Montagne et plaine retro et moto (1905)
Souvenirs du Concours, d’alentour et d’ailleurs
mardi 5 septembre 2023, par
Vendredi 12 août 1905
Faisons comme Mahomet, ai-je conclu :
« La Montagne ne venant pas à nous, allons à la Montagne. Le T. C. F. nous y convie et nous y trouverons bien des amis. »
Si les années se suivent et ne se ressemblent pas, les randonnées non plus. Aujourd’hui, c’est le convoi banal qui m’emmène au concours de bicyclettes de voyage du T. C. F. Assis dans le coin d’un wagon, je songe mélancoliquement, tandis que défilent les arbres, les villages, les rivières, les poteaux du télégraphe, et que s’estompent dans le crépuscule les molles ondulations des plaines, je songe au passé déjà loin, à ce premier concours où, néophyte encore tout ardent, je me rendais, en vrai touriste, par la route. Que ces temps sont changés et comme la fréquentation continue et forcée de la plaine monotone a tôt fait de lasser les plus robustes convictions.
De la Pentecôte date ma dernière excursion, ou tentative d’excursion, sur les bords de la Loire. Après une traversée désespérante de l’ingrate Beauce, aux routes droites, cahoteuses et désertes, m’attendait, sur ces bords si vantés, une désillusion à vrai dire prévue, devant ces châteaux magnifiques sans doute, intéressants à l’extrême pour les connaisseurs et pour ceux qui s’attardent aux menus détails plus qu’à l’impression d’ensemble d’un monument ou d’un paysage. Il faut presque une éducation touristique spéciale pour apprécier vraiment ces beautés architecturales, et il ne me semble pas que leur contemplation puisse compenser le désagrément de fastidieuses étapes-transport ou d’interminables voyages en chemin de fer.
Les amants de la montagne sont des romantiques ; en fait de châteaux, il les leur faut sur des rocs inaccessibles ou dominant des vallées profondes, et non bêtement posés à même le terrain plat et bourgeoisement entourés de plates-bandes régulières et fleuries, comme des villas de banlieue.
Comme Jean-Jacques, un de leurs précurseurs en somme, ils savent ce qu’ils entendent par un beau pays : « Jamais pays de plaine quelque beau qu’il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur » Confessions..
Ce jour-là, il est vrai, le temps était triste. Un orage violent m’avait, la veille, fait échouer à Pithiviers dans le trajet de Moret à Orléans. Les membres de l’Audax-Club-Parisien, organisateurs de l’excursion, n’avaient pu s’embarquer pour Beaugency où je les attendis vainement au train du matin. Après une pénible lutte contre le vent d’ouest, à peine avais-je dépassé le château de Chaumont, le seul qui soit un peu pittoresque, qu’une averse diluvienne me transperçant en un clin d’œil malgré ma pèlerine, vint mettre un terme à mes perplexités et me faire apprécier davantage le confortable des wagons de l’Orléans.
Mais voici bien le comble : achevant ces vacances à l’exposition d’Orléans, en y feuilletant un beau volume, je tombai le nez en plein dans un éloge dithyrambique de la plaine, dans une protestation exaltée en faveur de l’esthétique de la Beauce et de la Champagne pouilleuse. Un artiste, sans doute, l’auteur du bouquin, n’ayant pas le jugement un peu étroit du cyclotouriste.
Depuis ce voyage décevant, nulle sortie sérieuse, nul abatage de kilomètres persistant des heures entières devant une nature trop peu variée, ne sont venus donner à mes muscles l’endurance nécessaire aux voyages au long cours. Contraint, bien contre mon gré, de m’incliner devant les mérites du grand frère, ne finirai-je pas, au moins pour le transport, à sacrifier à cette méconnue, cette trop méprisée : la motocyclette ?
Précisément, on vient de m’en proposer une fort belle. Toute neuve, son émail impeccable, l’éclat aveuglant de son nickel, les reflets de son vaste réservoir, les proportions imposantes de son moteur, l’innocente blancheur du cartel en aluminium, la souplesse de sa fourche élastique, le confortable de ses gros pneus, tout cela, prometteur de bonheurs inédits, de compensations indispensables, m’a séduit, ébranlé, conquis, presque subjugué ! Je n’ai qu’un mot à dire, qu’un geste à faire, et elle est à moi !
Succomberai-je ?
Samedi 13 août
Il fait jour depuis un moment. A l’horizon surgissent enfin des collines, puis des monts, les premiers contreforts du Jura qui ne dépassent pas 700 mètres d’altitude et me paraissent pourtant gigantesques.
Ambérieu. La ligne s’engage dans l’étroite et superbe vallée du Rhône. Que de villages populeux et industriels ! Ah ! si le destin....
Les sommets voisins s’élèvent ; je ne distingue plus le ciel qu’en me penchant, la paroi, presque à pic, par instant nous menace. J’en suis ravi. Ah ! je ne songe plus à la motocyclette.
Culoz, puis, à droite, le lac de Lamartine. Je n’ai pas assez d’yeux. Bientôt, mon inaction me pèse et il me tarde de gravir ces montagnes retrouvées. A Aix, je laisse filer ma machine à Chambéry et m’octroie une ballade pédestre au bord du lac et sur les collines avoisinantes.
A Chambéry, dans l’après-midi, je prends la route des Echelles. Je renais à la vie, il y a si longtemps que je n’ai excursionné réellement. Tout, dans cette route qui peut sembler très ordinaire à ses habitués, me plonge dans le ravissement. La pente est douce et je l’enlève sans peine au grand développement direct. Voici la belle cascade de Couz ; elle me rappelle encore Jean-Jacques, qui, voulant passer entre la chute et le roc, s’y prit maladroitement et reçut la première douche et la plus copieuse qu’eût jamais prise un touriste. En vérité, ce fut bien un précurseur.
Une ombre à ce tableau : ce vestibule de la Montagne n’est point à l’abri du fléau moderne, la poussière (j’allais dire les automobiles, mais ne soyons pas rétrograde, bien qu’encore rétroïste) Voilà bien une douzaine de ces véhicules rapides qui me croisent ou me dépassent. Quelle désagréable réminiscence du pays des pneus crayons ! Où donc est le temps où ces machines capitulaient devant la moindre rampe, où le chauffeur eût souhaité que la cascade de Couz se déversât sur la route pour refroidir le moteur surchauffé, comme une fontaine bienfaisante rafraîchit le crâne de Vélo-cio ! Inclinons-nous, c’est le progrès qui passe !
