Sur la cote d’Azur (1906)
jeudi 31 octobre 2024, par
Il n’y a pas très longtemps, ce que nous entendions par Côte d’azur, allait tout simplement de Saint-Raphaël à Menton. Au delà, c’était l’Italie ou la Riviera ; en deçà ce n’était rien.
Aujourd’hui, il n’en va plus de même et nous entendons par Côte d’azur tout le littoral compris entre Marseille et la frontière italienne ; et s’il en est une partie bénie des dieux, qui, plus que tout autre, mérite d’être ainsi désignée, c’est assurément la dentelle de rochers, de plages, de baies, de calanques abruptes et de collines mollement arrondies, qui termine au sud le département du Var si intéressant, sous tous les rapports, pour le cyclotouriste.
Je suis allé de nouveau, un dimanche d’avril dernier, excursionner par là et fureteer dans des coins, qu’en mes précédentes randonnées, j’avais admirés à 25 à l’heure, au cours d’une étape-transport.
Cette fois, mon étape-transport avait débuté brillamment par très beau temps, samedi 21 avril, à midi moins vingt, à l’octroi de Saint-Etienne, et m’avait amené à 14 h. à Andance, à 15 h. 30 à Valence, à 17 h. 30 à Montélimar, à 18 h. 20 à Pierrelatte (158 kilomètres en 6 h. 40). Elle finit misérablement sous la pluie, dans la boue et dans le train.
A Loriol, j’avais reçu un premier avertissement sans frais, sous forme de goutelettes intermittentes que je trouvai aussi agréables qu’utiles (car j’avais chaud et la route était très poussiéreuse), et qui m’accompagnèrent jusqu’à la montée de Donzère. Mais, comme on le sait, le goulet de Donzère est une ligne de démarcation très nette entre le nord et le midi de la vallée du Rhône. Soleil d’un côté signifie souvent pluie de l’autre côté ; or, ce jour-là, le temps passable au nord était détestable au midi et, à Donzère, il me fallut revêtir la pèlerine et les jambières. La pluie tombait depuis un bon moment et le sol devenait de minute en minute plus boueux, plus glissant.
Et voyez jusqu’où allait ma guigne ; j’étais parti avec une telle confiance dans la hausse barométrique que j ’avais enlevé les garde-boue de mon n° 5 à roues de 50 centim. et à gros pneus de 50 millim., que je vous ai présenté il y a 4 mois et qui fait mes délices plus que jamais. Ce petit outil, peu encombrant et roulant comme un charme, a le défaut, commun à beaucoup de bicyclettes, de déraper dans la boue, surtout dans la boue des routes du Midi, faites de plâtre, de ciment et d’argile.
Jusqu’à Pierrelatte je filai cependant grand train en serrant les arbres de près et je m’apprêtais à bifurquer à gauche vers la gare, quand il me sembla que la pluie s’arrêtait. Allons donc jusqu’à la Croisière-de-Bollène consulter l’horaire du P.-L.-M.
Cinq minutes plus tard, la pluie redoublait et la crainte du dérapage m’obligeait à réduire de moitié mon allure, si bien que je n’entrai à la gare de la Croisière qu’à 19 h. 1/2, ruisselant ; mes deux chaînes déjà couvertes de boue craquaient à qui mieux mieux et la nuit allait être là.
Or, pas de train qui pût m’amener à Orange avant deux grandes heures, pas d’hôtel où pouvoir attendre agréablement, dans un bon lit et après un bon repas, un express pour Marseille, et, mieux encore, pas d’express qui s’arrêtât à la Croisière ! Quelle fichue station ! La gare était déserte, froide, obscure, les lampes fumaient... Je croquai quelques cartouches de riz, allai boire à la fontaine et je constatai que la pluie avait cessé et qu’un léger vent souillait du nord. Par contre, la nuit était d’un noir d’encre. J’allumai ma vieille lanterne à acétylène qui en est à sa quatrième saison et qui, privée de son verre, bosselée en maints endroits, rouillée en maints autres, se comporte toujours admirablement.
