La Brasserie de l’espérance

Le Lavoir

jeudi 30 mai 2024, par velovi

Tous les cyclistes connaissent, au moins de réputation, la Brasserie de l’Espérance.

Cette brasserie, située au bas de l’avenue de la Grande-Armée, doit sa notoriété dans le monde cycliste à deux causes principales :

Elle est depuis de longues années le siège social de la Société Vélocipédique Métropolitaine, la plus célèbre et la plus florissante Société de Paris, une des fondations de l’Union Vélocipédique de France, qui compte parmi ses affiliés un grand nombre des notoriétés du cyclisme français.

Elle est placée comme une sentinelle avancée, près de la Porte Maillot, à l’entrée du Bois de Boulogne qui est le paradis terrestre des cyclistes parisiens. Nul d’entre eux ne peut s’y rendre sans passer devant elle et aucun, en roulant sur la délicieuse bande d’asphalte qui longe la terrasse, ne peut résister à l’envie d’y faire une station, attiré d’ailleurs par les appels de camarades dont chacun est certain de rencontrer un certain nombre à toute heure du jour et jusqu’à deux heures du matin.

Il n’en a pas toujours été ainsi.

Autrefois, petite gargotte à la façade étroite et sombre, se prolongeant en un long couloir triste, sans lumière et sans air, la Brasserie de l’Espérance fut adoptée il y a quelques années, à défaut d’autres établissements plus confortables, par les quelques cyclistes qui commençaient à venir habiter le quartier de la Porte Maillot, si favorable à l’exercice de leur sport favori.

Bientôt le local fut trop petit pour eux et la Brasserie de l’Espérance faisant éclater une de ses cloisons absorba une boutique voisine, doubla du coup sa surface et procéda à quelques améliorations. Cela ne fut pas suffisant et quelque temps après elle fit une nouvelle conquête et prit son aspect actuel, étalant sur 15 mètres de façade sa confortable terrasse et ouvrant toute grande son immense salle éclatante de lumière le jour, et le soir ruisselante de feux électriques.

C’est le café Caméléon, aussi les cyclistes étrangers venus à Paris à intervalles éloignés ont-ils eu plus d’une fois une hésitation avant de reconnaître leur lieu de rendez-vous ordinaire.

Une des parties qui ont survécu au milieu des bouleversements successifs, c’est un petit carré situé au fond du café, tout près de la caisse, jadis modeste, aujourd’hui majestueuse, ainsi qu’il convient à une maison arrivée et dont les affaires sont prospères. Ce petit coin est borné par deux murs à angle droit et à l’angle opposé par un gros pilier carré. Il contient quatre tables placées deux à deux et disposées en damier. Une large banquette règne derrière les deux tables du fond ; on y est comme sur un balcon de théâtre d’où l’on découvre toute la scène ; les chaises sont disposées autour des autres tables.
Une grande glace placée au-dessus de la banquette permet à ceux qui tournent le dos au café de surveiller les entrées et les sorties. La situation retirée de ce petit coin, en dehors du mouvement ordinaire du reste du café, et d’où l’on peut sans se déranger assister aux luttes passionnées des joueurs de billard, et causer plus librement des petites affaires l’a fait depuis longtemps adopter par les cyclistes comme point de concentration pour l’hiver.

C’est là que se débitent tous les petits potins du jour, aussi le fantaisiste Barbey a-t-il baptisé ce petit coin buen retiro d’un nom caractéristique qui lui est resté.

Il l’a appelé le Lavoir !

Si l’on veut bien connaître le cyclisme parisien et ses petits dessous, il faut avoir fréquenté assidument Lavoir.

Alors, au bout de quelque temps, on s’aperçoit avec étonnement combien ce monde du cyclisme, pour n’occuper encore qu’une place relativement restreinte, est cependant agité de passions, la plupart du temps hors de proportion avec l’importance du sujet.

Ce qu’il s’y est débité de blagues, fabriqué de nouvelles de haute fantaisie, édité de petites méchantés, de médisances hypocrites, voir même de calomnies vénéneuses est vraiment incalculable.

C’est le vilain côté du cyclisme. Par contre, on y a souvent ri franchement, discuté avec esprit et connaissance des questions sportives, combiné des fumisteries amusantes, choqué les verres dans un bon esprit de franche camaraderie.

C’est une revanche consolante.

Il est vraiment dommage que les murs n’aient pas contenu des phonographes, car il serait vraiment curieux aujourd’hui de les faire fonctionner et ils pourraient raconter une bonne partie de l’histoire cycliste.

En été, le Lavoir est abandonné, il y fait trop chaud et on n’y respire pas.

Les cyclistes, amateurs d’espace et d’air, le désertent avec un touchant ensemble pour se précipiter vers la terrasse, où sous l’ombre du grand velum et les yeux reposés par la verdure des arbres, on peut contempler l’animation de l’avenue de la Grande-Armée et le va-et-vient incessant des cyclistes.

Aujourd’hui, le Lavoir perd de plus en plus sa physionomie caractéristique d’autrefois.

Par suite des agrandissements de la Brasserie de l’Espérance et de l’augmentation énorme du nombre des cyclistes, son importance passée a diminué progressivement ; les cyclistes se sont dispersés un peu dans tous les coins, formant plusieurs petites chapelles, et le Lavoir n’a plus le caractère d’intimité qui le rendait particulièrement intéressant.

Tout passe en ce monde, les monuments, les hommes et les habitudes ; aussi était-il particulièrement intéressant de fixer, avant qu’il ne disparaisse complètement, le souvenir d’un des côtés vraiment personnels et pittoresques du cyclisme parisien.

ERNEST MOUSSET.

La Bicyclette, 1893

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