Vélo-chronique forézienne (Octobre 1899)
samedi 7 octobre 2017, par
Par The Fly, « LE CYCLISTE », Octobre 1899, republié en Octobre 1949, Coll. pers.
Il est toujours surprenant, et même triste, pour quiconque réfléchit, de constater combien la vérité la plus vraie a de la peine à se faire jour. Cependant, il n’est de clou qui ne s’enfonce sous les coups répétés du marteau ; or, en cette occurrence, Vélocio ne s’est pas épargné. Maniant en vrai frappeur la lourde masse de la saine raison, il a fini par écraser préjugés et routine sur l’étendue de l’Expérience.
Aujourd’hui, Dieu merci, notre chère bécane est grande fille et n’a nul besoin des protecteurs aux jambes nues qui ont failli la compromettre. Elle est acceptée partout et n’a plus qu’à se préoccuper de rendre tous les services que l’on attend d’elle. Le principal (depuis toujours le Cycliste le répète) est de se prêter à la pratique du tourisme et de s’attifer de façon à ne pas rebuter ses fidèles, sacrifiant même un peu de sa coquetterie et de sa légèreté.
Trop longtemps sourde aux sages conseils de Vélocio, elle vient enfin à résipiscence, se laisse gentiment ajouter pignons sur pignons, subit le frein sans se cabrer, et dans cet équipage transporte son fervent adorateur par vaux et par monts, par monts de préférence. Cette soumission méritait une récompense, aussi Vélocio s’est-il empressé de nous narrer les exploits accomplis grâce à cette nouvelle tenue.
Tout d’abord quelques-uns ont douté de ces récits qui leur paraissaient invraisemblables ; sincères, ils ont voulu voir, ils ont vu : on leur a mis en mains une machine vêtue à la Gauloise ; on les a conduits au pied d’une délicieuse rampe à 7 %, et sans efforts ils arrivent au sommet, convaincus et charmés.
La bicyclette du touriste aura plusieurs vitesses, telle est la vérité vraie, Vélocio nous le prouve.
Or, ce fait patent, indéniable, nous paraît subitement tel aujourd’hui, quand hier encore nous nous bouchions les yeux pour ne pas le reconnaître.
Suggestionnés, sans nous en rendre compte, par la lecture de divers articles traitant la question, nous voilà persuadés de n’avoir jamais pensé autrement, et de bonne foi nous sommes prêts à jurer que cet ami Vélocio ne nous a rien appris.
Curieux phénomène de l’esprit humain que je laisse à expliquer aux psychologues désœuvrés.
L’automobilisme n’est peut-être pas étranger à ce revirement inconscient mais réel dans notre manière de voir : en effet, nous avons pu constater que toute automobile était munie de deux, trois vitesses, et que tout chauffeur, pour gravir une rampe, passait de la grande, soit à la moyenne, soit à la petite sous peine de rester en panne. Que voyons-nous encore ? Les motocyclistes adapter une deuxième vitesse à leur tricycle, se trouvant, avec une seule, arrêtés par la moindre côte un dure et un peu longue. La conclusion s’imposait : ce qu’il est impossible ou difficile d’obtenir d’un moteur mécanique, pourquoi l’exiger du moteur musculaire ? Lux fuit.
Encore une fois, pensons-nous, Vélocio ne préconise qu’une chose bien connue de tous, ce qu’il affirme nous le savons, n’est-ce pas ? Il est vrai qu’il est le premier ayant su, d’une façon pratique, armer notre machine de plusieurs vitesses ; de cela, certainement, nous lui devons quelque reconnaissance. C’est plutôt heureux.
Aussi, depuis quelque temps, les bureaux du Cycliste menacent de disparaître sous une avalanche de lettres des plus flatteuses.
Certes, si Vélocio se décide à les publier, son journal éclipsera la Tisane des Shakers et le vin Mariani :
« Monsieur,
« J’ai 52 ans, pèse 80 kilos ; jusqu’à présent, la moindre rampe m’exténuait, j’étais prêt à renoncer à la bicyclette, mais grâce à vos changements de multiplication toute côte me devient accessible, et cela sans effort ; je vous dois l’illusion d’une seconde jeunesse. »
« Signé X. Y. Z. W. »
Toutes les lettres de l’alphabet entonnent le même hosannah !
En résumé, nous voilà donc armés pour la montée, et nous n’avons plus à craindre de pousser nos machines durant des kilomètres. Sommes-nous aussi bien outillés pour la descente ?
Jusqu’à ce jour, non, je le dis hardiment. Tous nos freins à cuiller, à tambour, merveilleux ou autres, sont défectueux ; leurs défauts sont trop connus pour les indiquer ici. Notre seule ressource est de contre-pédaler, de freinter avec le pied, enfin l’affreux fagot. Or, il est un aphorisme qu’aucun touriste ne discutera :
« Diminuer l’effort à la montée, « Se reposer à la descente. »
Si donc les changements de vitesse nous ont acquis le premier point, pouvons-nous dire que nous nous reposons à la descente en contre-pédalant ? Toute réponse est superflue, c’est éreintant. Freinter avec le pied exige de l’adresse et une grande habitude, use par trop la chaussure. Quant au fagot, n’en parlons pas en tant que frein usuel.
