Supprimez-les ! (1894)

mardi 28 mai 2024, par velovi

Le jour baisse, le disque d’or du soleil a disparu de l’horizon, la pâle lune des nuits d’été semble pleurer en regardant le martyre de ces hommes qui vont souffrir toute la nuit. Les grands arbres au bord de la route frissonnent comme secoués d’un sanglot, l’ombre est plus épaisse. A peine de temps en temps, une clarté, la fenêtre éclairée par la veilleuse du paysan qui s’endort, heureux dans le grand calme du soir. Puis plus rien.

L’homme, sur sa machine, déjà sale et repoussant, la cervelle déjà abrutie, inconsciemment fait tourner ses jambes. Et tandis que les amoureux cachés et se parlant tout bas quoique tout seuls chuchotent au coin des bois l’éternelle et divine chanson des aveux, lui, sur son morceau de cuir fixe obstinèment la roue du tandem qui l’entraine. Sa respiration est haletante ; cette loque humaine sur la souffrance. Il est parti le matin comme un fou sur la route longue et triste. Il a joué, les premières heures, à... crever ses concurrents. Il a dépensé toutes ses forces et toute son énergie, puis le sort de la bataille une fois réglé, il est devenu la mécanique sans pensée aux mains de ses entraîneurs. Va-t-il vite, lentement ? il ne le sait point. Sait-il que deux et deux font quatre, peut-être, il ne se rend pas compte. La faculté de penser est inerte. Les kilomètres lui sont indifférents, il lui en reste tellement à faire ! Les contrôles ne sonnent pas non plus le repos pour lui. Il descend, signe et repart. Et le voilà dans la nuit où il n’entend plus que le bruit exaspérant de la chaine roulant éternellement sur le pignon. Les heures sont longues de la nuit froide, après les longues heures du jour, la nuit a pris son homme pour ajouter encore à son supplice. Et les paysans ahuris voient avec épouvante passer tout d’un coup comme une trombe, l’homme et ses entraineurs. Alors, qu’importent les pavés, les descentes vertigineuses, les côtes essoufflantes ? Il faut marcher, marcher encore, et comme, de temps en temps la locomotive a besoin de charbon, on lui passe quelque chose de malpropre dans un récipient quelconque. Il boit goulûment, rejette le verre, reprend son guidon et ne parle pas.

Cependant, parfois, sur la route, l’horloge d’un village endormi sonne tristement et lentement les heures nocturnes. Puis ce temps passe aussi, les kilomètres s’ajoutent aux kilomètres. Par trois fois déjà, l’homme a sauté de sa machine, est sorti de la nuit pour entrer ébloui dans la lumière crue du contrôle pour griffonner sa signature avec des gestes d’automate. L’écriture est saccadée, les mouvements sont brusques comme ceux d’un hypnotisé. Déjà il est reparti reprendre sa croix. Mais l’horizon pâlit un peu, le vent se lève. La nature se réveille, le jour va paraitre. L’homme roule toujours et quand l’aube a chassé la nuit, il est toujours là sur la grande route, ses jambes tournent. Ce n’est plus qu’une masse sans intelligence. Les distances se sont jointes aux distances, la route a fait sur lui son œuvre d’abrutissement. Regardez-le sur sa selle, minable, recroquevillé. Il semble plus petit que la veille, il s’est raccourci comme les vieux, il a maigri, il a jauni, ses yeux se sont creusés. Quand il descend pour signer, il a l’air d’un pauvre qui mendie et qui serre les fosses comme par crainte d’un probable coup de pied quelque part.

Sur sa machine, son épine dorsale s’est courbée, il ne se soutient plus. Le peu de pensée qui reste en lui cherche de vagues moyens, des prétextes mensongers d’un arrêt bienfaisant. Il est malade, il a la colique, il a une crampe,