Voici le col à l’altitude de 612m. Depuis Chambéry, sans m’en apercevoir, je me suis élevé de plus de 300 mètres. Je n’en reviens pas ! Peut-on concevoir une pareille chose au pays des Audax ? En a-t-on même la notion J’oubliais la tour Eiffel ! ? Et dire que ceci n’est qu’une misère, à faire sourire de pitié un Stéphanois !
Je remets ma veste et file à la descente à une assez bonne allure. C’est divin, tout simplement. Ce planement silencieux et prolongé, cette plongée dans des gorges verdoyantes, me pénètrent d’un bonheur intense. Cela me paraît invraisemblable, éternel, sans fin.
Plus invraisemblables encore me semblent les cyclistes que j’y croise : ils sont polymultipliés ! Leurs machines à l’ossature puissante, aux pneus robustes ; sont surchargées de bagages et ils montent allègrement, sans effort apparent, à une cadence normale. Quelle chose extraordinaire vraiment et qui me fait stopper de surprise ! L’habitude avait fini par me faire croire le seul de mon espèce...
Après avoir franchi le tunnel, contemplé un moment la vallée et les crêtes que dore le soleil couchant, je reviens sur mes pas et dégringole par le vieux chemin des Echelles. Un petit chalet annexe d’un hôtel des Echelles, me séduit par son air de simplicité et j’y termine cette première et bien faible étape...
Dimanche 14 août
De très bonne heure, me voici sur la route du Frou, que je gravis lentement, tant pour ménager mon pauvre entraînement de néo-banlieusard qu’afin d’arriver frais et dispos au col de Cuche-ron (1181m !) où mou ami F.., l’apôtre de la rétro, qui prend une part active au Concours, doit me présenter, à 7 heures 45, à M. d’E... Mais à défaut d’entraînement, mon enthousiasme pour ces régions quasi-nouvelles à mes yeux, quoique mêlé de regret, me soutient mieux qu’un léger café absorbé rapidement au réveil. Malgré un développement un peu fort pour la rétro (3ra, 3o) sur de pareilles pentes, la côte est enlevée sans mettre pied à terre. Sans m’arrêter, mais en ralentissant, je traversele Frou, puis St-Pierre-d’Entremont et me dirige sur le Cucheron où la pente s’accentue sérieusement. J’y dois mettre toute la science rétroïste dont je suis capable ; c’est bien peu. Néanmoins, je constate avec plaisir que je ne suis pas trop rouillé.
Deux ou trois cyclistes numérotés qui dévalent à toute allure me rappellent à la question du jour. Diable, je ne pensais pas les rencontrer aussitôt. Serais-je en retard ? Ma montre n’indique que 6 heures et demie, j’ai encore cinq bons quarts d’heure pour les quelque cinq ou six kilomètres d’ici au col. Ces cyclistes sont des gens pressés ; quelques-uns sont typiques, comme celui que je croise aux Vialles, je crois, à un endroit où la descente diminue assez pour exiger quelques coups de pédale ; il a tout l’air d’un coureur, avec son maillot, ses jambes nues jusqu’aux cuisses, le citron pendu à son cou par une ficelle, un mouchoir dans les dents et l’air de ne pas être là pour s’amuser ! Plus loin, c’en est un autre, une tête à d’Anglais, un de ces bons amis qui escomptent l’entente cordiale pour décrocher une belle récompense que pour ma part je refuserais carrément à l’affreux clou à engrenages qu’il a le toupet de présenter. Mais quelle prudence à la descente !
Celui-là ne compromettra certes pas le succès de sa machine par une pelle intempestive ! Du 3 à l’heure, sans exagérer !
Deux kilomètres après les Vialles, je laisse sur ma droite un sentier assez large, mais extrêmement caillouteux, qui me rappelle une formidable suée lors du concours de freins, il y a quatre ans déjà ! A St-Pierre, un faux renseignement donné fort obligeamment par un técéfiste nous fît prendre, M. Nicolas et moi, le sentier en. question, qui s’annonçait assez proprement, mais par du 13%. L’erreur vite reconnue, nous nous obstinâmes quand même, et l’amour-propre s’en mêlant, je fis presque tout en machine à travers un lit de cailloux. Que la pente du col me parut douce quand je la rejoignis !
Le col ne doit plus être loin ; il est sept heures à peine, j’aurai une bonne avance et pourrai me reposer, en compagnie certainement. A peine ai-je fait cette réflexion que tout à coup, au tournant prochain, dans une chute de nickel, de grands gestes, d’exclamations, débouche l’ami F...
« Descendez ! descendez, me crie-t-il, M. d’E... nous attend au col du Frêne. »
Il ne doute de rien, ce rétroïste ! Il me donne rendez-vous à 8 heures moins un quart, et il se trompe tout simplement et de col et de trois quarts d’heure ! Pour lui vraiment, la faillite des côtes n’est pas un vain mot.
Rapidement, je redescends, dépasse l’Anglais extra-prudent, rattrape F... et l’attrape, ce qui peut lui chaut. Il ne comprend même pas. Aller du col du Cucheron au col du Frêne lui semble une chose si aisée, si courante ! Et, sapristi, quelle vitesse de jambes ! A l ’endroit où la route devient plate, je ne puis le suivre avec 5m,8o, et il pédale avec 3m,5o direct. Seraient-ce les fameux 115 tours tant prônés par l’Homme de la Montagne ? Mais cela redescend et ferme ! Je le dépasse sans peine. Allons, je suis encore bon à la descente.
Au contrôle de St-Pierre,comme j’attends F... pour le semoncer vertement, j’aperçois un touriste d’un certain âge que, d’après divers renseignements, je crois reconnaître pour celui que nous attendons. J’en suis bien aise, car. sa rencontre ici représente une belle économie de kilogrammètres.
Présentation faite, Féasson file. Puis voici Vélocio qui passait sans s’arrêter et sans nous voir. Je le hèle vivement. Vraiment, il a rajeuni, depuis deux ans. On croirait qu’il parcourt son deuxième demi-siècle à rebours. Voilà du bon rétroïsme.
