Bis repetita placent, Sæpe repetita docent. (1897)

vendredi 5 juin 2020, par velovi

Par Paul de Vivie alias Vélocio, Le Cycliste, mai 1897, Source Archives départementales de la Loire, côte Per1328_5

J’ai fait le mois dernier ou plutôt réédité, car j’ai signalé ce fait bien souvent, une remarque que beaucoup de lecteurs du Cycliste m’ont confirmée. Le grand tourisme parait être moins cultivé qu’autrefois et lorsqu’on s’aventure à 50 ou à 100 kilomètres des grandes villes ou des centres de villégiature, on est à peu près sûr, à mesure qu’on s’éloigne, de rencontrer de moins en moins des cyclotouristes.
Il vous souvient, sans doute, des récits de voyages qui, de 1888 à 1892, rendirent Le Cycliste si intéressant.
Les voyages aux Pyrénées et aux gorges du Tarn qui, à cette époque, n’avaient pas encore été civilisées par le Club Alpin, si bien relatés par M. Ducroux, et tant d’autres récits sont là pour témoigner de ce que fut le tourisme au bon vieux temps des caoutchoucs pleins et creux  ; on partait volontiers à cinq ou six compagnons pour huit jours, pour un mois et l’on allait dans les régions les plus pittoresques mais aussi les plus désertes, sans s’inquiéter si l’on trouverait à point nommé un poste de secours, ou une plaque du T. C. F. à la porte d’un aubergiste-réparateur de pneus.
Pour ne parler que de ce que j’ai vu dans mon petit coin des Cévennes où les touristes ont toujours été rares, mais que M. de Baroncelli, l’auteur des guides si estimés, a entrepris de parcourir cette année, de fouiller, de classer et de condenser en un fascicule qui, sous le titre de guide des Cévennes, fera suite aux guides des Vosges, de la Normandie et de la Bretagne déjà parus, pour ne parler, dis-je, que de ce que j’ai vu, j’affirme que sur nos routes si bien entretenues et si favorables aux cycles, je rencontre beaucoup moins de cyclotouristes qu’autrefois. Je vais assez fréquemment à bicyclette de Saint-Étienne à Lyon et vice versa, tantôt par Duerne, tantôt en prenant le chemin des écoliers par le Bessat et les bords du Rhône, parfois aussi en suivant la route directe par Givors, laquelle est bien monotone  ; il est bien rare que j’y rencontre d’autres cyclistes que ceux du cru, facilement reconnaissables à l’absence de tout bagage et à leurs allures.
Autrefois, j’avais d’abord beaucoup de chances de trouver un compagnon disposé à m’accompagner  ; ensuite, il m’arrivait de temps en temps de rattraper un touriste allant dans le même sens ou d’être rattrapé par lui et d’entrer en conversation.
Petit à petit, la génération qui adopta la bicyclette dès son apparition et qui ne vit en elle qu’un outil de tourisme, a vieilli et peut-être s’est faite casanière  ; quant aux nouvelles couches, sauf quelques exceptions, elles ne paraissent comprendre en fait de tourisme que le tourisme banlieusard chanté par Fafiotte et béni par Giffard, pontifex maximus. Il y a partout, à dix ou vingt kilomètres de la grande ville, en un site plus ou moins séduisant un groupe de guinguettes, gargottes et tord-boyaux où les cyclistes ont pris l’habitude d’aller s’abattre, et tout le long de ces dix ou vingt kilomètres on ne voit, le dimanche, que cycles de tous genres à la porte des cabarets. Saluez, c’est le tourisme banlieusard qui passe et qui boit.
Autour des villes d’eaux, c’est absolument la même chose, seulement les cycles sont très chic et ceux qui les montent superchic.
À cet effet qui ne se peut nier, il doit y avoir une cause, car la génération d’aujourd’hui doit avoir certainement, toutes autres choses égales, les mêmes aspirations que la génération qui ne la précède que de dix ans, et celle-ci même n’est point tant décrépite encore pour être, sans raison, devenue casanière à ce point.
