De Paris à Lannemezan, 1896 (Alcide Bouzigues)

Tours

lundi 12 février 2024, par velovi

« Me voilà donc à Tours cette fois. Je fus frappé de l’aspect imposant de la ville. Elle s’offrait à moi dans un panorama délicieux et ce ne fut pas sans une douce émotion que je pénétrai dans ses murs. Il me fallut sur-le-champ traverser un pont magnifique qui allait déboucher à l’entrée de l’une des magnifiques rues de la cité. Ce pont de pierre imposait l’admiration autant par sa longueur et sa largeur que par le mouvement accentué qu’il présentait à cette heure. Il était quatre heures de l’après-midi. En outre d’une ligne de tramway qui le traverse, il était sillonné par une foule nombreuse que le beau temps conviait à la promenade et dont la plus grande partie devait probablement s’en aller rejoindre la fète de Saint-Symphorien dont j’ai parlé ci-haut.

C’était plaisir pour moi de fendre cette foule élégante, de froler les fraiches toilettes des frais minois dont la tournure endimanchée jurait avec la mienne. Ayant déjà tant parcouru de kilomètres, vous pensez dans quel état je devais être. Couvert de sueur et de poussière, je devais avoir l’aspect d’un Don Quichote en mon équipement. D’ailleurs, je constatai avec plaisir que l’on se rendait bien compte de mon cas. On devinait que j’arrivais de loin, que j’étais un voyageur de la nouvelle école qui ne craint pas la marche et qu’en somme je ne pouvais être que ce que j’étais, c’est-à-dire barbouillé comme l’un de ces pitres qu’on allait voir déblatérer là-bas. Même quelques murmures approbateurs de mon intrépidité ne me déplurent pas. Aussi n’aurais-je eu garde d’entacher de mon contact les brillantes toilettes qui miroitaient en foule sur ce pont où je fus heureux de les admirer en même temps que les qualités plastiques des belles Tourangelles. Oh ! ces Tourangelles. Non, n’en parlons pas.

Vous n’avez pas idée comme on a le cœur sensible quand on voyage dans ces conditions-là. Tout est impression et tout se veut graver sur vous. Les yeux ne peuvent plus suffire à la besogne, tant ils voient de choses à la fois. Les plus belles vous les brûlent et dans la Touraine les Tourangelles sont si belles ! Mais non, n’en parlons plus.

A droite et à gauche de ce pont, à une certaine distance, s’allongent comme lui deux ponts métalliques suspendus, se profilant à l’horizon dans un coup d’œil charmant. Je ne pus me défendre de comparer ces ponts de l’Indre à ceux de la Garonne, à Toulouse, dont Tours représentait ainsi l’image.

Tours me parut de là tenir à la fois de Toulouse et de Bordeaux, de Toulouse pour le genre et la disposition de ses ponts, et de Bordeaux pour l’aspect imposant des quais dont de belles maisons ornent les abords. Je ne parle pas du mouvement commercial de Bordeaux qui lui est propre, je me place au point de vue architectural. A ce même point de vue, Tours est une très jolie ville. Elle est fort bien bâtie et vous a ce cachet grandiose que l’on ne trouve pas en beaucoup d’autres villes. N’est-il pas juste que de si belles cages soient le lot d’aussi gentils oiseaux ?...

J’aurais dû, si j’eusse été sage, coucher le soir à Tours, ce qui m’aurait permis d’encore mieux voir la ville et de me reposer suffisamment ; mais, pensez donc, il faisait encore grand jour et ma conscience n’aurait pas été tranquille si je m’étais mis à me dorloter, au lieu d’aller de l’avant. Du diable, mes amis, que peut-on donc avoir, malgré soi, dans la peau pour ne pas ménager mieux sa petite personne, alors qu’aucune raison palpable ne vous oblige à vous victimer ainsi ? Avant de m’embarquer pour ce lointain voyage j’en avais supputé toutes les chances. J’aurais trouvé ravissante l’intrépidité qui m’aurait mené à Tours le soir du troisième jour et voilà que, dépassant mon espérance, j’y arrive bien avant la fin de la deuxième journée de marche. Je suis donc un flambard, un... épatant ; un... quoi ? tout ce que l’on voudra, et je ne suis pas encore content, il faut que j’aille toujours de l’avant. Je n’ai donc pas le droit de dormir sur mes lauriers ? En vérité, je vous le dis, quelque sorcière a dû m’hynoptiser pour me donner ainsi la nostalgie de la route. Notez qu’il en fut ainsi partout.