Vélocio prêche d’exemple à toute l’E. S., rajeunie aussi, elle, et qui brille cette année plus qu’au Tourmalet où elle tenta de se suicider. Tous font le parcours et le termineront entendons-nous bien, sans fatigue anormale.
« C’est-à-dire éreintés ! », ajoute vivement M. d’E... « Car, enfin, s’ils n’étaient pas éreintés... »
Vélocio rit de bon cœur de cette boutade. M. d’E... est un cyclotouriste dont l’élément touriste l’emporte de beaucoup sur l’élément cycliste, à l’inverse, il faut le reconnaître, de la plupart d’entre nous. Il déteste les randonnées, il ne peut comprendre les étapes-transport. Remercions-en le destin, car sa conception probablement plus rationnelle du cyclotourisme nous a donné un conteur trop goûté jadis pour le silence qu’il observe maintenant.
C’est ce qu’à brûle-pourpoint vient lui déclarer un jeune concurrent, champion de la lévocyclette, M. St-A.., à la tenue presque « tour de lac », au béret blanc bouffant très élégamment sur la tête, au col d’un blanc immaculé encore et dont aucune transpiration n’a le moindrement du monde altéré la raideur toute britannique, ce dont il n’est pas peu fier — pas pour lui, mais pour sa machine.
« Ah ! M. d’E., s’exclame-t-il sans cesser de grignoter la grappe dans laquelle il puise des calories végétariennes, M. d’E.., j’ai un reproche sanglant à vous faire !
— Ah !
— A une certaine époque, déjà lointaine, et pendant un temps qui nous sembla court, vous nous avez charmés par votre plume. Et puis, tout d’un coup, plus rien ! Ah ! Monsieur, comme nous le regrettons et comme c’est mal de nous avoir abandonnés ainsi ! »
M. d’E.., est tout interloqué de ce coup droit, porté par ce « hardi jeune homme », comme il le qualifie un instant après, avec l’élocution facile et brillante d’un avocat sûr de gagner sa cause.
Mais bientôt toute la phalange des bons routiers s’en va et Vélocio les suit.
M. d’E.., qui va à St-Béron, me propose de l’accompagner. Je décline, car je tiens, lui dis-je, à revoir les coureurs à l’état « d’éreintement » et aussi à me ménager et à flâner. Ensuite, j’irai au Lautaret et au Galibier, ce pèlerinage déjà remis l’année dernière.
« Qu’allez-vous faire au Lautaret ? ce n’est pas intéressant ! Tenez, je vais vous faire votre itinéraire. Connaissez-vous le Queyras ?
— Oh ! c’est bien trop loin.
— Enfin, voyons ! Vous disposez de plusieurs jours , à combien de kilomètres chacun ?
— Appliquant le troisième principe, je me contenterai de trente.
— J’attendais mieux d’un prétendu adepte de l’E. S. Mais comment donc occupez-vous vos journées ?
— J’ai décidé, à l’inverse de jadis, de ne pas faire plus ; je veux flâner et ne rien faire !
— En somme, vous avez le cynisme de la paresse ?
— Je l’ai. »
C’est vrai. Quelque honte que j’éprouve à me l’avouer, depuis quelque temps, je ne fais plus rien de bon. C’est l’effet des plaines où j’habite, c’est aussi celui de la rétro. Oui, dussé-je faire bondir ses coryphées, la rétro, par la facilité dérisoire avec laquelle elle permet de s’attarder aux montées, par le manque d’efforts qu’elle impose aux muscles, provoque chez ses pratiquants des attaques subites de... nonchalance. On finit par oublier les bonnes suées d’antan, les rampes enlevées avec d’autant plus d’impétuosité qu’elles sont plus roides, les folles dépenses d’énergie qu’interdit cette trop sage machine. On prend goût à musarder, à s’arrêter souvent. Le démarrage est si facile ! Peu à peu, les tissus s’engorgent, les graisses s’accumulent. Dix kilos, qui ne se sont point dissous dans ces sudations abondantes et dites hygiéniques, sont venus grossir l’armée des kilogrammètres nécessaires à mon élévation ; mes habits ne veulent plus subir le supplice de me contenir et mon tailleur rayonne.
O parents qui tremblez de voir vos fils s’exténuer sur ces détestables montures qui les arrachent à vos soins, les libèrent trop de votre tutelle inquiète, ne craignez plus si. écoutant la parole de tant de prophètes, ils se tournent vers la rétro pour apaiser leur fringale de déambulation ! L’ardeur de leur jeune sang de poulain à peine échappé de l’écurie se muera vite en la bienfaisante placidité d’un cheval de fiacre ; mais, au contraire de ce dernier, leurs traits anguleux s’épaissiront, leur ventre s’arrondira, leurs muscles s’amolliront et ils deviendront bientôt paresseux et bedonnants comme tant de bourgeois dont on admire la belle santé. Alors, las d’un exercice encore trop violent, ils s’adresseront à la moto...
« Il n’y a pas d’outil plus dangereux, s’écrie M. d’E... dès que je lui confie cet avatar probable. Prenez plutôt un revolver, vous avez des chances encore de vous manquer.
— Diable !
— Ce sont les propres paroles d’une personne que je connais intimement : « Ces machines sont tôt ou tard fatales à leur possesseur. » Et cette personne en fabrique et en vend.
— C’est d’un bien grand criminel ! Sans doute ces appréhensions sont justifiées en partie. Cependant, on entend peu parler d’accidents graves dus à la motocyclette. Il me semble qu’avec une machine solide, connue, et de la prudence. beaucoup de prudence.... Enfin on verra. »
Comme M. d’E... me quitte, j’insiste encore sur les reproches du jeune léviériste de tout à l’heure.
« Eh bien soit ! j’écrirai encore dans Le Cycliste, conclut-il, mais en pensant : Au diable soient les importuns qui m’ont entôlé de la sorte ! »
Sur le coup de midi reviennent pour déjeuner les contrôleurs répartis sur les pentes voisines. Avec eux, M. Burdet, un des bons collaborateurs du Cycliste, qui ne bouge que lorsqu’il y a du nouveau, ce qui devient plutôt rare pour un touriste comme lui ; et parmi eux, M. d’Estang, collaborateur aussi, qui a la mauvaise habitude de ne signer ses récits que par son numéro de técéfiste, ce qui ne me permet pas de me remémorer ses aventures.
