Les Queyras

mercredi 25 août 2021, par velovi

Paru dans le Cycliste, Octobre 1899, Source Archives départementales de la Loire, cote PER1328_6

Dans les récits de voyage que publie le Cycliste, j’ai remarqué que les touristes, soit qu’ils vinssent du côté de Gap ou de Briançon brûlaient l’étape de Mont-Dauphin, sans soupçonner l’admirable excursion qui prend là son point de départ.
L’aimable rédacteur en chef de notre Revue, dans son dernier raid alpin, est passé lui aussi à Mont-Dauphin, et se contentant de dépeindre en deux mots la vieille forteresse, a passé outre.
Je vais essayer de combler cette lacune  : le trajet est court, 68 kilomètres aller et retour, n’est pas pénible, et le cycliste, une fois qu’il l’aura fait, connaîtra un des joyaux des Alpes françaises.
La vallée du Guil est à mon avis bien supérieure aux parcours si vantés des gorges de l’Arly et de la Romanche, du pont Saint-Guilherme au Freney.
J’avais dans ce voyage une bicyclette à une seule multiplication, développant 5m,60, mais le touriste qui aurait 2m,80 et 5m,60 non seulement ferait cette course plus agréablement et sans fatigue aucune, mais gagnerait sûrement près de deux heures sur le temps total.
Parti le matin du Lautaret, j’étais à 8 heures au pied de l’immense rocher rougeâtre sur lequel Vauban construisit la forteresse.
Ce roc est absolument à pic, et pour visiter Mont-Dauphin il faut se résigner à gravir un chemin tracé en lacets fort raides.
Je quitte là la direction d’Embrun et prends à gauche celle de Guillestre.
Je croise de nombreuses estafettes à bicyclette, mais de touristes, malgré l’excellence du chemin, je n’en rencontrerai pas un seul.
La route s’élève rapidement par une pente continue de 4,5 % qui ne tardera pas à s’accentuer après la traversée du village  ; elle court à travers prés et vergers dominant la vallée du Chagne et la plaine de la Durance  : derrière, les énormes contreforts du Pelvoux barrent l’horizon.
Guillestre est un gros bourg à l’aspect tout à fait montagnard, et où naturellement la propreté n’est connue que de nom.
Rues étroites, sales, encombrées de chars de fourrages attelés de vaches  : les fenils sont sous les toits, et c’est par des cordes passant sur des poulies que l’on hisse les lourdes balles de foin.
Je traverse à pied Guillestre regardant les vieilles maisons aux pierres noircies, les bizarres carrefours, les sordides ruelles et les portes tortillées par lesquelles on en sort.
À peine hors du village je remonte en machine, mais bientôt l’effort est trop grand et je capitule devant la pente  : elle atteint le 7 et même s’élève jusqu’au 10 %.
Connaissez-vous une posture plus navrante pour le cycliste que celle qu’il prend en poussant sa machine  ?
Quelle supériorité n’a pas alors le piéton qui, leste, le bâton ferré à la main, le dépasse sans peine.
Cette fâcheuse impression, je l’ai ressentie pendant que touristes à pied, voitures, cars alpins, me dépassaient à l’envi.
Et chose encore plus vexante, je sens sans les voir les regards de dédaigneuse pitié jetés sur moi.
Que je regrettai en ce moment de n’avoir pas une machine à deux multiplications, j’aurais monté la côte sans fatigue, et dépassé à mon tour les voitures qui me narguaient.
Enfin le sommet de la rampe est atteint  : nous sommes à l’altitude de 1.250 mètres, à 2k,500 de Guillestre.
Ce col s’appelle La Viste et passe pour être l’endroit d’où le panorama du Pelvoux se présente sous le plus merveilleux aspect.
Assis au bord de la route je regarde l’incomparable tableau, tâchant d’en rassasier mes yeux, afin d’en garder à jamais le souvenir.
La barre des Écrins se détache en noire dentelle sur le bleu du ciel, les glaciers et les neiges étincellent au soleil, l’ensemble est d’une divine splendeur.
Au-dessous de moi, à une profondeur vertigineuse, dans une étroite gorge aux roches couleur de feu, le Guil brise ses eaux en écume furieuse.
Le froid seul m’enlève à mon admiration et sautant en machine je descends à grande allure la pente très modérée qui doit me mener au bord du torrent.