il donnerait dix ans de sa vie pour monter le coup à ses entraineurs et dormir oh !... cinq minutes seulement dans un bon dodo. Il serait si sage et si obéissant après ! Au lever du soleil, ce sont les heures les plus dures. Autour de lui tout est reposé. Les oiseaux ont dormi, les bêtes ont dormi, les hommes ont dormi, tout a réparé les forces perdues. Tout chante maintenant, les oiseaux aux bois et aux champs. Lui, il n’a pas dormi et il ne chante pas. Il a froid, le vent est terrible et il a encore 200 kilomètres à faire ! Il arrivera cependant à Paris sans se rappeler comment il a fait et sans plus même savoir pourquoi il est venu de Bordeaux à Paris par la route. Il jure en lui-même deux heures avant l’arrivée qu’on ne l’y prendra plus, qu’il ne restera plus jamais en machine ; c’est la dernière fois, c’est convenu. Puis les entraineurs se font plus nombreux, Paris est proche maintenant. Le soleil est plus chaud, les muscles retrouvent un peu de vigueur. La route est bordée de curieux, le dernier contrôle est passé, le triomphe commence, les bravos éclatent : Bravo un tel ; vive le premier vive le cinquième hurrah pour le dixième ! Tous vers la fin ont repris le dessus. La foule est bientôt plus compacte : l’homme abruti par une journée de marche retrouve un restant d’énergie. Le voila sur la piste. C’est le triomphe ; maintenant il resterait à nouveau vingt-quatre heures sous les regards de cette foule stupide qui vient voir non pas le vainqueur, non pas le prodige d’énergie, mais l’homme crevé, fourbu, vanné, vide, l’homme abruti par une semblable épreuve, l’homme qui pendant 600 kil a fait tourner une chaine sur un pignon.

Et lui, nerveux maintenant, affirme qu’il est plus frais qu’au départ. Le lendemain, il se déclarera prêt à recommencer, fera des calculs, affirmera bientôt que tous ceux qui étaient derrière lui étaient de simples mazettes et que s’il avait voulu il aurait battu tous ceux qui sont devant lui. Dans quinze jours, il aura si bien fait, que moyennant 20 francs, il écrira à des Messieurs en redingote pour leur demander de l’engager dans la course Paris-Jérusalem-Alger, dans la persuasion où il est qu’il en faudrait beaucoup comme celle-la pour attaquer son intelligence.

Eh ! bien je dis moi, sans paradoxe, exprimant ici librement ma pensée, que de semblables courses sont des crimes et devraient être défendues que les questions de sport n’ont rien à voir avec l’abrutissement des hommes, et qu’on ne devrait jamais fournir à un homme, si bête soit-il, d’aussi belles occasions de racornir son cerveau. Les épreuves de longue distance se conçoivent tant qu’elles ne violent pas imprudemment les lois de la nature et la limite des forces humaines. Je dis que de semblables épreuves faites dans de semblables conditions ne devraient point être permises, parce qu’il arrive fatalement un moment où l’homme n’est plus lui-même, parce qu’il n’est plus propre ni au moral ni au physique, parce qu’il n’a plus la force de penser, ni même la force de se soigner. Il y a suffisamment d’abrutis sur la terre sans aller de gaieté de cœur en augmenter le nombre.

Je songeais à tout cela, l’autre jour, tandis que le train nous emportait mollement étendus sur les coussins du wagon. Mais, sur nous aussi, les heures longues et l’énervement de la course produisaient leurs effets. Nous luttions aussi avec les coureurs qui nous battaient toujours au contrôle. Vainement nous courions après eux sans pouvoir les atteindre et la nuit aussi s’étendit sur nous pour nous rendre au jour suivant, courbaturés, épuisés, vidés. Nous enten- dions aussi le monotone mouvement de la machine, avalant comme eux les kilomètres après les kilomètres. Et quand le train nous laissa à Blois, vers 2 heures du matin, je m’accoudai sur le parapet du pont.

La lune brillante se reflétait dans le fleuve large, et la nappe argentée coulait sans bruit pour aller se perdre au loin. Tout était calme dans la nature, seules les lueurs jaunes du contrôle mettaient une tache sale sur cette grandiose monotonie, produisant l’effet d’une fille de joie égarée dans un couvent de vierges. Et quand les coureurs furent passés, déjà transis de froid et brûlés de fièvre, nous reprimes nous aussi notre route monotone, les nerfs brisés, rêvant de calmes sommeils dans de bons lits bien chauds.

Je suis bien tranquille, le temps viendra où les courses stupides et folles seront supprimées, où l’on ne fournira plus aux hommes des occasions bêtes de souffrir et d’abimer leur énergie, ou tout le monde se révoltera dans un sentiment unanime. La course sur route est destinée à disparaître un jour ou l’autre pour faire place à la course sur piste bien assez dure aussi par elle-même, mais comportant au moins les soins indispensables, une excitation de tous les instants et la douceur consolante de la proximité du chez soi.

H. DESGRANGE.

La Bicyclette 1894

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