Après déjeuner ne sachant que faire, M. Burdet et moi, nous grimpons du côté du Cucheron, au-dessus des premiers lacets à 10 % tenir compagnie à un contrôleur Lyonnais débarquant de Cochinchine, sans doute tout exprès pour le concours, ô dévouement ! Etendus sur l’herbe, au soleil, comme des lézards,
— Ah ! qu’il est doux de ne rien faire Quand tout s’agite autour de nous ! —
nous assistons au défilé des coureurs, bien différent de celui du Tourmalet. Tous enlèvent la rampe en machine, plus ou moins gaillardement ; les uns avec des efforts désordonnés, les autres comme de paisibles pères de famille.
Tiens ! voici une moto. Je n’ai rencontré jusqu’ici que deux motosacoches, sur lesquelles je n’ai trouvé nulle part de renseignements ; j’ignore ce qu’on peut en tirer. Mais celle qui vient s’élève plus facilement qu’un rétroïste. C’est une moto grenobloise, bien appropriée à la région et qui, paraît-il, monte Laffrey sans le secours des pédales, bien que sa puissance soit normale. Cet outil devient vraiment pratique et n’est plus le jouet qu’il fut. Pourtant, il ne m’intéresse qu’à moitié en ce moment, où je sens des bouffées des ardeurs d’autrefois, devant ces belles montagnes que je me borne aujourd’hui à contempler béatement.
Quès aco ? Un coureur qui monte à pied ! Quel phénomène inattendu et que depuis une heure avec inconséquence nous guettions.
Lorsqu’il arrive à notre hauteur, remonté d’ailleurs en machine, mais ramant d’une façon lamtenable, le strict contrôleur lui fait l’observation qu’il doit le signaler. Ces paroles sont le « coup dur » pour le pauvre garçon qui est exténué. Et pourtant il n’a entrepris que la seconde demi-étape.
Tout s’explique : c’est un banlieusard pur-sang. Il n’a connu que les côtes de St-Germain et de Picardie, où il s’est entraîné avec 2m40. Il a pu gravir, au prix de quelles souffrances ! le premier de ces cols. Mais que voulez-vous qu’il fît contre trois ? Qu’il claquât ! Et il se lamente, se désole d’avoir fait perdre la partie à sa maison. Nous le remontons de notre mieux, lui expliquons les tolérances du règlement, et comme il lui faut rentrer à Grenoble le soir même, devant l’impossibilité matérielle d’y parvenir à temps par la route des cols, nous lui conseillons d’aller rejoindre la voie ferrée, quelque part, par la route du Frou où nous l’accompagnons un peu.
M. Burdet veut nous y faire entendre un écho extraordinaire, à la sortie des tunnels. Et pendant un bon quart d’heure, il s’exténue à lancer d’énormes quartiers de rocs dans le ravin ; le bruit de leur chute et de leur rebondissement sur les parois devrait se répercuter contre les rochers surplombant la route et donner aux personnes passant à cet instant l’impression d’une avalanche subite, au grand effroi de celles qui ne sont pas prévenues. Mais nous avons beau ouvrir en grand nos pavillons, nous ne pouvons saisir cet écho capricieux comme un carburateur récalcitrant. Tant d’efforts n’ont pour résultat que d’avancer un peu la fatale époque du nivellement général dont le déboisement nous menace.
La soirée s’achève à St-Pierre, où M. Joly, un rural abonné du Cycliste, nous compte ses expéditions en Italie et les pentes invraisemblables qu’il affronta dans les Abruzzes, pendant que les agapes bruyantes des contrôleurs troublent à peine le calme de cette belle nuit d’été.
Lundi 15 août
Nous venons à peine de nous lever que déjà les coureurs repassent. Vélocio reparaît accompagné de M. Benoît, qui, dans la Provence sportive, s’est montré le plus fougueux adversaire de la rétro-directe. Ah ! on ne badine pas, à Marseille, et c’est en « cinq secs » qu’on vous y exécute.
Auparavant est venue Mlle D., parente de l’héroïne du Tourmalet, de charmante mémoire, qu’il est regrettable de ne pas voir sur la brèche, comme d’ailleurs maints autres membres del’E.S. Que diable font-ils donc ? les uns auraient-ils renoncé aux saines joies du tourisme et préféreraient-ils papoter sur quelque plage à la mode ? D’autres, vexés de ce que de plus jeunes répondent mieux à l’attente de Vélocio qu’ils ne le firent il y a trois ans, auraient-ils volé vers d’autres cieux ? Certains, dont la collaboration intime était l’espoir des lecteurs du Cycliste, sont-ils embourbés à n’en plus pouvoir sortir dans la mélasse conjugale ou planent-ils dans l’azur, dédaigneux de nos vaines agitations ? Ether ou pot-au-feu ?...
Nous nous donnons rendez-vous, sauf M. Burdet, pour le soir, à Grenoble au contrôle du T. C. F. Et les uns s’y rendent par les Echelles et le Grésivaudan, les autres par la route des cols.
Ce dernier trajet, si merveilleux, est trop connu pour qu’on y insiste. On y croise quelquefois des autos et des motos : il s’en fourre partout. Un peu avant nous, un coupla de tandémistes rétroïstes a pris la même direction ; je serais curieux de me rendre compte de la facilité de leur marche à la montée ; je suis servi à souhait : les voici en fiacre, l’outil aux bagages. Au col, ils laisseront la voiture et descendront en machine sur St-Pierre-de-Chartreuse. Puissent leurs freins être puissants et les tournants point trop brusques ! Mais est-ce ainsi que nos amis R., entendent le cyclotourisme en ménage ?
St-Pierre-de-Chartreuse, très fréquenté, est ravissant et d’assez grandes bâtisses qui en sont les hôtels ne parviennent pas à gâter son charme. Mais il paraît que c’est insuffisant et qu’on veut créer là, comme en maints autres endroits, je ne sais quel centre de tourisme pourvu de mirifiques établissements, de savants hôteliers, diplômés et déplumés, et y faire pour attirer les foules, concurrence à Trouville, Dauville et tutti quanti.
