge à propos, conformément au précepte qui veut que l’on mange avant d’avoir faim, de faire à Veynes une légère collation. Un bol de lait froid, une omelette, des cerises, du café  ; c’est peu, mais suffisant et conforme à la méthode des repas légers et fréquents s’il est nécessaire.
Je ne sais à quoi tient aujourd’hui mon endurance stomacale, mais je mange certainement moins que d’habitude tout en marchant aussi bien qu’en mes meilleurs jours  ; question de température peut-être. Le moteur humain est comme le moteur à pétrole, il carbure tantôt bien, tantôt mal, mais il est plus difficile d’en pénétrer les secrets et de rendre bon un mauvais carburateur.
A Gap, à 16 heures, je suis plus que jamais dans mon horaire, au grand étonnement de G. qui m’a cueilli au passage devant le grand pic de Bure dont la masse imposante et le profil rébarbatif domine là tout le paysage. C’est surtout de la Freyssinouze qu’on est effrayé de l’à-pic formidable, de 800 mètres, dit-on, qui le termine. Quelle roche tarpéïenne  !
Et d’avoir, pour une fois, été dans mon horaire, va jouer un mauvais tour à Ch. à qui j’avais donné rendez-vous à Savines.
Ch..., en effet, dont le plan primitif qui était de coucher à Die et d’arriver à Savines par . Digne et Seyne, avait été contrarié par le mauvais temps, s’était arrêté sous la pluie battante, à Crest, alors qu’il aurait trouvé, 6 kilomètres plus loin, beau temps et belles routes. .
De Crest, le dimanche matin, il s’était contenté d’aller reconnaître une petite route qui s’amorce à droite, un kilomètre avant Luc, dans la vallée de la Drôme, dessert plusieurs villages, franchit un col et se termine au sud sur la route de Rosans à Serres, quelques kilomètres avant l’Epine (voyez la carte). Cette petite route est, paraît-il, très intéressante  ; en ces régions éloignées du chemin de fer, si la bicyclette est très appréciée, la poly y est encore inconnue et les locaux font à pied les montées.
Nous sortons de Gap à 16 h. 15 et Ch... y entre à 16 h. 20, la musique militaire se faisait entendre sous de frais ombrages et notre ami se dit qu’il serait là, pour m’attendre, beaucoup plus confortablement qu’à Savines et il s’y arrêta une bonne heure. Cependant, nous luttions contre le vent jusqu’à la Bâtie-Neuve où un clou perça mon pneu arrière, d’où halte forcée de 20 minutes  ; à Chorges, nous descendons sans grande hâte par la route des Moullettes, vers la Durance où un premier grain nous arrose. Cinq autos Cottin-Desgouttes qui se suivent à 200 mètres nous croisent alors à une allure vertigineuse. Ch... les rencontrera à La Bâtie-Neuve. Et nous nous installons à Savines toujours à l’heure prévue, 18 heures, pour attendre nos compagnons dont l’un, L..., était probablement devant nous, alors que l’autre venait de quitter Gap.
Cette situation bizarre de gens qui se cherchent et qui ne se trouvent pas, tout en n’étant qu’à quelques kilomètres les uns des autres, me fait penser à une chose. Pourquoi n’emporte-rions-nous des confettis dont nous jetterions çà et là quelques poignées quand nous arriverions sur le terrain de concentration  ? A leur forme, à leur couleur, nous saurions par qui ils furent jetés et, à leur effacement, s’ils le furent récemment ou depuis longtemps. Cent grammes de confettis ne feraient pas une grosse surcharge et ce moyen de se reconnaître serait de beaucoup préférable aux renseignements souvent erronés que l’on obtient des passants. C’est en vain que Ch... essaya à plusieurs reprises de savoir si nous étions passés à Savines même où l’on nous avait pourtant bien vus et longtemps  ; il ne put rien apprendre  ; de sorte qu’il s’arrêta tranquillement à Embrun et passa dans un bon lit les heures nocturnes que nous passâmes sur la route.
Nous traversons Châteauroux entre chien et loup, sous une deuxième et dernière averse, puis la lune se dégage et nous éclairé par intervalles j’allume ma lanterne à Saint-Clément. Ces villages autrefois pauvres et sans importance sont devenus des stations estivales très fréquentées par les Marseillais  ; les hôtels, les maisons meublées y abondent et les prix sont très abordables. La vallée de la Durance n’a pourtant là rien d’attrayant, pas de forêts comme à Savines où l’on a, chose rare en ce département, réussi à sauvegarder des bois de sapins qui, d’en bas, ressemblent à une belle ceinture de velours noir suspendue aux flancs des rocs sourcilleux.
