Le Chemineau (Mars 1909)

dimanche 29 janvier 2017, par velovi

Par Théodore Chèze, Touring-Club de France, Mars 1909

Entendez bien qu’il ne s’agira pas, ici, de l’inquiétant chercheur de mauvais coups qui va, le long des routes, comme va, le long des sentes forestières, la bête de rapines.

Comprenez qu’il n’est pas question, non plus, du «  trimardeur  » aux métiers variables que l’on rencontre au temps des fruits, des foins, des moissons et des vendanges.

Je veux dire le bon compagnon à la bourse légère qui, ayant bon pied, bon œil, l’estomac solide et le sommeil facile, utilise ses jours de liberté pour s’en aller, sac aux épaules et bâton au poing, tout le long des grands et des petits chemins — le bon compagnon parti pour voir du pays, se baigner dans le bon air, s’imprégner de soleil, goûter à sa liberté et jouir pleinement de la terre, du ciel, et de lui-même.

Car le vrai touriste, c’est celui-là.

Le cheval, la voiture, le bateau, le chemin de fer, la bicyclette et l’automobile, aujourd’hui— l’aéroplane, demain, - ce sont, avant tout, et surtout, des instruments de transport. Leur vitesse, leur confortable, le plus ou moins de liberté qu’ils vous laissent, en font la valeur. L’attention qu’ils exigent, l’effort particulier qu’ils demandent, la volupté spéciale qu’ils procurent, font qu’ils sont, en eux-mêmes, la raison première de la joie de celui qui en use et la fin principale qu’il poursuit.

Le tourisme ne consiste pas dans le seul fait de se transporter vers un point et, là, d’y contempler, avec la curiosité qu’on accorde à une pièce montée, le monument, le paysage, la cime, l’antique forêt, la noble ruine ou l’œuvre d’art. Le tourisme consiste à pénétrer intimement tel parcours ou telle région choisis, à goûter un pays dans tous ses instants comme dans tous ses aspects, à baigner dans son atmosphère, à l’approcher pour mieux entendre les voix familières qui le révèlent, à le vivre au cours des heures ou des jours, et à recevoir de ses grâces, de ses rudesses, de ses splendeurs ou de ses tristesses, qu’il ne vous livre que l’une après l’une, la notion profonde de sa personne, de sa beauté.

Le vrai touriste, c’est le chemineau.

Il goûte la joie profonde d’être quelque chose d’à peine détaché de la terre et de n’avoir entre elle et lui aucun intermédiaire. Ses vigueurs et son allégresse animales s’associent, dès l’aube du départ quotidien, aux forces et aux beautés qui s’éveillent. Tandis qu’il va, gaillard, sur la route, c’est fête perpétuelle. Ses yeux cueillent les images, ses narines hument les parfums, ses oreilles captent les bruits et il s’enrichit de toute la vie renaissante.

La route lui est merveilleusement douce de s’éveiller dans la solitude et de paisiblement se dérouler sous ses pas amicaux. Les oiseaux et les feuilles accordent les bruissements et les ramages en des taillis pareils à de frais logis où l’on jase. Le ruisseau rencontré bavarde et rit aux branches qui l’écoutent. Sous le joli ciel du matin qui avive ses pâleurs d’un fard délicat, les villages lointains blottis parmi les arbres des vallées et des collines, sont tels que des nids où dorment encore les petits des hommes.

Le chemineau participe à la joie des choses.

Dans le gros bourg traversé, qui s’éveille à peine, le boulanger donne au passant la bonne odeur du pain fumant et le boucher aux bras nus lui dispense la robuste joie des viandes fraîches. Deux vieilles s’en vont, à pas recueillis, vers l’église prochaine. Une carriole à sonnailles tourne dans un chemin. A côté de la forge, où les marteaux chantent la claire chanson de l’enclume, un jeune taureau emprisonné dans le «  travail  » mugit tandis que se préparent ses premiers fers.

Maintenant, ce sont les logis agricoles avec la fermière entrevue devant le foyer ou dansent de claires flammes, la servante qui passe chargée de seaux de lait, le gamin qui ouvre les portes de la bergerie, le bouvier qui couple sous le joug les grands bœufs pacifiques, le maître qui finit d’atteler le cheval pour un départ à la foire du pays voisin, le valet qui pousse vers les prés aux regains la bande des veaux bourrus et des génisses étonnées.

Et, à la sortie du bourg, sur le ruisseau, c’est le lavoir où, bras nus, agenouillées devant les pierres sous l’auvent de bois vermoulu, jacassent à voix claires les lavandières du pays, les lavandières qui battent et tordent les linges blancs à étendre sur les prés, pour en emplir demain les vieilles armoires de chêne et les lourds bahuts où demeure l’émouvant parfum des baptêmes, des mariages et des funérailles.

Le chemineau participe aux œuvres des hommes.

Passé le bourg, c’est la terre ou s’élabore toute la vie - la terre lourde d’enfantements et de morts — les vastes champs élargis sous le ciel magnifique qui les encercle.

Des demeures se blottissent aux plis des coteaux. Les routes sont des rubans noués au chignon des collines.

Derrière la voilette des feuilles et des branches, la rivière glisse des sourires frais. La courbe du fleuve est d’un bras fort assurant une étreinte.

Dans le champ labouré où la charrue s’est plantée un instant, quatre bœufs attelés ruminent. Parmi les éteules, des moutons pressés fauchent à crissements fins les trèfles qui pointent. Une chèvre inquiète happe de jeunes pousses à la haie qui borde le fossé. Le pré voisin est bariole de vaches laitières. Des poulains, en un pâturage drû, environnent de bonds puérils les juments maternelles.