C’est fort bien, et ces efforts pour faire apprécier davantage la montagne ne peuvent qu’être loués en principe.
Mais la tâche est délicate et demande, pour être menée à bien sans dommage, un tact parfait, un sentiment attentif des beautés naturelles en même temps qu’une connaissance exacte des desiderata des touristes.
D’abord, ne risque-t-on pas de gâter les plus belles parties de notre si belle France en organisant trop méthodiquement leur exploitation touristique ? Multiplier les ressources, c’est parfait. Mais qu’on prenne garde qu’en exagérant le développement de cette nouvelle industrie, on ne détruise toute couleur locale, on ne massacre bien des sites on ne supprime tout imprévu, on ne nous fasse un Dauphiné à l’usage de Tartarin.
Et encore, à ce propos, à tant de beaux mais dangereux projets, ne semble-t-il pas qu’il se mêle trop de préoccupations mercantiles, qu’on fait trop sonner aux oreilles des futurs tenanciers la musique alléchante du bas de laine, qu’on les incite d’ores et déjà à préparer leur outillage pour l’estampage magistral des touristes à venir ? Je voudrais me tromper ; mais ne s’inspire-t-on pas de considérations insuffisamment démocratiques, comme si le tourisme devait être l’apanage des seuls fortunés ? La Revue du T. C. F. n’encourage-t-elle pas les hôteliers à ne pas hésiter devant aucun sacrifice pour assurer le plus grand confort à leurs hôtes, par la raison bien simple que les automobilistes ne regardent pas à la dépense ? (Textuel.)
Evidemment, toutes les raisons données pour ce faire, sont justificatives. Il est raisonnable que les habitants d’un beau pays en tirent parti au même titre que d’autres profitent des richesses enfouies dans le sol ou produites par un terrain fertile ; il est préférable d’y drainer le superflu des gens riches plutôt que de le laisser s’écouler à l’étranger qui a su être habile de meilleure heure ; il est équitable que des installations luxueuses et coûteuses exigent dé ceux qui en jouissent une rémunération proportionnelle.
Mais si à certains points de vue on a raison, on a tort de n’envisager que ceux-là, et la modeste pièce de cent sous de la majorité des técéfistes s’étonne d’être employée à faciliter l’existence de ceux pour qui elle n’offre aucune difficulté.
Combien, parmi eux, pourront faire séjourner leurs familles s’arrêter même dans ces hôtels « chics » mais inabordables, les seuls pourtant que — toujours d’après la Revue — ils devront fréquenter.
On peut paraître mesquin en agitant ces questions. Ne sont-elles pas vitales, cependant, pour le cyclotourisme qui doit être à la portée de tous ? Et les articles partis dans Le Cycliste du 31 juillet 1902 ne sont-ils pas toujours l’expression regrettable de la vérité ?
Comme nous gravissons assez péniblement le col de Portes, sous le soleil ardent d’août, à peine tempéré par une brise légère, un des coureurs de la 4e étape nous dépasse. C’est Fourchotte, le professionnel, égaré dans ces régions avec un développement de quatre mètres, aggravé par son changement de vitesse par pignons satellites dans le moyeu. Il est à voir, debout sur les pédales, penchant alternativement le corps de droite et de gauche dans un déhanchement formidable et des ahans de boulanger. Quel tourisme et qu’est-ce que prennent les pauvres petits pignons mignons !
Enfin, voici le col. J’éprouve une intense satisfaction. tant d’être venu à bout à peu près convenablement de cette rude ascension que de me sentir à pareille altitude, à plus de 1 3oo mètres au-dessus du niveau moyen de l’absinthe chez mes contemporains. Je me délecte dans cette pensée orgueilleuse, en attendant mon ami Féasson.
L’attente est longue, le premier coureur a une avance considérable, près d’une heure, sur le second. Il a marché comme un fou, voulant réhabiliter les professionnels de son échec de la matinée, où l’éreintement vraiment anormal du premier jour l’avait mis hors d’état de partir malgré une nuit de soins et de repos.
Les contrôleurs attendent placidement, ainsi que de rares touristes et deux motocyclistes grenoblois qui se mettent à railler bêtement l’enthousiasme et l’exubérance un peu méridionale de certain rétroïste. En voilà, certes, qui n’ont jamais franchi de montagne par leurs propres moyens, et s’ils sont à ce col, c’est évidemment qu’un constructeur a pu faire preuve de plus d’habileté qu’eux de bon sens. J’ai des velléités de le leur dire, mais l’aimable M. C., de Grenoble, vient distraire mon attention.
Enfin, voici nos amateurs qui se succèdent rapidement et viennent même parfois en groupe ; il en est quatre qui ne se sont pas quittés pendant tout le Concours et ce sont les plus gais et les plus frais. Tous, naturellement, Stéphanois ou presque, et disciples de Vélocio, remorquant qui des rétros, qui des lévos, qui des machines sans chaîne. L’un de ces derniers me confie dans le tuyau de l’oreille : « Ah ! c’est bien là le fin camion ! »
Féasson arrive presque en même temps et tous,
nous dévalons avec plaisir sur le Sappey. Entraîné par l’exemple des jeunes, je ne tarde pas à dégringoler à toute vitesse, anticipant sur les joies plus problématiques de la moto.
A Grenoble, j’ai quelque peine à trouver le contrôle, assez mal placé. Nous y voici tous, ainsi que l’ami Viviant qui, hélas ! n’a pu renouveler ses prouesses du Tourmalet et prendre à la fête la part active qu’il s’était tant promise. D’avoir trop exigé de la rétro, le voici réduit à demander des muscles ou des poumons au moteur à pétrole. Je crains bien qu’il n’ait été imprudent en installant un petit moteur sur une bicyclette ordinaire ; il serait intéressant de savoir ce qu’il en a obtenu.
A l’instar du banquet trop officiel organisé par le T. C. F. à Corenc, un petit festin végétarien, dont nous avions vaguement ébauché le projet à St-Pierre-d’Entremont, aurait dû nous réunir plus longuement. Mais l’entente ne se fait pas ; les uns veulent se reposer ; d’autres sont plutôt pressés de trouver un gîte que l’affluence des voyageurs à cette époque rend hypothétique ; d’aucuns même qui la veille exigeaient qu’au menu figurât le poisson, sont chargés de fournir... le lapin.