Ne devant pas coucher à Tours, j’y fis cependant une halte un peu plus grande que les cinq pauvres minutes que je m’accordais parfois sur le bord des fossés de la route. J’entrai triomphant dans la ville, dans cette rue principale qui est en face du pont, en tenant mon cheval par la bride. Bientôt j’aperçois une Boîte aux lettres et je me mets en devoir, prenant mon vélo pour un pupitre, de calligraphier au crayon quelques mots laconiques pour dire aux miens que je n’étais pas mort. En voyant cet écrivain ambulant, quelques gamins sourirent drôlement mais si gentiment que je souris aussi. Vous voyez que tout est ris à Tours. De là je me rabattis sur la terrasse d’un café, un de ces magnifiques établissements qui sont de vrais palais. J’avais besoin de calmer une soif inextinguible. Je délayai un bock de bière dans de l’eau et m’en donnai à cœur-joie, en allongeant ces pauvres jambes qui m’avaient déjà tant de fois levé les genoux vers le ciel. La chaleur du jour était torride. Je bus, je bus et je partis, continuant d’inspecter la ville dans la direction de mon chemin, la route de Poitiers.

Ce fut avec regret que je quittai si précipitamment la patrie de Balzac et de Rabelais ; mais j’avais un but à remplir : marcher.

A propos de Tours, de Rabelais et de Balzac, voulez- vous me permettre, cher lecteur, de vous soumettre un sonnet que dans ma manie de rimailler je rimaillai un jour pour Balzac, à propos de l’inauguration de sa statue à Tours ?

A BALZAC

Comme un lys parfumé, de blancheur éclatant,
Cueilli dans le vallon où dort la renommée.
Mon âme offre à ton front, de ta verve animée,
La palme, par encens d’un cour reconnaissant.

Mais ce lys n’est point soul : il va s’agrandissant,
Joignant à son nectar l’arôme de l’armée,
Des mille et mille fleurs de notre France aimée
Qui veulent, quoique tard, te voir resplendissant
En allant assumer sur ton illustre tête
Leur auréole, fleurs, devant nos cours en fête.
Balzac, auteur sublime, ô sublime écrivain,

Chaque note de toi fait frissonner ma lyre ;
Et de tous tes lecteurs si je suis le plus vain,
Je te rends grâce, au moins, de mon heureux délire,

Paris, 23 novembre 1889.

Je suis heureux de rendre ainsi hommage dans son propre pays à celui qui a tant contribué à me le faire aimer avant que je le connaisse. Je ne l’en aime que plus depuis que je le connais. De là sans doute mon enthousiasme et mes dithyrambes en abordant ce pays enchanteur. Il est vrai que j’ai dû me rendre à l’évidence en constatant que les Tourangelles... chut !!

Quant à Rabelais, ce pantagruélique amateur de boustifaille et de beuverie, lui qui aurait prétendu que la poésie n’engraisse pas, qu’il sache que dans son pays j’ai bu en son honneur du vin de Chinon, en marmottant in petto, les yeux tournés vers l’infini, toutes les odes funambulesques qui peuvent barboter au fond d’un verre dont on voit les miroitements se transformer en autant d’éclats de rire.

Je ne pouvais décemment me dispenser d’envoyer ce salut rétrospectif à ces deux illustres concitoyens dont je foulais le sol et dont ma jeunesse a bénéficié en s’imprégnant du beau soleil de l’un et de l’ombre majestueuse de l’autre. »

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