On m’a souvent demandé : quelle est la meilleure lanterne ? j’ai tout essayé, huile, bougie, pétrole. L’acétylène qui, tout d’abord, m’avait donné de la tablature, me donne depuis trois ans entière satisfaction, à la condition sine qua non de prendre quelques soins élémentaires ; de nettoyer le récipient, le bec, le pointeau par lequel l’eau tombe sur le carbure, de remplacer de temps en temps le coton de filtrage. Ma lanterne est une Riemann, de grandeur moyenne, dite Nordlight, mais toutes les lanternes à acétylène de ce type en cuivre embouti, c’est-à-dire de bonne fabrication, quelle que soit la marque, doivent donner les mêmes résultats.
A 20 heures précises je quittai cette gare sépulcrale et m’enfonçai dans la nuit derrière le cône de lumière qui jaillissait de ma direction. J’évitais assez facilement les flaques d’eau et, me guidant sur les arbres, me tenais rigoureusement au milieu de la route, entre les deux sillons laissés par une automobile et qui m’étaient très utiles quand les arbres faisaient défaut ou dans la traversée des villages. A un moment, pour éviter une trop large flaque d’eau, je descends vers un bas-côté et un dérapage formidable autant que brusque me débarque... sur un pied heureusement ; je regarde autour de moi, tout est noir, je ne distingue même pas les arbres et soudain me vient la crainte de voir ma lanterne s’éteindre et d’être forcé d’aller à pied jusqu’à Orange à tâtons. Crainte vaine heureusement. A 21 h. 30 je tourne autour de l’Arc de Triomphe, grâce aux traces d’auto sans lesquelles je crois que je n’aurais pas viré assez vite et serais allé dans l’escalier. Pourquoi diable n’a-t-on pas placé deux lampes électriques devant ce monument ?
Je descends à l’hôtel de la gare après avoir pris la décision suivante : s’il re-pleut pendant la nuit je prends l’express de 2 h. 50, s’il ne pleut pas. je continue par la route. A 2 h. 1/4 je constate qu il n’a pas plu et que le sol devant l’hôtel est presque sec. En route donc, ma machine est couverte de boue et les chaînes auraient grand besoin d’huile, mais je compte sur le vent et sur le soleil pour les nettoyer. La nuit est toujours aussi noire et le sol, qui m’avait semblé sec en partant, est, sur la route, plus boueux encore que la veille ; ma lanterne fonctionne à ravir jusqu’à la hauteur de Bédarrides où la flamme pâlit, décline et meurt subitement. Je descends et constate que mon combustible est épuisé ; rien à faire. Une vague clarté, indice de l’aube naissante, permet de distinguer la double ligne des arbres, mais je ne puis plus éviter les flaques cl eau et, avant Sorgues. j’en prends pour mon rhume ! Il a plu ici beaucoup plus et plus longtemps qu’avant Orange. Une de mes chaînes roide comme une barre craque terriblement, l’autre, celle de 3m,80 se montre plus accommodante. Mais quand je bifurque au Pontet, sur la traverse de Montfavzet, impossible d’appuyer sur la pédale sans faire virevolter la route AR dans la boue glissante. Je n’insiste plus et fais demi-tour.
Mon étape-transport se termine à 5 heures devant la gare d’Avignon d’où l’express m’amène à Bandol à midi. Ah ! si j’avais trouvé à Orange ma touricyclette dont la qualité maîtresse est de ne jamais déraper, même dans la boue la plus grasse, je me serais bien moqué du temps, et il est fort probable que, malgré son moindre rendement, cette machine essentiellement confortable m’aurait permis de couvrir en 10 heures les 170 kilom. qui, à Orange, me séparaient encore de Bandol ; je les aurais, il est vrai, couverts en huit heures sur mon n° 5, mais il lui faut, à cette machine à grand rendement, beau temps et bonnes routes. On ne peut décidément pas avoir tout à la fois.