Après dîner, Vélocio, M. Benoît et moi nous nous promenons et faisons de grands conciliabules avec certains membres du T. C. F .au grand café où nous sirotons des « boissons végétariennes » qui intriguent fort le commandant F... De groupe en groupe, les discussions se prolongent et à minuit passé, nous sommes encore sur la place, où nous trouvons plusieurs des héros du jour point pressés du moindre repos et qui sans vergogne se scandalisent d’y voir Vélocio.
« Comment, pas couché ?— Eh non ! voyez-vous, on « vadrouille » ! Et vous autres, donc ? »
Les cyclotouristes, à ces heures indues, ont peu l’habitude en effet de se rencontrer... si ce n’est pour partir.
Mardi 16 août
A défaut de la chaleur des banquets qui nous manqua hier, la paresse est communicative. Car le convoi peu rapide qui chaque jour déverse à Bourg-d’Oisans, des flots de touristes, ou se croyant tels, nous emmène à une heure plutôt tardive, dans la matinée, Mlle D., Vélocio (voudra-t-on le croire ? ), un jeune Lyonnais ,séide de l’E.S., et moi ; notre excuse est que la route habituelle par Vizille est un peu fastidieuse et a de bien mauvais passages. Et cependant, si nous avions cela au pays des pneus-crayons !...
Dans l’après-midi, nous filons sur la route du Lautaret. Irai-je au Galibier comme j’en avais l’intention, aujourd’hui même, avec M. P... ou à la Bérarde avec Mlle D. et Vélocio, excursion que le vague souvenir d’un récit élogieux nous a fait décider en principe hier au soir ? Après une halte au pied de la montée des Commères, où deux indigènes sont convertis en un clin d ’œil à la polymultiplication, j’opine finalement pour la Bérarde qui m’est inconnue.
Mais le temps se couvre, ne flânons plus. Déjà Mlle D., partie en avant, revient étonnée de ne pas nous voir et presque effrayée par le sauvage aspect des lieux. La route très sinueuse est d’abord assez bonne Des automobiles la descendent et nous surprennent à certains tournants où la trompe devrait fonctionner sans cesse.
A Bourg-d’Arud, on nous apprend qu’il est impossible de continuer, qu’une voiture nous est nécessaire. Le temps sombre nous inquiète. Cependant, méfiant par expérience des renseignements, souvent plus intéressés qu’intéressants, donnés par les indigènes, Vélocio pousse, de l’autre côté du village, une petite pointe en reconnaissance.
La route est possible. Nous partons, franchissons le Vénéon sur un pont rempli de cailloux. Sur l’autre rive commence aussitôt le calvaire ; la pente s’accentue terriblement, nous roulons dans un lit de pierres suivant des lacets invraisemblablement courts et dominant à pic le Vénéon aux eaux verdâtres, sans le moindre parapet. Vélocio, avec2m40. réussit à tout faire en machine ; je le suis un moment, mais avec 3m3o rétro, cela me semble de l’acrobatie et j y renonce d’autant plus que Mlle D. est restée en arrière.
Au Plan-du-Lac, où nous refranchissons le Vénéon plus Calme et plus large, nous remontons un peu. Enfin, tantôt à pied, tantôt en machine, nous atteignons St-Christophe, où Vélocio nous attend.
St-Christophe est un pauvre village accroché à la pente rocailleuse des monts ; on est tout surpris d’y trouver un petit hôtel de peu d’apparence mais convenable et dont les chambres, très simples, sont très proprettes.
Une vierge, sur un rocher surplombant à pic la route, domine le village et la vallée. L’approche en est facile, par des sentiers abrupts et vertigineux, franchissant sur un pont branlant un torrent impétueux, près d’une masure pourrie par l’humidité, inhabitable et servant de magasin pour de bien pauvres récoltes. Les indigènes que nous rencontrons par là, très avenantes ma foi, se plaignent fort de leur pays sauvage et perdu, terrible l’hiver, c’est-à-dire neuf mois sur douze. Quelle existence vraiment dans ces chaumières isolées, loin de tout centre, au sein d’une nature presque toujours inclémente, rarement souriante, même aux beaux jours ! « Mauvais pays ! » disent-elles. C’est tristement vrai ; même en ce moment, l’endroit nous paraît peu séduisant, et pourtant, autre chose est d’y passer
quelques heures en curieux, autre chose d’y croupir sa vie entière.
Quelques éclairs, de violents coups de tonnerre. Nous achevons vite l’ascension. Un coup d’œil rapide sur la vallée sinistre où bouillonne le Vénéon et nous descendons dare-dare à l’hôtel sous les premières gouttes.
« En voilà assez, dit Vélocio en rentrant, de ces menus trop créophages que notre paresse de volonté nous laisse imposer. Il faut réagir.
— C’est cela, allez donc trouver le maître-queux et faites-lui la leçon. »
Il va et l’interpelle :
« Dites-donc, nous sommes végétariens, nous ne voulons absolument pas de viande, que des légumes, des fruits... Qu’y a-t-il ce soir au menu ?
— Il y a... euh... euh... une poule d’eau bouillie au gros sel.
— Ah ! ah ! ma foi, j’en prendrai bien tout de même, surtout si elle est bien tendre. Vous pourrez nous en servir. Ensuite ?
— Ensuite... euh... euh... des croquettes de • langouste sauce tomate.
— Oh ! oh ! oh ! voilà qui n’est pas mauvais. Servez toujours.
— C’est bon, c’est bon, grommelle le chef, je vois la chose : les végétariens ne crachent pas sur les bons morceaux ! » (sic).
Ah ! c’en est un singulier parfois, que le directeur du Cycliste ! La Société Végétarienne de France à défaut de médaille d’or, lui décernera peut-être quelque jour un stock de médailles de chocolat qui ne seraient pas à dédaigner dans les moments où la consigne devient trop difficile à observer. Mais s’il veut avoir une fiche convenable, qu’il prenne garde ! on ne sait jamais avec qui l’on se trouve, et les casseroles ne servent pas qu’à faire bouillir les poules.
