Le Chemineau cycliste (Juin 1901)

mardi 25 avril 2017, par velovi

Par Marcel L’Heureux, Touring-Club de France, Juin 1901

Mon attention avait été sollicitée dans le hangar où je venais de remiser ma bicyclette par une autre machine, remarquable autant par la poussière qui recouvrait ses tubes que par l’attirail peu usité dont elle se parait  : frein, carter, garde-boue, valise de cadre, sacoches et pompe, paquetage sur le guidon, lanterne à la fourche, chambres à air de rechange enroulées autour de la tige de selle, etc. J’en avais conclu — car toute bicyclette porte l’empreinte du caractère de son cavalier — que le maître de cette «  roulotte  » devait être un fameux routier, un de ces cyclistes rares, qui n’admettent pas l’éventualité du chemin de fer, qui vivent de la route, en quelque sorte, et qui pensent que quand elle est entamée, il faut l’avaler jusqu’au bout. Mon imagination avait même été plus loin  : elle s’était plu à évoquer le personnage, homme de précaution, prudent et méticuleux, défiant et tenace, logicien sans doute et naturellement maniaque.

Et en effet, à peine fus-je entré dans la salle à manger de l’auberge que je reconnus tout de suite l’homme de cette bicyclette. Non que son costume offrît rien de bien particulier, si ce n’est que le drap gris, de bonne qualité, en était décoloré par les caresses du grand air, car il était vêtu comme beaucoup de cyclistes, chaussé de bas de laine marron à côtes, botté de cuir jaune, chemisé de flanelle et coiffé d’une simple casquette à large visière. Mais son visage était spécial, comme taillé à coups de serpe et haché par les hâlures du soleil, au milieu d’une forêt un peu inculte de poils noirs et broussailleux, avec quelque chose d’énergique et de logique, en même temps que de révolté, que tempérait cependant la profonde lumière de deux yeux bleus, aux prunelles mystiques.

Il s’isolait, comme pour bien marquer son intention d’être considéré comme un être à part. Et j’eus quelque peine à entrer en conversation avec lui. Cependant, au cours de la soirée, je parvins à l’apprivoiser, et, bientôt mis en confiance, il consentit à «  se raconter  ». Son récit me parut assez curieux. C’est pourquoi je l’ai transcrit :

«  Comment, dit-il, je suis devenu une sorte de chemineau cycliste, vivant sur les routes, sans domicile fixe, mais au hasard des auberges que je rencontre, à la tombée de la nuit  ?

Eh  ! bien voilà. Depuis de longs mois, monsieur, j’étouffais entre les quatre murs qui bornaient éternellement mes horizons de citoyen urbain. De quelque côté, en effet, que je me tournasse dans ma ville, j’étais sûr de me heurter à un mur. Ce mur était blanc gris ou rouge, poli ou rugueux, aveugle ou criblé d’yeux comme une écumoire, mélancolique ou narquois, mystérieux ou indiscret, taciturne ou bavard. Quel qu’il fût, il était là, toujours, immuable, s’imposant à ma vue, s’affirmant comme une réalité, et cependant dressé ainsi qu’un symbole, car il semblait ricaner par tous les hiatus de ses pierres  : «  En prison, tu es en prison, tu resteras en prison  !  »
– Eh  ! oui, parbleu, je ne le savais que trop que j’étais un prisonnier — prisonnier de moi-même, d’abord, de mes petits instincts et de mes petites habitudes, prisonnier aussi des autres, des usages mesquins de ce monde élégant et médiocre, où j’étais né, où je vivais, prisonnier enfin de l’Heure, de cette montre que j’avais dans mon gousset et qui venait sans cesse évoquer mes servitudes. Huit heures  ! Lève-toi.

— Onze heures  ! On t’attend au café. — Midi  !

Le déjeuner est servi. —Trois heures ! Et ce rendez-vous, auquel tu t’es engagé. — Cinq heures  ! Et le thé de madame Untel.—Sept heures  ! Il faut passer ton frac., et ainsi de suite, tous les jours, toutes les nuits. Ah ! le sourire qui me hantait de certain Arabe grandiose et si doucement ironique, que j’avais rencontré à une Exposition Universelle et dont la voix m’avait chanté : «  Ti roumi, ti puissant, mais ti pas libre du tout, ti as sultan dans ta poche, ti forcé de li obéir.  » Esclavage de l’heure, esclavage des conventions et des coutumes mondaines, esclavage du masque que la vanité, l’intérêt ou l’ambition appliquaient sur ma physionomie, esclavage des idées toutes faites, des sentiments prévus, des gestes convenus, de ce qui doit se penser, se dire ou se taire, des choses qui se font et de celles qui ne se font pas, parce qu’il en est ainsi et non autrement, en vertu d’on ne sait quelles routines invétérées ou de quelles modes irraisonnées, mensonges des visages, et mensonges des âmes, plus j’allais dans la vie et plus le mensonge m’enchevêtrait de ses liens, plus ma geôle se rapetissait, plus les ténèbres s’épaississaient, plus l’air se raréfiait, plus le cercle se resserrait.