Cependant, il me semble que rien n’empêche de donner à une bicyclette à grand rendement la résistance au dérapage que possède ma touricyclette. la question de transmission par chaîne ou par pignons d’angle n’a sans doute rien à voir ici. Mais comment donner cette qualité majeure à une bicyclette ? On a institué des concours à l’effet de découvrir les causes qui font que telle bicyclette dérape et que telle autre ne dérape pas, toutes choses égales ; et ces concours n’ont rien démontré. Peut être la longueur de la machine et la position du cycliste ont-elles quelque influence. Ma touricyclette est très longue (190 centim.) et je suis placé de telle façon que la roue avant est presque aussi chargée que la roue arrière. Mon n° 5 au contraire est très court (130 centim.) et mon poids est tellement sur la roue motrice que la roue directrice quitte le sol pour peu que je tire sur les poignées hautes du guidon. Sur mon n° 4 qui dérape tout aussi facilement que mon n° 5, mon poids est cependant mieux distribué et la machine a la longueur ordinaire.
La hauteur des roues, la surface lisse ou striée des pneumatiques ont-elles quelque influence ? ma touri a des roues de 65 et des pneus fil biais striés. Mes nos 4 et. 5 ont des roues de 65 et de 50 et des pneus fil biais lisses ; mais une autre de mes montures, mon n° 3. qui dérape très peu, a des pneus fil biais lisses et des roues de 70.
Charger la roue directrice et faire l’arrière-train très long, ce serait pour une machine à chaînes diminuer le rendement. Nous trouvons-nous encore sur ce point dans une impasse et ne pouvons-nous conquérir le confortable qu’en sacrifiant le rendement. Comment la bicyclette de course qui est la machine à grand rendement par excellence, résiste-t-elle au dérapage ? Je sais que l’habileté du cycliste est un facteur important, aussi ai-je eu soin de poser le problème, toutes autres choses égales, en ne visant que les proportions de la machine, la grosseur, la surface et le degré de gonflement des pneus, la hauteur des roues et la distribution du poids. Je serais très heureux de connaître l’opinion des abonnés du Cycliste dont l’attention a été forcément attirée par quelques bonnes pelles sur cette importante question.
A Bandol, je débarque en pleine Côte d’azur, et le ciel, après la pluie du matin, est d’un bleu si lumineux, la mer d’un bleu si profond que jamais ces rivages fortunés ne furent plus dignes de ce nom. Cependant le mistral qui s’élève pousse vers le sud-est de légers nuages d’un blanc éclatant, et les flots se couvrent au large de mouvantes aigrettes blanches. Mais dans la baie de Bandol, les vagues glissent sans violence sur leur lit de sable et de galets, car nous sommes ici protégés par les montagnes contre les furieux vents du nord.
Aussi les villas s’y multiplient depuis quelques années et les hôtels y sont toujours au grand complet. Les régions lyonnaise et stéphanoise y envoient en tout temps de nombreux villégiaturistes, car, sauf pendant les deux ou trois mois les plus chauds de l’année, la côte qui s’étend de Marseille à Toulon est parfaitement habitable.
On y vient aussi d’autres régions, si j’en juge par le nombre croissant de villas modestes, confortables ou luxueuses en cours d’exécution, et les bonnes places se font rares.
J’avais remarqué, lors d’une précédente randonnée vers ces rivages ensoleillés, tout au fond de la baie de Bandol, au point précis où commence à s’élever au-dessus de la rive, ici par une pente insensible, plus loin par une falaise abrupte, le monticule qui sépare Bandol de Sanary, j’avais remarqué un bois de pins séculaires qui longe la route et s’étend vers la mer. Il faisait très chaud ce jour-là et je m’étais dit qu’il ferait bon terminer là l’étape, suspendre mon hamac au bord de la mer, puiser dans mon sac les éléments d’un repas simple mais solide et farnienter jusqu’au soir et même (pourquoi pas ?) jusqu’au lendemain. Aujourd’hui, je le ferais, mais c’était à l’époque où je m’étais imposé la tâche de démontrer par le fait la supériorité, au point de vue cyclotourisme, de la polymultiplication et du régime végétarien et il m’était défendu de m’endormir à chaque tournant dans les délices de Capoue.