Sans pouvoir en distinguer les détails et les fortifications, nous longeons le rocher de Mont-dauphin et pan. un des pneus-boyaux de mon compagnon éclate sur un silex  ; le remplacement est vite effectué.
Dans la nuit tantôt plus obscure, tantôt plus claire suivant que la lune se cache ou se montre, nous traversons un village, puis voici une usine qui jette de vives lueurs par toutes ses ouvertures  ; on y produit de l’acide sulfurique. Mais à quoi attribuer ces puissants jets de flammes qui au loin illuminent l’horizon ? On dirait un vaste incendie, nous en voyons bientôt le foyer, le feu semble jaillir de toutes les fenêtres. C’est encore une usine, celle de Largentière où l’on fabrique de l’aluminium dans des fours chauffés électriquement jusqu’à 3.000 degrés. Nos hauts fourneaux sont des chandelles à côté de ces fusées de lumière incandescente.
Il faut voir cela la nuit, le jour ça doit être terne et le soleil écrase l’électricité.
La Bessée devait être un second point de concentration pour Ch..., au cas très problématique où il aurait pu faire dans la journée les cols d’Allos et de Vars. Je devais l’attendre là dans une auberge que l’on voit à gauche dès les premières maisons, jusqu’à 22 heures. Il était 21 h. 1/2  ; l’aubergiste allait se coucher  ; il consentit pourtant à nous préparer un repas et nous attendîmes là deux heures comme nous avions attendu une heure à Savines. Nous mîmes ce temps à profit pour examiner un de mes pneus qui, depuis Embrun, réclamait tous les dix kilomètres un bon coup de pompe. Il était bel et bien percé.
Au clair de la lune, à 23 h. nous nous remettons en route  ; la montée est assez rude pendant quelques kilomètres, nous nous élevons au dessus sus de la rivière qui passe là dans un défilé resserré, dans les gorges de la Bessée
surcharge et ce moyen de se reconnaître serait de beaucoup préférable aux renseignements souvent erronés que l’on obtient- des passants. C’est en vain que Ch... essaya à plusieurs reprises de savoir si nous étions passés à Savines même où l’on nous avait pourtant bien vus et longtemps  ; il ne put rien apprendre  ; de sorte qu’il s’arrêta tranquillement à Embrun et passa dans un bon lit les heures nocturnes que nous passâmes sur la route.
Nous traversons Châteauroux entre chien et loup, sous une deuxième et dernière averse, puis la lune se dégage et nous éclaire par intervalles  ; j’allume ma lanterne à Saint-Clément. Ces villages autrefois pauvres et sans importance sont devenus des stations estivales très fréquentées par les Marseillais  ; les hôtels, les maisons meublées y abondent et les prix.sont très abordables. La vallée de la Durance n’a pourtant là rien d’attrayant, pas de forêts comme à Savines où l’on a, chose rare en ce département, réussi à sauvegarder des bois de sapins qui, d’en bas, ressemblent à une belle ceinture de velours noir suspendue aux flancs des rocs sourcilleux.
Sans pouvoir en distinguer les détails et les fortifications, nous longeons le rocher de Mont-dauphin et pan, un des pneus-boyaux de mon compagnon éclate sur un silex  ; le remplacement est vite effectué.
Dans la nuit tantôt plus obscure, tantôt plus claire suivant, que la lune se cache ou se montre, nous traversons un village, puis voici une usine qui jette, de vives lueurs par toutes ses ouvertures  ; on y produit de l’acide sulfurique. Mais à quoi attribuer ces puissants jets de flammes qui au loin illuminent l’horizon  ? On dirait un vaste incendie, nous en voyons bientôt le foyer, le feu semble jaillir de toutes les fenêtres. C’est encore une usine, celle de Largentière où l’on fabrique de l’aluminium dans des fours chauffés électriquement jusqu’à 3.000 degrés. Nos haute fourneaux sont des chandelles à côté de ces fusées de lumière incandescente.
Il faut voir cela la nuit, le jour ça doit être terne et le soleil écrase l’électricité.