La route est excellente, presque droite, j’accélère encore, quand tout à coup à 500 mètres devant moi je perçois une lueur rouge.
Cette lueur était produite par le mot «  ralentir  » tracé en grandes lettres sur un poteau du T. C.
Sur des routes aussi peu fréquentées par les cyclistes, on ne met pas de poteau sans nécessité absolue  : aussi me conformant à cette indication, je modère mon train.
J’avais à peine parcouru une centaine de mètres quand subitement, la pente s’accentue d’une façon formidable, la route tracée en encorbellement devient très droite et tourne brusquement à angle droit.
Ce point est un des plus dangereux des Alpes, je n’ai jamais rencontré dans mes nombreuses tournées alpines de passage où le danger fût plus inopiné.
Le cycliste qui arriverait là avec une vitesse de 20 à 30 kilomètres à l’heure et qui à l’angle droit rencontrerait une voiture ou un char n’aurait que deux alternatives  : ou se faire écraser entre la paroi à pic de droite et le véhicule ou bien passer à gauche, buter contre le parapet et faire un saut de 300 mètres dans le précipice.
Le site est d’une grandeur farouche  : la route suspendue sur l’abîme est dominée par de gigantesques escarpements  ; dans l’étroite fissure, le Guil poursuit sa course rapide, brisant ses eaux bleues de cascade en cascade contre les blocs de rochers épars dans son lit.
Seul, le pas de l’Échelle sur la route de la Balme de Rencurel à Saint-Gervais peut lui être comparé.
La descente continue  : la pente du 7 passe au 9 %. La main sur le frein, le pied droit sur le bandage de la roue avant, j’arrive enfin au bas de la rampe.
À gauche, au bord de la route une maison de simple apparence attire mon attention  : sur la façade, en grandes lettres, se détache cette inscription  : Maison du roi. Ces mots me paraissaient assez énigmatiques quand de l’auberge sortit un touriste  ; très courtoisement il voulut bien me renseigner  :
Louis XIII allant en Italie par le Queyras manqua le gué  ; un paysan nommé Berard le tira de ce mauvais pas, lui donna l’hospitalité et le reconduisit à Guillestre.
En souvenir de ce service Louis XIII lui envoya une gravure représentant le blason royal accompagné des mots  : «  Sauvegarde du roi  ».
J’aime à penser que la générosité du premier gentilhomme de France ne s’arrêta pas là, et que la reconnaissance royale se traduisit sous une autre forme.
Cette maison auberge est encore possédée par les descendants de Berard.
La route franchit le Guil, et en suivra désormais la rive gauche jusqu’à Abriès.
Le paysage est toujours fort beau, les pentes des montagnes sont très boisées, la vallée s’est élargie.
À la Chapelue, subitement la gorge se resserre et devient d’une exiguïté telle qu’à peine si la route peut se frayer un passage à côté du Guil. Ce sombre défilé est devenu presque une faille entre des rochers d’une hauteur démesurée.
Ces roches violacées teintées de pourpre sont couronnées de noirs sapins  : sur leurs parois s’accrochent des touffes d’arbustes aux branches pendantes  : haut, très haut on aperçoit une étroite bande du ciel bleu.
L’effet est admirable  : c’est presque une réduction de la Via Mala.
Quelques kilomètres et l’on arrive au pied de la montée de l’Ange gardien. Là encore, je m’incline devant les 1.200 mètres à 7,5 % et recommençant l’agréable opération de tantôt, je pousse ma machine.
Mais aussi quelle bizarre idée d’aller se promener dans les Alpes avec un développement de 5m,60  !
Qu’on me permette une réflexion  : la plupart des cyclistes n’ont pas compris la théorie du capitaine Perrache. L’Homme de la Montagne nous conseille de démultiplier, eh bien essayons  ; et tel qui développait 6 mètres prend 4m,80, tel autre de 5m,60 descend à 4m,40.
Mais devant une montée dure, 4m,80 et 4m,40 sont également impuissants  ; d’où grande déconvenue et abandon de la décevante théorie.
Ce n’est en effet qu’à 3 mètres et au-dessous que la petite multiplication vous permet d’aborder toutes les pentes.