Ce coin de terre, qui semblait alors désert et oublié, est en train de se transformer d’une façon magique, comme s’il avait été touché par la baguette d’une fée. Bientôt Bandol et Sanary auront en La Gorguette — c’est le nom peu poétique de l’endroit, mais on le changera plus tard de même qu’on a substitué Sanary à Saint-Nazaire — une rivale sérieuse.
Des Lyonnais ont acquis un nombre considérable d’hectares et, respectant autant que possible les pins superbes qui donnent à leur propriété une grande valeur, ils ont entouré celle-ci d’un Prado en corniche qui sera plus tard une magnifique promenade. Puis, traçant des
allées latérales sans trop de rectitude, afin de ne pas donner à leur création le triste et monotone cachet américain, ils ont jeté les bases d’un village de villas. Quelques maisons sortent déjà de terre, bien que l’entreprise date à peine de six mois, et les lots qui sont mis à la disposition du public à un prix relativement modique et à la portée des plus modestes bourses sont enlevés rapidement.
L’idée est heureuse, le terrain admirablement choisi et le plan général bien conçu. Aussi, je ne doute pas de l’avenir de La Gorguette dont les futurs habitants, avec l’eau et l’électricité à tous les étages, les bois et la mer à leurs portes, auront toutes les commodités de la ville réunies à tous les agréments de la nature, et quelle nature ! Descendu pour deux jours à l’hôtel de la Tour, à Sanary, je suis revenu deux fois à La Gorguette, à l’heure où le soleil se couche et à l’heure où il se lève, et deux fois j’ai été délicieusement ému. Du haut de la falaise qui domine la mer de 30 à 40 mètres on fait face à l’ouest, et rien hormis la voile blanche de quelque bateau de pêche rentrant au port ou la fumée d’un grand navire passant au large n’arrête les regards. Au lever du soleil, on voit avec ravissement, d’abord les cimes lointaines de la Sainte-Baume, puis les rochers escarpés qui dominent Cassis et la Ciotat, quelques îles incultes éparses çà et là, enfin les terres et les maisons de Bandol, s’irradier successivement . J’aurais voulu assister à une tempête. Celui qui bâtira sa maison sur cette falaise passera vraiment de bons moments, pour peu que son âme sache vibrer devant les grandes scènes de la nature.
D’ailleurs, cette région de Sanary, Bandol, La Gorguette, ce qui est tout un pour un cyclotouriste, est un véritable centre d’excursions plus belles et plus variées les unes que les autres.
Le lundi matin, au petit jour, je quittai Sanary et filai tout d’abord sur Toulon par des routes enchevêtrées qui n’ont rien de pittoresque et qui deviennent détestables à mesure qu’on approche de la ville. La traversée de Toulon est odieuse à cause de son interminable pavé, mais dès qu’on a bifurqué sur la route du cap Brun, le paysage devient agréable Jusqu’au fort Sainte-Marguerite, succession de montées et de descentes que les cyclistes locaux évitent par un détour qui faillit me ramener à Toulon, car, rencontrant, à un croisement de routes, devant un passage à niveau, un cycliste que j’interrogeai, j’appris avec surprise qu’il venait tout comme moi de Toulon, et qu’en continuant je rentrerais à Toulon au lieu d’aller à Carqueiranne où il allait lui-même.