La Bessée devait être un second point de concentration pour Ch..., au cas très problématique où il aurait pu faire dans la journée les cols d’Allos et de Vars. Je devais l’attendre là dans une auberge que l’on voit à gauche dès les premières maisons, jusqu’à 22 heures. Il était 21 h.   ; l’aubergiste allait se coucher  ; il consentit pourtant à nous préparer un repas et nous attendîmes là deux heures comme nous avions attendu une heure à Savines. Nous mîmes ce temps à profit pour examiner un de mes pneus qui, depuis Embrun, réclamait tous les dix kilomètres un bon coup de pompe. Il était bel et bien percé.
Au clair de la lune, à 23 h., nous nous remettons en route : la montée est assez rude pendant quelques kilomètres, nous nous élevons au-dessus de la rivière qui passe là dans un défilé resserré, dans les gorges de la Bessée, qu’il eût été préférable de voir le jour  ; on y a aussi une belle vue sur le Pelvoux, vue dont, naturellement, nous ne pûmes jouir.
En pleine rampe, nous nous heurtons tout à coup à d’énormes pierres placées au beau milieu de la chaussée par la malveillance peut-être, ou bien par quelque éboulement  ; il y en a bien une vingtaine et quelques-unes sont assez grosses pour qu’il faille les soulever à deux mains. Nous en débarrassons la route.
C’est un devoir pour nous, cyclistes, que de nous rendre ainsi service mutuellement. A la montée il, nous en coûte peu de mettre pied à terre et nous nous préparons ainsi une descente sans danger. Si ceux qui vinrent ce même jour de Briançon avaient fait comme nous, je n’aurais pas failli casser une roue et endommager peut-être mon squelette, en heurtant avec violence, quelques kilomètres plus loin, de semblables cailloux qui me désarçonnèrent. Il y a, au cours de cette descente, un virage bien mauvais et, la nuit, bien dangereux  ; mon compagnon me le signala et je le fis à pied. Je m’étais accordé 12 heures pour le parcours Gap-Lautaret (120 kilomètres)  ; nous avions du temps devant nous.
Nous contournons Briançon à 1 heure, lundi matin. Tout y est silencieux et la vue de ce grand trou noir piqué de lumières, qui en expriment encore mieux l’ampleur et la profondeur, nous impressionne quand, de la route du Lautaret, nous le dominons. La lune, glissant, disparaît derrière les sommets couverts de neige et la nuit se fait noire.
Ça et là, les torrents ont ensablé la route : le jour on passerait  ; la nuit, il vaut mieux mettre pied à terre.
Au Monétier, à 2 heures, je garnis et j’allume ma lanterne, quoique, à cette altitude, l’aube se lève de bonne heure et que les gendarmes dorment. Nous aurions pu éviter cet arrêt qui fut assez long, mais pourquoi se hâter  ? Nous tenons à voir le soleil se lever sur les glaciers et c’est même cour cela que nous ne nous sommes pas couchés  ; car il faut que nous arrivions au Lautaret à 4 heures, ni plus tôt ni plus tard.
Et ce fut un spectacle merveilleux, somptueux  ; un magique lever de rideau, un de ces tableaux qu’aucun pinceau n’est capable de reproduire et que la nature nous place parfois à l’improviste sous les yeux, comme pour entretenir le feu sacré, l’amour, l’enthousiasme que sa beauté, toujours changeante, a allumé en l’âme des touristes. Je me garderai bien d’essayer de vous décrire les glaciers rougissant sous les premiers feux du soleil, pendant que les nuages jaloux montent en rampant pour dérober promptement à la vue des mortels les pics étincelants.
Et ce n’est pas long, un quart d’heure à peine, mais c’est beau, c’est très beau  ; le Lautaret qui, cette année, a conservé sa parure hivernale plus longtemps que d’habitude, dont les prairies sont encore couvertes de neige, alors que, dans un mois, elles seront couvertes de fleurs mérite d’être vu en ce moment.

En maints endroits la route est taillée dans des masses de neige dont quelques-unes ont bien 10 mètres de hauteur  ; néanmoins, le sol est simplement humide, l’eau de la fonte ayant été canalisée, et l’on peut rouler sans peine.
Contrairement aux prévisions, il ne fait pas du tout froid là-haut, un léger vent du nord nous engage pourtant à prendre les manteaux et, avant de commencer la descente, nous donnons le coup de grâce à nos provisions.