Eh bien ! ô cyclo-touristes mes frères, ce repos vous est promis pour la saison prochaine. La « Free Wheel », c’est-à-dire la machine à « Roue libre », avec frein sur jante et changement de vitesses, répondra, soyez-en convaincus, à tous vos desiderata.
Certes, cette machine a déjà paru sur le marché, quelques privilégiés en ont goûté les charmes. Vélocio, dont la devise pourrait être « en avant » (ne vous apparaît-il pas comme le chef de l’armée du salut... des cyclistes ?) Vélocio l’a expérimentée dès son apparition et nous en a donné son impression favorable. Son article à ce sujet, dans la revue d’octobre du Touring-club, est des plus intéressants et met en lumière tous les avantages de cette heureuse innovation.
Nous devrons, toutefois, pour la saison prochaine, revenir aux machines anglaises, car il faut bien l’avouer c’est l’Angleterre qui, la première, vient de proclamer l’émancipation des roues. — Singer est la première grande marque à qui, nous devrons ce perfectionnement, rendu pratique par l’adjonction du frein sur jante, mais la plupart des autres marques de même nationalité préparent leurs modèles 1900 dans le même sens. Il est peu probable que les maisons françaises suivent le mouvement, du moins jusqu’à nouvel ordre, peut-être même le combattront-elles, quitte à y revenir plus tard, car l’on m’assure qu’elles ont presque toutes un fort stock de machines fabriquées à écouler, et dame !...
Ayant eu la bonne fortune d’assister aux essais de Vélocio, je me suis empressé de faire emplette de la dite Singer Free Wheel, et le premier à Saint-Étienne j’ai enfourché l’idéale monture. Inutile d’ajouter que j’avais prié La Gauloise d’adjoindre une multiplication de 3 m. 50 à mes 6 m. 20. Depuis trois mois j’expérimente à mon tour et je ne suis pas revenu de mon enchantement. Que le mot ne vous paraisse pas trop fort, essayez, nous ergoterons après s’il y a lieu, ce dont je doute.
Un peu rebelle aux débutants, la nouvelle machine n’est pas vicieuse et a tôt fait de reconnaître le pied du maître. Au bout de peu de jours, son maniement m’était familier. Je risquais les épreuves sérieuses, c’est-à-dire les balades en montagne. J’ai vu lever l’aurore au Pilat, assisté au coucher du soleil dans les forêts de la Chaise-Dieu, grimpé sur les sommets, dévalé dans la plaine, et je puis l’affirmer, sans plus de fatigue que ne m’en occasionnaient auparavant les excursions en pays plat, auxquelles j’avais dû me résigner. Une économie de kilogrammètres mirobolante, quoi !
Certes, il n’est pas désagréable de se hisser en quelques kilomètres de 500 à 1.000 ou 1.100 mètres sans que le cœur ne batte la chamade, que les oreilles ne bourdonnent comme toute une ruche, mais franchement les expressions me manquent pour définir l’ivresse de se sentir glisser à grande allure sur une pente, sans tricoter des jambes comme un polichinelle en délire. On n’envie plus l’oiseau, on vole, et ce plaisir de la folle vitesse est entier, sans appréhension troublante, car on se sent absolument maître de sa machine.
L’action du frein arrière sur la jante est merveilleuse, douce ou forte à volonté ; une simple pression du pied, se graduant au gré du cavalier, suffit pour ralentir ou arrêter. Ce frein peut, à la rigueur, être remplacé par un frein Juhel ou un frein à tambour, mais il conserve sur ces derniers un avantage très appréciable, celui de fonctionner quand même si la chaîne vient à se rompre. Il est évident que sans frein, la roue libre serait une folie, sa liberté dégénérerait bien vite en une licence effrénée et nous ne tarderions pas à être victime de ses révolutions.
Enfin, à ce bonheur de rouler vite et sûrement, s’ajoute le bienfaisant repos des jambes qui n’ont plus à se surmener : les muscles se détendent, reprennent leur élasticité, et l’on aborde la montée suivante sans rechigner, frais et heureux, le moral d’aplomb. Les routes en montagnes russes accentuées, comme celle de Craponne à La Chaise-Dieu par exemple, deviennent faciles et même amusantes : nul besoin de changer sa multiplication durant le trajet, on part à la petite, la première rampe s’enlève allègrement, la descente se fait à toute allure et de par la vitesse acquise on atteint, presque sans pédaler, le sommet suivant pour dévaler de nouveau, ainsi de suite jusqu’à l’étape. C’est tout bonnement merveilleux, je ne saurais trop le répéter.
Nous voici donc enfin, chevaliers des grandes routes, armés de pied en cap, pour l’offensive comme pour la défensive. A nous désormais les sites les plus variés, la montagne est vaincue.
Gaudeamus, amici !
THE FLY.