Nous fîmes route côte à côte ; mon compagnon était un ouvrier de l’arsenal, un ouvrier raisonnable et honnête qui était indigné des procédés de certains de ses camarades. La journée pour ces ouvriers commence et finit, paraît-il, non pas au moment où ils entrent à l’atelier ou qu’ils en sortent, mais au moment où ils sortent de leur domicile ou qu’ils y rentrent.
On accorde volontiers une heure pour chaque trajet, de sorte qu’une journée payée pour dix heures ne comporte que huit heures de travail effectif. Cela semble raisonnable étant donnée la difficulté de se loger à proximité des forts ou des arsenaux. Mais les malins abusent de cette tolérance, et ce n’est pas deux heures, mais quatre heures et quelquefois toute la journée qu’ils volent à la princesse, c’est-à-dire à vous, à moi, à tous les contribuables.
Bah ! quelques voleurs de plus ou de moins, il n’y a pas là de quoi puisse s’indigner un homme qui a vécu 53 ans ; mon compagnon est encore à l’âge des illusions.
Après Carqueiranne, on descend rapidement vers la mer, qui est ici très agitée, et la vue serait agréable si elle n’était bornée par une série de masures et de bicoques qui se sont logées à grand’ peine entre la route et la voie du chemin de fer d’une part et le rivage de l’autre.
On passe au pied du Mont des Oiseaux, où s’est élevé récemment un très beau sanatorium et l’on arrive bientôt en vue d’Hyères, couchée mollement au pied d’une montagne qui la défend complètement du mistral. A ma droite, les Salins que je vais longer pendant quelques kilomètres pour arriver à la presqu’île de Gien ; mais auparavant je pousse une reconnaissance jusqu’à la plage d’Hyères où les vagues sont aussi calmes qu’elles étaient agitées tout à l’heure ; le contraste est saisissant, et cette plage qui s’allongera peu à peu jusqu’à la presqu’île parallèlement à la route dont elle est séparée par une langue de terre de 500 mètres environ couverte de pins parasols, convient parfaitement aux malades.
Dans la presqu’île, deux routes qui se terminent l’une au village de Gien, haut perché, l’autre à un port minuscule où atterrit,au moment même où j’arrive, un minuscule canot à vapeur qui vient de Porquerolles avec deux passagers. Afin de pouvoir dire que j’ai mis le pied sur le point extrême sud de la France continentale, je vais jusqu’à une masure en ruines qui fut sans doute un fort et dont la porte est barrée. Le vent fait rage à cet endroit, et j’ai mis pied à terre de crainte d’être enlevé en passant sur un pont vermoulu sans garde-fou.
Porquerolles semble tout près ; le canot à vapeur m’y porterait en 30 minutes, mais le temps me fait défaut aujourd’hui ; ce sera pour plus tard. Que de projets je remets ainsi à plus tard, sans songer que les années montent furieusement à l’assaut de ma vie et qu’elles la submergeront bientôt.
J’aurais volontiers cassé la croûte à l’auberge qu’on trouve là ; mais ce fut impossible, on n’y pouvait que boire, et quelles drogues ! Cela me valut de pédaler toute la matinée sans déjeuner. Mon estomac supporta gaillardement cette épreuve qui, autrefois — je parle du temps où je n’étais pas végétarien — aurait eu pour corollaire une fringale à me coucher sur le bord du chemin.
Je ne m’étais pas fatigué la veille, et je pouvais bien vivre un matin sur mes réserves.
Tout autre avait été le cas lors de mon voyage en Suisse où, le combustible étant brûlé sitôt introduit dans la chaudière, pour subvenir aux besoins du moment, je ne pouvais marcher sans, préalablement, manger. Cela explique l’appétit avec lequel je combattis à Wiesen un commencement de fringale et que le docteur Aménoët a récemment rappelé en exagérant la quantité et le poids des aliments ingérés.
