Excursion du 12 février 1904

mardi 26 avril 2022, par velovi

[à contextualiser dans les représentations de son époque, l’occasion dans ce récit pour Vélocio d’évoquer des lectures]
Vélocio, «  Randonnées hivernales », Le Cycliste, 1904, p.32-36, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER1328_8

Montrond — Feurs — Saint-Gernain-Laval—Saint-Martin-la-Sauveté— Saint-Marcel-d’Urfé— Champoly — Saint-Thurin — Boën — Montrond,
On danse beaucoup cette année, et les bals font quelque tort aux excursions. Si, encore, l’on dansait en plein air, en un costume simple et léger, l’entraînement et l’hygiène n’y perdraient rien et j’applaudirais des deux mains : car la danse nous rapproche de l’état de nature, cet exercice ayant toujours été fort en faveur auprès des peuplades sauvages.
Quand Chateaubriand visita les Iroquois, tombant un beau jour an milieu d’une réunion d’hommes et de femmes qui se démenaient comme des possédés, il ne fut pas peu surpris d’y voir un petit homme à perruque, M. Violet, maître de danse parisien, qui, sur un mauvais violon, raclait une gavotte ou un menuet et s’efforçait vainement d’introduire de l’ordre et de la mesure dans le cake-walk de sa clientèle iroquoise.
Quand elle danse, la civilisation se rapproche donc de la nature et elle fait bien, mais pourquoi danser la nuit plutôt que le jour, dans des salons empuantés plutôt qu’en plein vent, en des accoutrements ridicules plutôt qu’en costume de tennis, de cycle ou mieux approprié encore à cet exercice sudorifique  ?
À prendre ainsi les bonnes choses à contre sens, on s’expose à les rendre mauvaises et le poète finira par avoir raison :
Ils aiment trop le bal, et c’est ce qui les tue :
Car on meurt toujours beaucoup à Saint-Étienne. et ce matin encore, en ouvrant mon journal : 20 décès, 9 naissances  ! Comme c’est rassurant pour l’avenir de notre ville.
Partons, laissons ces pâles ombres qui ont l’air de sortir de maisons suspectes, regagner en titubant leur demeure et leur lit, et souhaitons qu’elles ne se réveillent pas avec le frisson mortel, avant-coureur des pneumonies infectieuses.
Au rendez-vous fixé, je trouve deux nouveaux compagnons. Une nuit de bon sommeil nous a mis au point pour tout une journée de bonne et saine fatigue. Cela se voit au coup de pédale souple et puissant comme les coups d’aile des grands volateurs dont nous poussons nos grands développements sur un sol légèrement durci par la gelée du matin.
Inutile de dire que nous sommes tous polymultipliés : à nous trois nous possédons quinze développements sans compter ceux dont nous émaillons nos propos en cours de route. Rien d’agréable comme d’aller à trois de front sur la route solitaire et sur des machines silencieuses (joie que ne connaîtront jamais autoistes et motoïstes} et de causer de choses et d’autres à à 25 à l’ heure.
A Montrond, 30 minutes d’arrêt à l’hôtel Maillière pour permettre à un néophyte qui peu au courant encore de notre méthode, était parti à jeun, de se lester d’un copieux café au lait.
Le temps est gris : le soleil, en se levant, a rayé l’horizon de lueurs d’incendie, mais il ne s’est pas montré et nous le verrons, pendant la journée, percer à peine les nuages à de longs intervalles. Par ces temps-là, la plaine est monotone et l’on se hâte, à grandes pédalées, vers la montagne qui offre, même sous un ciel bas et neigeux, des points de vue attrayants. Nous traversons successivement la Loire et le Lignon, et par Sainte-Foy-Saint-Sulpice nous gagnons Saint-Germain- Laval.
Avant Saintes-Foy, on longe une pinède qui tranche heureusement sur l’uniformité de la campagne, et quelques mouvements du sol engagent à prendre une faible multiplications que seul le vent contraire de plus en plus violent justifie-rait presque. Après Sainte-Foy, la route est plate, insignifiante et mauvaise par dessus le marché. Passons-vite, Saint-Germain-Laval nous apparaît à mi-coteau sous un rayon de soleil qui anime le paysage  ; nous y grimpons vivement, puis une descente moyenne nous emmène au fond du ravin.
On ne nous avait pas trompés en nous affirmant que l’Aix, ce ruisseau modeste en été, avait parfois des allures alpestres dignes de cours d’eau en renom. Nous nous en rendons compte en nous élevant par une rampe assez rapide (6 km à 7 %). vers Saint-Martin-la-Sauveté. L’Aix serpente à 900 mètres au-dessous de nous et forme çà et là de tumultueuses cascades. De Saint-Martin à Saint-Marcel-d’Urfé, il nous faut suivre un chemin étroit, rocailleux, à raidillons fort raides, encombré de neige et de glace, car il gèle ferme là-haut, qui nous oblige à une grande prudence. Comme d’autre part la vue s’étend très loin et que le soleil darde des faisceaux de lumière tantôt sur un point, tantôt sur un autre, nous devons mettre pied à terre pour admirer à notre aise et reconnaître sur la carte le pays d’alentour.
Nous contournons l’éperon au sommet duquel fut bâti le château d’Urfé, dont les tours en ruines (les cornes) sont encore menaçantes et s’aperçoivent de très loin.
Un dernier ravin à franchir et nous voici à Saint-Marcel-d’Urfé. Ce nom suffit à poétiser toute cette contrée qui parait sauvage et rude en cette saison, mais qui, en été, a des allures pastorales dignes de l’Astrée.
Nous n’entrons pas dans le village  ; tournant brusquement à gauche, nous continuons à nous élever. La route neuve, et d’abord, très bonne, devient bientôt impraticable  ; pendant trois kilomètres elle est encore en construction, lits de cailloux, nappes de boue, tas de pierres, ornières profondes comme des sillons  ; il nous fallut plus de trois quarts d’heure pour venir à bout de ce passage.
À midi et quart, nous touchons Champoly, station d’altitude de plus en plus fréquentée, et 15 minutes après nous faisons halte à Saint-Thurin, devant l’hôtel Combe, où nous attend un déjeuner semi-végétarien. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, surtout à la campagne, d’obtenir un repas strictement végétarien. Mais cent kilomètres dans la matinée, agrémentés d’un joli vent du Nord, aiguisent si bien l’appétit qu’on mangerait des cailloux.
De Saint-Thurin à Boën, route parfaite, le vent nous pousse et nous roulons à bonne allure sans le moindre effort. De Boën, nous filons directement sur Montrond par Mont Verdun et Magneux, et nous rentrons à 17 heures et demie, frais et dispos, ayant dépensé moins de 3 francs et parcouru 170 kilomètres en 11 heure et demie, tous arrêts compris.
Vélocio.
Le mauvais temps persistant a interrompu nos excursions dominicales que nous reprendrons le mois prochain. V.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)