Cette cause, j’ai cru la découvrir, voilà déjà pas mal d’années dans l’usage de plus en plus général des pneumatiques sur lesquels se sont greffées depuis deux ou trois saisons les machines légères. Pneumatiques et machines légères — je me hâte de le dire pour qu’on ne m’accuse pas d’être tout à fait rococo — s’accordent admirablement et conviennent toutes les fois qu’il s’agit de courses ou de promenades ou encore de certains services tels que celui des cyclistes-express qui supposent une organisation telle que jamais un homme ne se met en route que pour une courte distance et sans que sa machine et ses pneumatiques aient été vérifiés. Mais les touristes, Seigneur  ! qui n’ont ni entraîneurs, ni personnel spécial pour s’occuper de leur monture et qui ont besoin pourtant de la trouver toujours prête  ; les touristes même les simples baladeurs du dimanche feront-ils devant un pneumatique qui fait des caprices, devant une machine légère qu’ils sentent gémir et demander grâce dès que la route cesse d’être unie comme un miroir  ; ils n’oseront plus marcher, ils n’oseront même plus se mettre en route, et c’est bien ce qui arrive. Je pourrais citer nombre d’amateurs qui au temps des caoutchoux creux ne laissaient pas un seul jour leur machine inactive et préparaient ainsi par entraînement quotidien les longues excursions dominicales.
Aujourd’hui, ces mêmes amateurs qui ne sont pas encore démontés tant s’en faut, car un véritable cycliste reste cycliste jusqu’à son dernier jour, et qui ont à l’écurie deux bicyclettes plutôt qu’une, ces mêmes amateurs doivent avant de sortir s’occuper un instant de leurs pneumatiques. Pendant la lune de miel, c’est-à-dire pendant les trois premiers mois, ceux-ci se comportent assez bien, mais bientôt un coup de pompe est nécessaire, le pneu se dégonfle lentement mais sûrement, une boursouflure suspecte se déclare, indice d’un prochain éclatement, une vérification sérieuse s’impose  ; un beau jour, on se met à l’œuvre, on démonte avec peine, on examine, on décide d’attendre encore avant de remplacer son pneumatique qui paraît encore neuf et l’on remonte péniblement. De ce jour, ce pneumatique vous exaspère par ses lubies et comme vous avez juste une heure, chaque jour à consacrer à la promenade et qu’il vous déplaît de passer la première moitié de cette heure à palper votre pneu, à pomper et à repomper, vous ne sortez plus que le dimanche, puis de temps en temps.
Tandis que si votre bicyclette était toujours prête, vous sortiriez encore tous les jours comme autrefois, car les motifs qui vous faisaient apprécier cet exercice existent toujours et vous avez plus que jamais, en vieillissant, besoin de secouer par l’exercice, un corps qui s’épaissit parce qu’il ne dépense pas assez. Je ne connais pas un, je connais dix amateurs dans cette condition-là et j’ai moi-même pendant deux ou trois ans, malgré plusieurs montures à ma disposition, souffert de pneumaticopathie  ; je renonçais petit à petit à ma quotidienne promenade et, tout comme un simple Giffard, j’épaississais non seulement au physique mais au moral  ; le pingue ingénium que tant redoutait Horace me menaçait. Je n’ai mis bon ordre à cet état de choses qu’en revenant au caoutchouc creux d’une façon non pas exclusive puisque je me sers très souvent de pneumatiques mais définitive, j’aurai désormais toujours à mon service une bicyclette ou un tricycle à caoutchouc creux et franchement sur bonne route ordinaire, à l’allure qui convient à un cyclotouriste ou à un hygiénocycliste je me demande souvent si je roule sur creux ou sur pneumatique  ; il n’y a de différence sensible — encore faut-il que les pneumatiques ne soient pas gonflés à bloc et qu’ils soient de fort calibre — que sur les pavés maudits.
Baste  ! nous avons roulé sur caoutchoucs pleins de 19 et de 16 millimètres.
Le mieux n’a-t-il pas été ici encore, l’ennemi du bien  ?
Je conseille donc à tous ceux qui souffrent d’être immobilisés alors qu’ils préféreraient s’agiter au grand air et retenus au logis par l’inconstance de leurs pneumatiques, de faire ce que j’ai fait, de compléter leur écurie par l’adjonction d’une forte bicyclette de route à gros caoutchoucs creux, tringlés si possible.