Air irrespirable, cercle vicieux  ! Mon imagination, vieux cheval de manège, au regard fourbu par les œillères, s’abrutissait à tourner en rond. Libre  ! Quand donc serais-je libre  ?

Quand donc pourrais-je aspirer l’espace, la lumière, la vérité  ?

Enfin, la bicyclette vint. Ce fut elle, la libératrice, qui brisa mes chaînes, m’emporta sur son aile rapide, loin de ce mur malveillant, loin de ces masques hypocrites, loin du mensonge honteux, vers la Lumière. Sans elle, je serais encore à me morfondre dans la nuit de ma géhenne  ; sans elle, je n’eusse jamais eu le courage de tenter l’évasion, triste animal rampant que j’étais et dont les pieds collaient au sol.

Voici la Route qui fuit sous ma pédale  : elle monte, elle descend, elle ondule, elle s’aplanit, elle s’élance entre les haies vives et les champs dorés ; elle court entre les fossés herbeux et les bois verdoyants elle se faufile parmi les arbres où chante la brise, le long des vignes qui tendent leur gorge à ma soif ; elle s’enfonce dans les vallées, elle traverse des rivières, elle grimpe sur des coteaux ; elle escalade des montagnes elle glisse sous le feuillage des forêts. Elle est multiple, capricieuse, changeante, pleine de détours imprévus et généreuse en surprises.

Elle est infinie, elle est l’espace, et cependant elle m’appartient, bonne fille qui ne se lasse pas de se livrer et qui n’est jamais semblable à elle-même. Je suis le maître de l’Espace.

Et je suis encore le maître de l’Heure. Car, s’il me plaît, je puis l’ignorer. Et ce sont mes besoins, mon estomac, mes jambes ou ma décision qui la créent à leur convenance, non plus elle qui s’impose à ma volonté. Les rôles sont intervertis. Ma fantaisie nargue sa régularité.

J’emporte ma fortune et mon bagage avec moi. Je ne suis attaché nulle part. Je sais que de la ville ou du village où je dors ce soir, je pourrai m’évader demain. Je ne prends des hommes que les fugitives apparences qu’ils m’offrent  ; j’ignore leurs influences néfastes, je ne crains plus leurs fourberies, leurs jalousies, leurs trahisons. Je ne suis pour eux qu’un passant inoffensif. Ils ne sont pour moi que les figurants débonnaires des scènes qui se déroulent sur mon chemin. Et ayant réduit ainsi au strict indispensable mes relations avec la société, ne profitant des avantages de celle-ci que dans la mesure qui m’est imposée par les nécessités de mon existence nomade, je suis plus libre qu’aucun homme ne l’a jamais été, aussi libre qu’un homme peut l’être dans ce monde où les hommes se sont ingéniés à rétrécir la liberté, sous le prétexte d’en régler les mouvements.

Ne doutez pas que mon âme ne se soit élevée dans cet état de liberté. En vérité, la triste détraquée, nourrie de conventions, de sornettes et de mensonges, corrodée par les bas scepticismes des boulevards, avait abdiqué toute passion sincère, et avec la passion, tout idéal, et avec l’idéal, toute personnalité.

Mais la voilà qui a pris contact avec la Nature, qui s’est retrempée dans la Nature, qui s’est purifiée dans la Nature, car enfin elle a pris connaissance de la Nature. La Bicyclette, en effet, n’a pas été seulement la libératrice de mon âme, elle en a été aussi, passez-moi l’expression, la multiplicatrice. En les mêlant à la Nature, elle a réveillé mes sens atrophiés par l’éternelle vision de ce mur qui se dressait devant leur effort.

Vous n’êtes pas peut-être sans avoir constaté l’affinement progressif de vos perceptions, au cours d’une promenade un peu rapide à bicyclette. La parfaite docilité de votre machine, si souple qu’elle semble prévoir même votre décision, si identifiée en quelque sorte à votre corps qu’elle en est comme un membre supplémentaire et qu’elle obéit spontanément aux injonctions de votre cerveau, sans exiger de celui-ci un ordre spécial, assure en effet le libre exercice de vos sens. L’exaltation d’une certaine vitesse, dont vous pouvez vous enorgueillir d’être l’auteur, les prédispose au contraire à s’ouvrir plus largement, plus avidement aux semences que la Nature leur jette au passage. Vous vous apercevez alors que vous aviez des yeux mais qu ils ne voyaient qu’imparfaitement, que vous aviez des oreilles et qu’elles entendaient à peine, que vous aviez un nez, et qu’il était presque hermétiquement bouché.