Nos excursions dominicales peuvent, sans nous obliger à manger plus que d’habitude, être poussées à 300, voire 400 kilomètres, parce que nous les commençons avec nos réserves au grand complet ; mais des excursions de plusieurs jours, conduites à la façon stéphanoise, vivement et sans se ménager, ont tôt fait de ratisser nos réserves et nous forcent à manger au fur et à mesure de nos dépenses, c’est-à-dire souvent. Il m’a même semblé qu’en ce qui me concerne, après six jours de travail pénible, il me fallait d’urgence prendre un jour de repos complet, parce que mon estomac avait été impuissant à digérer, ou mon organisme à s’assimiler une quantité d’aliments suffisante pour faire équilibre à la quantité de calories dépensées. Ce fait m’apparut nettement en 1903, lors d’une excursion à travers les cols des Alpes suisses et italiennes, sous la pluie et dans la boue. Après six étapes de 120 kilomètres en moyenne, avec élévation de 3 à 4.000 mètres, Berne, Grimsel, Furka, Gothard, Lukmanier, Thusis (via Mala), Tiefenkasten, Wiesen, Davos, La Fluela, Sus, Ofenpass, Stelvio, Tirano, Bernina, Maloja, Ghia-venna, Menaggio, Corne ; après ces six étapes, je constatai chez moi une dépression morale en ce sens que je n’avais plus envie de grimper sur les montagnes, de même que celui qui a eu une indigestion de crevettes n’a plus envie de crustacés.
A cela près, je me trouvais bien, et, chose bizarre, mon poids n’avait pas diminué. La dépression morale survient donc avant la dépression physique ; elle est la sentinelle qui crie : Halte-là ! et à laquelle il faut obéir.
La presqu’île de Giens produit surtout des artichauts, des petits pois et des marguerites, sauvages sans doute, mais fort belles. Un minuscule hôpital, fondation pieuse d’un philanthrope, s’y trouve sur le bord de la route en un site charmant, fait pour récréer les yeux et les idées
des malades ; ce n’est plus le Krankenhaus de Davos dont les fenêtres s’ouvrent sur le cimetière !
Je m’éloignai de la presqu’île par le chemin qui m’y avait amené, et jusqu’à Toulon ce fut du transport pur et simple contre le mistral. J’allai droit au port. Le vapeur qui fait le service de Tamaris et des Sablettes était sur le point de partir : je m’y embarquai, onze heures sonnaient. Cette petite traversée est charmante par tout ce que l’on voit autour de soi pendant les 30 minutes quelle dure. En débarquant, je me remets en selle et, tournant à gauche, je grimpe pendant quelques kilomètres sur une autre presqu’île d’où j’ai une jolie vue sur Toulon. Enfin, mon estomac, qui se serait bien passé de cet apéritif, exige que je lui donne satisfaction et me ramène aux Sablettes où il obtient le substantiel déjeuner après lequel il soupire.
Le programme de la soirée était l’ascension du cap Sicié jusqu’à son point culminant, retour par le Brusc où j’avais à serrer une main amie, et rentrée de bonne heure à Sanary, pour dîner en famille. Je l’exécutai de point en point, et je conserverai de cette ascension un radieux souvenir. Je ne comprends pas pourquoi ce coin de terre n’a pas été signalé avec insistance à l’attention des touristes ; il est vrai qu’on ne peut y aller en automobile, mais un cycliste y passera facilement avec sa bicyclette.
A quelque distance des Sablettes, à une bifurcation où un poteau indicateur ne serait pas superflu, je prends à gauche une petite route qui m’amène dans un cul-de-sac frais, ombreux, verdoyant, où je dois mettre pied à terre devant deux chemins, l’un montant et apparemment cyclable, l’autre suivant le lit du ruisseau qui entretient la fraîcheur en ces lieux. Un poteau, là aussi, s’impose, car on est tenté de prendre le premier qui conduit à une batterie, tandis qu’il faut prendre le second. A défaut d’un poteau, j’ai la chance de rencontrer des forestiers qui me donnent des indications précises et m’engagent à laisser là ma bicyclette ; mais, comme je dois descendre par un autre côté, force m’est bien de l’emmener, et à vrai dire, elle m’a peu embarrassé. La traversée de la Sainte-Baume me fut autrement difficile.