Mais surtout pas de machines légères  ! les pneumatiques, c’est entendu, protègent les machines encore plus que le cavalier et permettent de réduire à un minimum l’épaisseur des tubes, la force des raccords, le calibre des rayons  ; ç’a été vrai au début, alors que les pneumatiques avaient 55 et 60 millimètres de diamètre et justement alors on ne songeait nullement à alléger les machines et nous ne rougissions pas d’une bicyclette de 20 kilos, c’est même avec une telle monture que j’ai fait ce que je considère comme ma plus belle performance : Saint-Étienne — Yssingeaux et retour par Montfaucon en huit heures, temps que je n’espère battre qu’avec une future Gauloise à quatre multiplications.
Aujourd’hui ce n’est plus vrai, car les minuscules bandages de 30 à 40 millimètres qu’on est forcé de tenir très gonflés sans quoi à chaque cahot la jante porterait sur le sol, ne protègent plus suffisamment les machines que l’on s’obstine à vouloir légères, que les fabricants entraînés malgré eux font de plus en plus légères même lorsqu’on ne le leur demande pas et l’on recommence à entendre parler de rayons cassés et de tubes débrasés, cette peste dont nous eûmes à souffrir au temps des caoutchoucs pleins et que depuis quelques années on considérait comme définitivement disparue.
Mais aussi, voyez jusqu’où vont les illusions des néocyclistes auxquels des amis imprudents s’avisent de donner des conseils qu’un gendre n’oserait même pas donner à sa belle-mère, tellement ils sont homicides.
Voici un gaillard qui pèse bon poids 120 kilos, il veut une bicyclette confortable c’est-à-dire avec frein, garde-boue, carter, bonne selle et fortes pédales et pesant, tout cela compris, 13 à 14 kilos au grand grand maximum  !
Comprend-on une telle aberration  ?
Une bicyclette pesant, nue, à peine 10 kilos pour porter un homme de 120 kilos sur des routes raboteuses, à grande vitesse à la descente  ! Quel est l’ingénieur qui oserait dire que cela portera ceci impunément et qui construirait des véhicules même roulant sur rails pour porter douze fois leur propre poids, des wagons de 900 kilos chargés de 10 tonnes  ?
Cependant ce néocycliste de 120 kilos est parfois ingénieur lui-même, il est capable de calculer exactement la force de résistance des tubes et des rayons d’acier et à ce véhicule qu’il n’oserait charger de 120 kilos de charbon, il va confier sa propre personne  ; à ces objections sensées que ne lui feront certes pas tous les marchands, il ne sait répondre que ceci : mes amis dont quelques-uns sont aussi lourds que moi, ne montent pas des bicyclettes plus lourdes que cela et qui résistent.
Oui, elles résistent un certain temps, jusqu’à ce qu’elles vous cassent net entre les jambes. Est-ce qu’il ne serait pas raisonnable de proportionner le poids de la machine au poids du cavalier et de fixer une fois pour toutes cette proportion qui à mon avis devrait être à peu près celle-ci :
9 à 10 kilos jusqu’à 50 kilos
12 — de 60 à 75
14 — de 80 à 100
16 — de 100 à 125
Ces poids de machines devant s’entendre pour les parties essentielles de la bicyclette, roues et cadres, sans selle, pédales, frein, garde-boue ni aucun accessoire  ; on avait proposé autrefois la loi du cinquième qui n’est juste que pour le poids moyen, car il ne faut pas exagérer et affliger de machines de 25 kilos des hommes qui pèsent déjà 125 kilos et que la solution du problème de l’Homme de la Montagne atteint si rudement.
Si les bicyclettes légères sont souvent dangereuses même avec pneumatiques, à plus forte raison le seraient-elles avec creux et j’augmente volontiers les poids ci-dessus de 20 % s’il s’agit de bicyclettes de route à caoutchoucs creux, augmentation qui portera exclusivement sur l’épaisseur et la force des tubes, des jantes et des rayons.

Vélocio.

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