L’hôtel est bien ouvert mais rien n’y bouge encore  ; d’ailleurs, payer vingt sous un bol de lait ne nous séduit guère. Cette rage de coter à des prix exorbitants les consommations les plus ordinaires, sévit dans toutes les régions où fréquentent les touristes, surtout les automobilistes. A la Bessée, nous avons payé 3 francs, dans une auberge de routiers, un repas dont on ne nous aurait certainement pas demandé 20 sous il y a 10 ans  ; au bourg d’Oisans, nous payons 1 franc un bol de chocolat qu’on paye partout-dans nos montagnes 50 centimes.
Nous devons de plus en plus réagir contre ces tendances qui suffiraient à éloigner du tourisme les petites et même les moyennes bourses, en demandant d’abord les prix des repas et des lits et en n’hésitant pas à décliner les offres trop prétentieuses, quitte a aller déjeuner de pain et de fruits au coin d’un bois, sur les bords d’un ruisseau. Bourse et santé, celle-ci surtout s’en trouveront beaucoup mieux.
C’est ainsi que Ch... s’alimenta pendant ces deux jours et c’est ainsi que je m’alimente presque toujours quand je suis seul. Dès qu’on voyage à plusieurs, je ne sais pourquoi l’on éprouve le besoin de faire comme tout le monde et d’aller se faire peu ou prou empoisonner, à grands frais  !
Qu’on a donc eu raison de l’écrire :
De la France au Pérou, de Pékin jusqu’à Rome, Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme  !
La descente du Lautaret à Grenoble plaça successivement sous nos yeux les sites les plus variés, trop connus de tous les cyclotouristes pour que je les signale ici. Les cascades méritent pourtant une mention spéciale. Je ne les vis jamais si riches de houille blanche et je crains qu’elles ne soient déjà convoitées par les industriels dont la spécialité est d’emprisonner les belles chutes d’eau dans ces hideux tuyaux dont on voit déjà trop de spécimens aux flancs des montagnes.
Les deux tunnels qui précèdent La Grave me sont toujours odieux  ; comme d’habitude, je les fais à pied bien qu’à cette heure matinale les rencontres n’y soient pas à redouter. Mon jeune compagnon s’en tire fort adroitement et cela bn permet de contempler la Meije un bon
Le sommet n’est pas visible en son entier  ; les nuages l’entourent, le voilent plutôt de ce mystère qui convient aux hautes cimes glacées et qui en éloigna si longtemps les humains dont rien n’arrête aujourd’hui les empiétements sur le domaine de la nature.
Nous allâmes de Vizille à Grenoble par un chemin que je ne connaissais pas, qui, paraît-il, est plus court, mais combien plus dur. Ce chemin débute par un raidillon de 2 kilomètres à 8 ou 10 % qui me parurent durs avec 3m,25 après
une nuit blanche  ; on passe à Brié et l’on des cend sur Eybens, sol graveleux tout le temps  ; mieux vaut en somme passer par le Pont-de-Claix.
Ch... qui ne passa le col du Lautaret qu’à 9 heures, se heurta pendant toute la descente et surtout dans la plaine de Bourg-d’Oisans, à ce formidable vent de remontée qui commence à se faire sentir dès que le soleil échauffant l’air des hautes altitudes attire l’air froid des bas-fonds qui s’engouffre alors dans les gorges étroites comme celle de la Romanche.
Nous avions heureusement échappé à cet adversaire et la descente nous avait été agréable jusqu’au bout.
A Grenoble, je me séparai de mon compagnon et j’allai déjeuner à Voreppe. À vrai dire, j’étais un peu somnolent. La résistance au sommeil ne dépend pas seulement de la longueur du temps écoulé depuis le dernier somme  ; elle dépend aussi des difficultés du terrain parcouru. Passer la nuit à pédaler saris, effort sur les bonnes routes du Midi ou à grimper au Lautaret, cela fait, le matin venu, une belle différence. Je crois bien m’être endormi un instant entre deux services, car une truite qu’on avait dû sans doute me servir chaude, se trouvait froide quand je m’avisai de la manger.
A 13 heures, j’étais de nouveau sur la route et, toute envie de dormir ayant disparu, je filai bon train jusqu’à Givors où un train du soir me rapatria.
Les raidillons de Moirans et de .Rives me semblèrent moins durs que celui de Vizille ; ils le sont pourtant davantage. Les variations du moteur humain ressemblent à celles du moteur mécanique  ; il y a des heures où l’on marche mieux, d’autres heures où l’on faiblit un peu. Dans ce dernier cas il faut bien se garder d’appeler à l’aide le système nerveux pour forcer le système musculaire... à marcher  ; il faut céder aux circonstances, aller moins vite, dépenser moins.