C’est en vivant dans la continuelle familiarité de la Nature, en saisissant ses diversités, en la cueillant pour ainsi dire de kilomètre en kilomètre, que vos sens se multiplient, qu’ils s’entraînent à des perceptions à la fois plus rapides, plus fines et plus complètes, qu’ils s’exercent à de successives et subtiles analyses des rayons et des ombres, des sons et des harmonies, des exhalaisons et des parfums, et qu’avertis et ingénieux, ils peuvent ensuite recréer pour leur joie intime et profonde des synthèses inconnues jusqu’alors.

Ce ne sont plus les paysages morcelés, les lambeaux entrevus dans la lente monotonie des pedestrianismes suburbains ou surpris dans l’instantané des fuites éperdues de chemin de fer. Ce ne sont plus les médiocres émotions, que commandent les Bœdecker, photographies décolorées ou vains chromos de points de vue défraîchis et de panoramas usés par des siècles de niaise admiration conventionnelle et superficielle. C’est, au delà des apparences, la vie même des paysages que vous sentez et dont vous vivez, leur vie intégrale, faite de leurs formes changeantes et de leurs couleurs variables, sous la fantasmagorie des ciels qui les abritent et des lumières qui les habillent, faite aussi des mille voix éparses qui s’échappent de leur sein et des formidables senteurs qu’éparpille leur souffle à travers l’atmosphère.

Il n’y a pas, sachez-le, dans toute la nature, deux arbres qui se ressemblent, que dis-je  ; il n’y a pas un arbre qui ressemble à lui-même à une minute d’intervalle. Comment celui-là qui surprend le secret et le jeu d’une si prodigieuse diversité pourrait-il cesser d’en jouir  ! De même que je règle au gré de mon désir la course vagabonde de ma svelte machine, de même je règle au gré de mon instinct d’amant le point de ma vision, comme un bon opérateur qui sait tout ce qu’il peut demander et à l’instrument dont il dispose et au spectacle dont il veut fixer les multiformes et multicolores images sur la plaque sensible de sa rétine. Il n’est pas de combinaisons du spectre solaire qui ne se révèlent à mon regard, et dont celui-ci n’ait ensuite la joie — presque divine — de rétablir l’harmonie.

Si je m’arrête, mes impressions subsistent, malgré leur nombre et leur variété  : il suffit d’un arbuste, d’une haie, d’une prairie, d’une meule de foin, d’un pan de ciel, d’une bouffée odorante ou d’un accord par moi seul perceptible pour qu’elles s’évoquent en foule, et aussitôt je vois réapparaître devant ma mémoire sensuelle la toile panoramique des vingt kilomètres, qui viennent de se dérouler sous ma pédale alerte. Toutes les vibrations dont j’ai parcouru la gamme se reconstituent dans leur sublime orchestration. L’œil, l’ouïe et l’odorat contribuent également à ce travail, comme s’ils ne faisaient plus qu’un sens unique, et je respire le chant des couleurs.  »

Il y eut un silence où réellement je crus voir passer dans les yeux de mon interlocuteur l’âme des paysages. Puis il reprit , d’une voix plus sourde, tandis qu’un sourire s’esquissait sur ses traits rudes et exaltés  : «  Ah  ! si vous saviez — quand on en arrive à ce degré d’entente avec la Nature, quand on pénètre pour ainsi dire dans le sein même de Dieu et que l’on atteint la conscience que l’on est soi-même une parcelle de Dieu — si vous saviez comme les agitations des villes vous paraissent mesquines, inutiles et factices.

Comme les hommes vous semblent de stériles et sottes marionnettes. Ah  ! leur politique, ah  ! leur littérature, ah ! leurs jeux de mots  ! ah ! leurs petites aventures d’amour  ! ah  ! leurs vanitocheries qu’ils prennent pour de l’ambition, et leurs égosillements qu’ils appellent éloquence, et leurs grands bras pour de si infimes gestes, et leurs ridicules attitudes de pantins ivres. Pauvres hystériques ; aveugles, sourds et inodorants, qui sautillent, hurlent et s’évertuent à l’ombre du mur de leur prison. Il faut les plaindre, puisque la Nature nous enseigne la Bonté et la Pitié.  »

Ainsi parla le chemineau cycliste, cet amant de la nature, ce panthéiste, cet homme libre.

MARCEL L’HEUREUX.

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