Mercredi 17 août
Le soleil n’est pas levé que nous partons, Vélocio et moi, à la Bérarde. Mlle D. se repose. Ces trajets sont réellement durs pour une femme, quelque intrépide soit elle.
Excursion pédestre, évidemment ; le sentier muletier où nous nous engageons n’est absolument pas carrossable, bien que Vélocio y fasse le projet d’une bicyclette pliante minuscule, adjuvante de l’ascensionniste.
Munis d’une carte insuffisante, nous commençons par une erreur de chemin, tout en restant dans la bonne direction générale, barrés comme nous le sommes des deux côtés parla montagne et le torrent dont les eaux maintenant bleuâtres grondent en bas. Sur l’autre versant, cependant, s’ouvrent des failles énormes, parfois rocheuses, parfois un peu boisées et d’où dégringolent avec fracas les torrenticules tributaires du Védéon.
Ce sont ces failles qui nous repèrent sur la distance et elle nous paraît longue. A chaque instant, nous nous croyons plus avancés que nous ne le sommes réellement. Le manque d’habitude du tourisme à pied et les difficultés de la marche dans ces sentiers qui grimpent, descendent, regrimpent et redescendent constamment, qui tournent, remplis de pierres énormes et branlantes tantôt sèches, tantôt humides et glissantes, et, fréquemment traversés de ruisseaux et de cascades, voisinent très souvent avec le ravin profond, nous ralentissent sensiblement. Malgré nos velléités de cheminer. le nez au vent, les yeux en l’air, nous nous gardons bien de faire comme l’astronome. Nos pieds ne se posent qu’avec circonspection et le paysage n’est apprécié qu’à la faveur de courts arrêts.
Un bonhomme qui sort d’une chaumière — le maire du pays — nous apprend que nous aurions dû suivre constamment les poteaux télégraphiques qu’il nous montre en bas, presqu’à niveau du Vénéon. Remis en bonne voie, nous atteignons bientôt les Etiages et, 4 kilomètres plus loin, la Bérarde enfin.
La Bérarde (1.738 mètres), un hôtel et deux ou trois fermes, au pied d’immenses montagnes grises à la tête blanche. L’endroit est infiniment triste et me rappelle la description du Dévoluy. Rien n’y peut retenir le touriste s’il n’est un enragé grimpeur. Notre impression est telle qu’après un court déjeuner dans la salle où se coudoient Allemands et Anglais, nous nous hâtons de rentrer à Saint-Christophe, ayant accompli une trentaine de kilomètres de marche difficile, avec nos minces souliers de cyclistes, voire, comme Vélocio, avec des sandales. C’est là ce qu’on entend par demi-journée de repos, dans le cyclotourisme.
Personnellement, je suis, à vrai dire, un peu déçu. La course m’a paru plus pénible qu’intéressante, le paysage trop sévère et trop monotone. Peut-être s’il s’agissait de franchir un col, de passer sur un autre versant pour y saisir d’autres aspects, ou si, séduits par le grand alpinisme, nous ne nous arrêtions pas au seuil de la Montagne, si nous escaladions la Meije et le Pelvoux, peut-être penserais-je autrement. Les forêts de l’Ile-de-France m’ont peut-être gâté la vue par trop de verdure constante, et la tristesse d’une nature aride me cause par suite une répulsion instinctive que je n’éprouvais pas au temps où j’habitais une ville enfumée. Ou est-ce tout bonnement la faute de mes chaussures trop étroites pour la marche et qui m’ont un peu meurtri ?...
Rentrés à l’hôtel, nous apprenons que Mne D. est partie avec toute une bande de Stéphanois du Concours, venus dans la matinée. Nous nous précipitons sur nos montures pour les rejoindre
au plus vite. Vélocio cherche en vain la sienne quand il l’avise derrière un vaste écriteau :
CLOU A VENDRE
8 fr. 50
Vraiment, le respect s’en va ! Voir qualifier ainsi — et, c’est bien là le comble, par ses propres adeptes — cette fameuse’ bicyclette, synthèse de tant d’efforts, d’essais, d’expériences ! Où allons-nous ! grand Dieu !
Après une descente folle à travers les cailloux où je tremble pour mes pauvres pneus, nous rallions toute l’irrévérencieuse bande à Bourg-d’Oisans, à l’hôtel Ramel, recommandé du T. C.F. et recommandable.
Mais voici qu’il pleut. Et tous s’engouffrent dans le tramway pour retrouver le P.-L.-M. à Grenoble.
Resté seul, un peu triste, j’attends une accalmie, malgré laquelle le temps n’engage guère à monter au Lautaret, si peu qu’à peine en route l’averse recommence de plus belle et me contraint à m’abriter dans une grange, à Jouvence.
Que faire ? prendre le tramway ?
Non ! Laissons cette honte à d’autres. Est-ce le nom de ce hameau, est-ce un effet endosmotique qui m’a fait transmettre ma paresse première à Vélocio et à son école en échange de leur ardeur, est-ce la perspective d’une longue descente ? Mais je me sens un courage sans pareil.
Les nuages les plus menaçants s’éloignent vers le col d’Ornon. En route, morbleu, et pédalons ferme... en roue libre.
Malgré un retour offensif des éléments, juste avant le Péage, à un endroit où la roche à pic n’offre aucun abri, mon ardeur ne faiblit pas et je file sans arrêt.
Cependant, vers Vizille, trois grosses motos à l’arrêt accrochent violemment mon attention. De belles montures, analogues à celle que j’ai en vue. Toutefois, le moteur de l’une d’elles, à deux cylindres, me paraît de telles dimensions que j’en demande la puissance :
« Sept chevaux, me répond son heureux possesseur.
— Diable ! Cela doit peser lourd ?
— Pas beaucoup, soixante-quinze à quatre-vingts kilos.
— Et vous devez filer d’un bon train ?
— Du 100 à l’heure, si je veux.
— N’est-ce pas un peu... beaucoup ?
— Oh ! pour quelqu’un qui veut faire un peu de la route, il faut cela (sic) ».
Un peu rêveur, je m’enfuis ! 80 kilos et du 100 à l’heure ! Et on appelle cela motocyclette.