Le chemineau participe à la vie des bêtes.

Le chemineau vit tour à tour et à la fois toutes les existences qu’il côtoie, en même temps que sa vie propre.

Il s’assied au revers du fossé, et durant son repos d’un moment toute la nature le pénètre. Les logis lui donnent les regards bienveillants de leurs fenêtres entr’ouvertes.

Le sentier qui le sollicite lui offre l’intimité des paysages.

Une ruine l’appelle vers laquelle il va avec une joie quasi filiale. En haut de la montée, où quelque lassitude l’arrête un instant, le pays s’ouvre devant lui ainsi que les pages d’un livre.

Il devient, peu à peu, de cette terre où il passe sans hâte.

Il comprend les travaux des gens, leurs mouvements utiles, les significations diverses de leurs visages et un peu de leur âme. Il conçoit l’harmonie des personnages et du cadre et il se découvre tenir aux êtres et aux choses par mille liens secrets.

De passer ainsi, très lentement, passant presque pareil à ceux qui demeurent, il goûte mieux la paix robuste du village, l’humilité fière du hameau, la douceur du logis écarté, la joie laborieuse de la ferme. Dans le bourg où il arrive, il lit plus couramment les vieilles pierres, les logis anciens, les arbres centenaires, et de tout ce qui n’est pas de nos jours il s’émeut plus profondément, comme à retrouver des ancêtres qui lui parleraient un langage balbutié par lui même jadis, au temps de son humaine enfance d’il y a des siècles.

Quel autre que lui, le chemineau qui s’en va, au niveau des choses, à leur plan, confondu parmi elles, et du même pas qu’elles puisqu’elles se succèdent pour lui d’un lent mouvement égal — quel autre que lui, toujours préparé à la connaissance et à l’amour de la beauté prochaine par le spectacle de la beauté passée, quel autre pourrait vivre aussi profondément les paysages, les bêtes, les hommes et leurs œuvres — toute la vie de la terre.

L’aéroplaniste ne verra que des choses et des êtres écrasés sur un sol pareil à quelque damier bosselé. A peine aura-t-il la volupté physique de baigner tout entier dans un océan fluide qui l’enveloppera d’une seule caresse vive. Mais trop vite, et plus vite toujours, son vol le jettera en flèche vers des horizons sans cesse reculés qui ne seront plus que les banales toiles de fond de quelque théâtre.

Et toute sa joie lui viendra de s’accorder facilement une supériorité du fait de passer à 30, à 100 ou à 1.000 pieds au-dessus de la terre.

Trop vite aussi, l’automobiliste qui ne sait plus guère que des panoramas, des sites sans liens entre eux, des paysages un instant entrevus et disparus aussitôt, des monuments regardés en hâte.

Trop vite encore, le cycliste, trop vite pour savourer, d’un matin à un soir, toutes les grâces diverses et toutes les beautés qui ne sont pas sur le grand chemin public où se poursuivent les gens pressés d’arriver quelque part pour y voir quelque chose.

Aéroplane, automobile, bicyclette, engins que j’admire et que j’aime autant qu’on les peut aimer  ! Mais, ce sont là, il faut finir par nous l’avouer, des moyens, pour le touriste véritablement épris de tourisme, et rien que des moyens d’accomplir telle étape-transport ordonnée par la brièveté des jours de liberté que nous concèdent nos obligations quotidiennes.

Mes camarades d’hier, d’aujourd’hui et de demain, que vous marchiez par les routes de la terre, de l’eau ou de l’air, croyez-moi.

Parvenus à un but provisoire que nous nous serons assigné, à un point où devra commencer notre véritable existence de quelques jours ou de quelques heures, abandonnons dans la remise ou le garage où nous les retrouverons pour quelque autre étape ou pour un retour, abandonnons nos engins de riches ou de pauvres.

Bouclons alors à nos épaules le sac tout juste garni pour les sommaires besoins d’un jour, prenons au poing le bâton du montagnard et, solidement chaussés pour bien poser d’aplomb sur la belle et bonne terre à parcourir, soyons le chemineau qui ne se hâte point et vers qui tout accourt. parce qu’il laisse à tout le temps de venir jusqu’à lui.

Traversons ainsi le village où de passer, familiers, nul ne nous sera plus hostile. Nous en garderons, avec l’image aux aspects de gravure ancienne, un souvenir heureux.

Descendons les collines par les chemins où nulle embûche ne sera sous nos pieds, jusqu’au fond des petites vallées si délicates et secrètes, que nos courses trop rapides traversaient à grands élans. Suivons le sentier des bruyères violettes et roses qui font la terre pareille à un ciel au soleil couchant et traversons à pas ralentis, par les sentes, les éboulis et les traînes, la forêt si pleine de voix et si pieusement muette, la forêt tendre comme une fiancée et grave comme une aïeule — la forêt où, pour parler à l’homme, le silence des grands arbres emprunte les plus graves accents d’une voix humaine qui serait éternelle.

Il n’est tel, pour se réjouir de soi-même et engranger aux granges de la mémoire les riches moissons des souvenirs dont on vivra plus tard, il n’est tel que d’être le passant que rien ne presse — celui-là qui s’en va de son pied, comme disent les bonnes gens — et qui fait, en quelque sorte, du matin au soir, sur le domaine terrien de ses sens et de sa pensée, le tour du propriétaire.

Mes camarades, efforçons-nous de redevenir, souvent, le chemineau qui participe à toute la joie des choses, à toutes les œuvres des hommes, à toute la vie des bêtes, et qui ne perd jamais rien de toutes les beautés qu’il peut concevoir.

Car le véritable touriste, c’est lui  !.

Théodore CHÈZE.


Voir en ligne : Gallica

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