Je l’ai expérimenté, mais l’expérience d’autrui n’a jamais entraîné personne  ; essayez donc vous-même et votre étonnement égalera le mien.
Voici enfin le haut de la côte et la chapelle de l’Ange gardien  ; la route tourne et soudain apparaît le plus beau décor de théâtre qu’il soit possible de rêver.
Sur un immense rocher surgissant du milieu de la vallée se dresse fièrement le fort de château Queyras.
Remparts crénelés, tourelles en poivrière, tours aux toits aigus d’ardoise, bastions grimpant les uns sur les autres, apparaissent dans un désordre d’un pittoresque achevé.
L’apparition est réellement merveilleuse et c’est les yeux fixés sur l’altière forteresse que je fais les deux kilomètres qui m’en séparent.
Un raidillon de 1.000 mètres enlevé de haute main m’amène dans le village qui s’est bâti à ses pieds.
De nombreux cafés, auberges encombrés de soldats bordent la route  : château Queyras est le relais entre Guillestre et Abriès.
La vieille forteresse n’est plus qu’une caserne  ; et si rébarbatives, si formidables que paraissent ses défenses, elle ne tiendrait pas une heure contre l’artillerie moderne.
Aussi le Bûcher, haut sommet qui commande les hauteurs environnantes, a-t-il été armé de batteries, une route récente ouverte par les alpins monte jusqu’au sommet.
Après une courte halte je reprends la route d’Abriès.
Désormais elle sera toujours en palier, à part une légère montée après Villevieille, village d’où part la route de Saint-Veran, un des plus hauts villages de France (2.000 mètres).
Je croise beaucoup d’officiers à bicyclette, ce sport est leur seule distraction.
Le sapin et le pin ont disparu  : le mélèze les a remplacés et le vert tendre de son feuillage s’harmonise admirablement avec l’aspect pastoral du pays.
Le Guil assagi coule plus lentement entre de magnifiques prairies où paissent de nombreuses vaches.
Quelques tours de roue, voici Aiguille, et jamais surprise n’égala la mienne. C’est encore un décor de théâtre, mais d’opéra comique ou de comédie.
Figurez-vous une exposition d’architecture où tous les styles, même les plus étranges, seraient représentés.
Villas italiennes avec loggia, mexicaines, châteaux renaissance, cottage anglais, pavillons Louis XV, maisons chinoises, péruvienne, etc.
Une maison est même bâtie entièrement en fer  : son propriétaire a évidemment habité un pays où les tremblements de terre étaient fréquents, mais si cette construction fait honneur à sa mémoire, elle le fait moins à son jugement  : à cette altitude une maison de fer doit être torride l’été, glaciale l’hiver.
Villas, chalets, sont tous peints de couleurs tendres, blanc, rose, vert d’eau, et sont, la plupart, entourés de somptueuses grilles.
Sur les places, de superbes fontaines surmontées de statues de bronze.
Aiguille est un village de millionnaires et l’on a calculé que la fortune totale de ses habitants atteignait 58 millions.
Ces fortunes ont été gagnées par quelques habitants qui ont émigré dans l’Amérique du Sud et le Mexique et qui ensuite sont revenus en France. Très attachés à leur vallée, ils ont voulu au moins y passer deux mois d’été d’où le style hétéroclite de leurs demeures et le fabuleux aspect d’Aiguille.
Cinq kilomètres me séparent seulement d’Abriès, ils sont rapidement franchis et à 11 h. 30 je m’arrêtai devant le grand hôtel où le touriste trouvera tout le confort désirable.
L’hôtel est précédé d’une haute terrasse d’où la vue est admirable. Les montagnes sont tapissées d’une épaisse forêt de mélèzes, le Guil, aux reflets d’argent, en baigne les bords, dans l’embrasure de la verdoyante vallée resplendissent les blancs sommets de la chaîne du Viso  : paysage d’une beauté sereine et paisible, d’une indicible magnificence et digne couronnement des merveilles entrevues.

P.-S. — Un dernier renseignement  : j’ai mis 3 h. 15 à l’aller, 2 h. 10 au retour, temps qu’une double multiplication réduirait à 2 h. 15 et à I,40.

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