Motocyclone plutôt !
Eh bien ! non ! Rien ne saurait prévaloir sur la bicyclette, et la rétro est le nec plus ultra ! me dis-je. Et, pour appuyer énergiquement cette affirmation, il ne me faudra pas moins que la rampe de Laffrey !
Jeudi 18 août
Toute la nuit il a plu. Vers 7 heures, au moment où les voyageurs s’embarquent à Saint-Georges-de-Commiers sur la ligne de la Mure, les nuages commencent à se détacher lentement du flanc des monts. L’atmosphère est humide et fraîche, le sol tout détrempé. Quelle course fis-je, hier au soir, depuis Champ, sous la pluie fine, et comme la grimpée jusqu’à Saint-Georges me parut stupide en descendant les lacets inverses conduisant vers la station ! Enfin, le temps s’est purgé ; mais le brouillard qui règne encore dans la vallée du Drac se lèvera-t-il assez tôt pour nous laisser au moins entrevoir les beautés de cette admirable ligne ?
Heureusement oui ! Et à midi, le convoi nous dépose à la Mure, tout remplis d’admiration pour les splendeurs sauvages et pour la hardiesse de cette voie. Trajet sublime, trop bien décrit jadis dans le Cycliste pour qu’on ose y revenir.
Un tour dans le pays avant de déjeuner ; je vais jusqu’à la route de Gap, qui descend vertigineusement dès la sortie de la ville, plongeant vers la base des crêtes du Dévoluy, de l’Obiou magnifique à la tête blanche. Que n’ai-je plus de temps et que cette route, déjà parcourue en partie, me tente encore.
A l’hôtel de la Gare, dont l’aspect simple et honnête me séduit, je retrouve une vieille connaissance des lecteurs du Cycliste, le patron, M. Marron, un excellent homme qui me parle en termes dithyrambiques d’un certain Stéphanois qui enleva d’assaut la rampe de Laffrey, il y a cinq ou six ans. Le connaissez-vous, mon cher Vélocio ? N’était-ce pas le bon temps des premiers âges de la polymultiplication, des pignons accolés, dont le système nous paraissait si merveilleux, du frein à sabot sur le pneu de la roue motrice, des descentes avec repose-pieds et de vos randonnées dont les récits allègres ajoutaient à leur charme propre celui de la nouveauté et l’enthousiasme d’une révélation pour vos récents lecteurs, dont j’étais.
Depuis ce temps, M. Marron ne vous a plus revu et il le regrette. Mais, maintenant, par là passent bien des cyclistes, touristes et coureurs même, et parfois des motos.
Vers 13 heures et demie, je m’achemine vers les lacs.
Il fait un vent du nord froid et violent et le soleil frileux s’obstine à ne pas se montrer. Malgré cela, le paysage est plein de charme. Je tourne le dos aux cimes neigeuses et les monts que j’aperçois n’ont rien de rébarbatif.
Après d’assez fortes ondulations, rendues plus dures par le vent debout, mais qui n’inquiètent guère la rétro, moins qu’elle-même ne surprend les indigènes, à mon grand étonnement — faut-il croire que les rétroïstes de la région n’aient jamais osé s’aventurer là — j’atteins Laffrey où je cherche en vain la plaque indiquant le passage de Napoléon, plaque qu’il me semble avoir vu indiquée dans quelque brochure. Mes souvenirs me servent mal, ou sans doute s’agissait-il de quelque réclame.
Et voici la fameuse rampe qu’hier, dans un accès de... colite, je m’étais promis d’enlever. Mais, comme au pied du mur on voit le maçon, je réfléchis que je ne m’étais pas fixé dans quel sens. Bien banale, d’ailleurs, cette rampe, et bien trop courue. Mes développements n’y sont d’ailleurs pas appropriés et ne l’ai-je pas gravie il y a deux ans ? Ne vaut-il pas mieux dès lors la parcourir en sens inverse pour bien la connaître ?
Et c’est ainsi que j’avais filé sur Saint-Georges-de-Commier.
Et puis, avouons-le, le cyclotouriste est semblable à Tartarin.
Quel aveu cynique et dénué d’artifice !...
Pardon ! Les récits du Cycliste, crions-le bien fort, n’ont rien de commun avec les histoires de chasse.
Expliquons-nous : le cyclotouriste, comme Tartarin, est la résultante de deux forces, la combinaison de deux éléments : le cyclotouriste Don Quichotte et le cyclotouriste Sancho.
Au premier, l’enthousiasme, les emballements, les projets grandioses, les randonnées colossales... A l’autre, la douche refroidissante de la réflexion, la prudence, les modifications... et le grand frère.
Le cyclotouriste Don Quichotte veut partir de grand matin, prépare la veille au soir sa monture, apprête son frugal déjeuner et monte à fond le réveil.
Il a compté sans le cyclotouriste Sancho, qui fait la sourde oreille, s’étend, se retourne, bâille et se rendort.
L’un entreprend de grandes étapes, part à plein train, suit rigoureusement son tableau de marche.
Mais bientôt l’autre en a plein le dos, s’arrête... et consulte l’indicateur.
Le premier est végétarien : de l’eau, des fruits, du pain, il ne veut rien autre. Mais le second réclame : voici des victuailles et du bon vin qu’il serait vraiment dommage... Et il s’empiffre et Don Quichotte affalé se voit forcé de renoncer à ses principes austères.
C’est une lutte perpétuelle entre ces deux éléments qui constituent, à doses très variables, l’essence de chaque cyclotouriste,
Tantôt Sancho est le maître et l’on voit sa mine réjouie, fleurie, surmontant sa panse rebondie à l’allure de citrouille. Tantôt — comme à l’E. S. — Don Quichotte l’emporte et le pauvre Sancho, maté, ahuri, abruti, ne souille mot, tandis qu’avec douleur il voit fondre sa graisse aux rampes du chemin. Mais alors, Don Quichotte a-t-il la moindre défaillance ? Aussitôt le brave Sancho se réveille et c’est ainsi que certains se suicident au pied du Tourmalet, capitulent devant le Saint-Bernard, la rampe de Laffrey, la route de Bourg-d’Oisans... voire devant une poule d’eau bouillie.
G. B.
(A suivre.) T. G F. 83.996.