Le sentier est suffisamment tracé à travers les rochers et les buissons épineux pour qu’on ne puisse faire fausse route, à moins de redescendre à gauche vers la batterie, ou à droite vers Reynier ; mais on est, en ce cas, vite averti de son erreur et l’on rectifie. Absorbé par le soin d’éviter à mes mollets le contact des épines, à mes roues le heurt des rochers, je ne m’aperçus que j’étais au bout de mon calvaire qu’en m’entendant héler par un homme barbu
Qui réside tout seul là-haut, dans le mystère,
Entre le ciel et l’eau, comme un aigle en son aire.
Cet homme pourrait être un saint, un barde, un druide, un savant, un poète, un anachorète, un demi-dieu. Il n’est rien de tout cela ; c’est le gardien de Notre-Dame de la Garde, ou, pour parler comme les gens du pays, de Notre-Dame de Mai.
Les visiteurs l’intéressent en lui rendant la solitude plus supportable ; d’ailleurs, il descend fréquemment dans la vallée, et le commerce des hommes ne lui déplaît pas. Cette voix humaine me fit lever la tête, et, couchant là ma bicyclette parmi les asphodèles et les bouquets de thym fleuri, j’escaladai rapidement quelques marches qui m’amenèrent auprès de mon interlocuteur sur une terrasse d’où le tableau que j’eus soudain sous les yeux m’arracha un cri d’admiration.
Décrire ce que j’ai vu du haut de ce belvédère incomparable est au-dessus de mes forces. Comme M. Jourdan, je fais bien de la prose, mais de la prose industrielle, et rien de plus. Or, il faudrait une plume de poète, et de grand poète, pour peindre à peu près convenablement le panorama qui devant cet à-pic de 360 mètres se déploie sur 80 kilomètres de littoral, sur les îles éparses et sur la mer infinie. Le soleil inondait tout de sa clarté souveraine, et, bien que l’horizon restât brumeux, on distinguait, avec les jumelles marines, la chaîne de la Sainte-Baume, les monts des Maures et les nombreux chaînons de moindre importance qui réunissent ces deux massifs principaux. De ce fond de verdure jaillissaient les cimes grisâtres des rochers calcaires semblables à des forts démantelés, et les milliers de maisons blanches dont la campagne est parsemée jetaient partout leur note claire. Toulon, Hyères, Sanary, les découpures bizarres du rivage dessinées par les rochers blancs d’écume, la haute mer d’un bleu intense, quelques voiles et de lointains panaches de fumée décelant la présence de gros navires... Je ne pouvais me lasser de regarder. .
Cependant, le gardien me contait l’histoire de son rocher, les Sarrasins, la tour du Guet, puis la chapelle élevée en reconnaissance, la fête de Mai qui allait lui amener une foule de visiteurs. Tout ce qui me plongeait dans le ravissement le laissait froid. Il avait vu tant de fois le soleil se lever derrière les montagnes et se coucher dans la mer, tant de fois le calme succéder à la tempête que rien de ces splendeurs de la nature ne l’intéressait plus.
Il me conta quelques anecdotes sur les mœurs des habitants du Brusc qui semblent peu amènes pour les étrangers, sans doute par ressouvenance des incursions des Maures.
Je m’éloignai de Notre-Dame de Mai par un sentier en corniche qui mérite d’être signalé aux amateurs du pittoresque ; puis, je dévalai tant bien que mal, sans trop m’égratigner, à travers ronces et rochers, et ma journée d’excursion se termina très heureusement sans autre accident de machine que la perte de ma pompe de cadre qui a dû rester accrochée à quelque buisson.
Si jamais vous passez à Toulon, consacrez quatre heures à l’excursion de Notre-Dame, vous ne le regretterez pas.
Vélocio.