Comprendre toujours jusqu’où peut être poussé l’effort et ne jamais dépasser la limite, telle est la règle.
Deux crevaisons successives qui m’arrêtèrent trente minutes à un moment où je n’avais plus de temps à perdre, me permirent de constater que je terminais mon étape de 40 heures dans de bonnes conditions. Au lieu de rentrer à la tranquille allure du cyclotouriste, je dus reprendre l’allure du randonneur afin de rattraper le temps perdu et couvrir les derniers 48 kilomètres. par Lieudieu, Saint-Jean-de-Bournay, Vienne et Givors en moins de 2 heures.
Au cours de cette randonnée de 570 kilomètres, ma chaîne pendante ne me causa pas le moindre désagrément, mais elle intrigua pas mal de cyclistes et j’entendis maintes réflexions bizarres, comme j’en ai tant entendu et comme j’en entends encore à propos des polychaînes. Il y a de quoi être étonné de l’ignorance où sont encore plongés tant de cyclistes, relativement aux divers systèmes de changements de vitesses.
Chemin faisant, j’ai eu le temps, car j’ai longtemps pédalé seul pendant cette randonnée, d’élaborer le plan d’un dispositif à 4 vitesses en marche qui, je crois, conviendrait aux randonneurs mieux que la bi-chaîne d’une part, et que le Whippet à chaîne flottante d’autre part, et qui donnerait 4 vitesses en marche, au choix. Il s’agit d’une combinaison de deux systèmes. Une chaîne à droite, une chaîne à gauche, débrayage au pied de la Gauloise  ; de chaque côté, deux roues dentées au pédalier, mais une seule roue libre au moyeu et le doigt d’acier.
J’aurai d’un côté, par exemple, 7 mètres et 5m,25 interchangeables entre eux par déplacement de la chaîne à la main, de l’autre côté 4 mètres et 2m ,80 interchangeables entre eux de la même façon. Sur 7 mètres et 4 mètres, chaîne normalement tendue, plutôt trop peu que trop puisque le doigt d’acier sera là pour s’opposer aux inconvénients des chaînes trop lâches. Sur 5m,25 et 2m,80, le brin inférieur de la chaîne flottera mais sans excès, à cause de la petite différence entre les deux développements du grand et du petit jeu.
Suppression radicale, grâce au doigt d’acier, des tendeurs de chaînes et de la difficulté que l’on éprouve à tenir dans une polychaîne les chaînes également tendues. Cela permettra aussi d’établir des freins à supports brasés sur la fourche, remarquablement, légers, puissants et indéréglables.
Ainsi, sans introduire de résistances passives dans la bi-chaîne, ce prototype des dispositifs de changement de vitesse à prise essentiellement directe à toutes les vitesses, j’obtiendrai en marche deux vitesses de plus.
Seule conservera encore théoriquement quelque supériorité, la tri-chaîne., par l’avantage qu’elle donne de passer instantanément de 7 mètres à 5 mètres, c’est-à-dire de la grande à la moyenne vitesse, instantanéité que ne présente pas le Whippet A  ; mais il faudra voir sur le terrain si cette supériorité est réellement justifiée.
Une «  4 vitesses  » ainsi conditionnée pourrait ne peser que 13 kilos et dame  ! la machine légère nous fait de plus en plus loucher de son côté, à tel point que certains d’entre nous envisagent sans effroi le remplacement des pneus souples démontables par les collés des coureurs, grâce auxquels on réaliserait un gain d’un kilo presque  ; car ces collés permettent de remplacer la jante bois et aluminium par la jante en bois laminé, la plus légère qui existe. Et le changement d’un collé perforé demande
moins de temps qu’une réparation ou un changeaient de chambre à air.
Bien entendu nos câbles seraient d’au moins 35 millimètres.
Très bien, mais... si vous emportez deux collés de rechange et que vous ayez trois ou quatre crevaisons, qu’adviendra-t-il  ?
Il y a bien les collés à boutons ou à crochets, mais il n’ont pas, dit-on, le summum de souplesse et de légèreté et leur réparation exige un temps très appréciable... Ah  ! qui nous donnera la médaille sans revers ? Vélocio.

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