Le cyclotourisme et la nature (Novembre 1899)

mardi 9 juillet 2019, par velovi

Le cyclotourisme et la nature, novembre 1899, Alfred Satie, revue mensuelle du touring club de France

Dans un pays de réglementation excessive comme le nôtre, il serait plaisant que personne n’eût songé à traçer des règles au cyclo-tourisme.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que de braves gens pavés, comme l’Enfer, de bonnes intentions, et d’une subtilité rare, se sont ingéniés à nous mesurer notre ration quotidienne de kilomètres, à déterminer l’heure à laquelle nous devions nous lever, à nous apprendre ce qu’il nous était licite de manger et ce qu’il nous était interdit de boire.
Pendant quelque temps, la règle des trois huit a joui d’une certaine faveur. Cela vous avait un petit parfum anarchiste qui n’était pas pour déplaire. C’était simple, mathématique et illusoire  : huit heures pour pédaler, huit heures pour manger et se reposer, huit heures pour dormir. Il était impossible de devenir complètement abruti à meilleur compte.
Les prescriptions des docteurs ès-tourisme ont cela de bon que personne ne songe à s’y conformer. Si l’on s’avisait de passer de la théorie à la pratique, on ne tarderait pas à s’apercevoir, par exemple, que 5o kilomètres en terrain plat ne sont pas l’équivalent de 5o kilomètres avec longues côtes de huit ou dix pour cent de pente. On constaterait de même, avec la rapidité d’un zèbre lancé d’une main sûre, —comme dirait mon compatriote Alphonse Allais, — que les localités dignes d’attirer l’attention du voyageur, soit par l’agrément du site, soit par l’excellence de leur cuisine, sont loin d’être à égale distance les unes des autres, ce qui relègue dans le domaine de l’utopie le système des étapes de même longueur.
A mon sens, la seule règle du tourisme c’est de ne pas connaître de règles, et ce n’est pas moi qui verrai des inconvénients à ce que vous poussiez la liberté jusqu’à la licence. Si j’étais chargé de rédiger le Manuel du parfait touriste, je le condenserais en cette formule que vous pouvez, sans offenser ma modestie, qualifier de lapidaire : « LE TOURISME NE DOIT JAMAIS ETRE UN PENSUM ».
Tout est là. Ne jamais s’ennuyer.

Mais, si le tourisme ne connaît pas de règles, il n’en est pas moins vrai qu’il ne peut exister en dehors de certaines conditions faciles à déterminer. Faire du tourisme, c’est voyager pour son plaisir, sans la moindre préoccupation d’intérêt personnel, poussé par le désir de voir des choses nouvelles et de feuilleter le grand livre de la nature.
Il est clair qu’un monsieur qui se rend d’un point à un autre, obstinément courbé sur son guidon, sans prendre le moindre intérêt aux objets qu’il rencontre, ne peut guère être considéré comme un touriste. C’est peut être un snob, à coup sûr un imbécile, souvent l’un et l’autre.
On est d’autant plus touriste que l’on est plus sensible aux beautés de la nature, que l’on possède à un plus haut degré le sentiment du pittoresque.
Ce sentiment est un don naturel, qui peut être perfectionné par l’éducation, et dont l’intensité est en raison directe de la culture intellectuelle.
Chose étrange, l’homme des champs est celui qui comprend le moins la nature. Pour lui l’idéal est le terrain plat, facile à cultiver et fatiguant peu les chevaux. Il lui paraît invraisemblable qu’il se trouve des gens assez bêtes pour se déranger sans nécessité, dans le seul but de contempler un beau site.
L’habitant des grandes villes est invinciblement attiré par la campagne, l’habitant des petites villes est fasciné par les distractions des grandes villes , surtout si elles sont dangereuses pour les jeunes gens.
Il y a plus. Le sentiment du pittoresque est un sentiment tout moderne, qui ne s’est guère développé que depuis le commencement du siècle.

Dans l’antiquité, Virgile est l’homme qui a le mieux chanté la nature  ; mais ce qui le ravit, c’est surtout la vie rurale, y compris les amours plutôt scabreux des Tyrcis et des Ménalque. Il aime les grottes, les sources d’eau vive, les fraîches vallées, le mugissement des grands bœufs couchés dans l’herbe épaisse, le repos à l’ombre des arbres touffus.

Speluncee, vivique lacus  ; at frigida Tempe.
Mugitusque boum, mollesque sub arbore somni.

Quelle impression un paysage alpestre lui causerait-il  ? Il est difficile de le dire.
Descendons le cours des âges et arrivons au dix-septième siècle et au dix-huitième. Lisez la correspondance de Boileau et celle de Racine, il est impossible d’imaginer une plus superbe indifférence pour le monde extérieur.
En 1687, Boileau se rend à Bourbon-les-Bains. Il s’arrête à Moulins  : «  C’est, dit-il, une ville très marchande et très peuplée  !  » Et voilà tout ce que nous savons de ses impressions.
Quant à Racine, il passe à Uzès la fin de 1681 et toute l’année 1682. Voilà un homme qui va nous donner des renseignements précieux pour le tourisme. De Paris, il s’est rendu à Lyon, puis il a descendu le Rhône en bateau, il a couché à Vienne et à Valence. C’est tout pour le voyage. Quant à Uzès, «  la ville est sur une montagne fort haute, et cette montagne n’est qu’un rocher continuel, si bien qu’en quelque temps qu’il fasse, on peut aller à pied sec tout autour de la ville.  » (Lettre à La Fontaine, 11 novembre 1661). Ailleurs il veut bien nous donner quelques détails sur la route d’Uzès à Nîmes. C’est plutôt maigre.
«  J’ai été à Nîmes, dit-il, et il faut que je vous en entretienne. Le chemin d’ici à Nîmes, est plus diabolique mille fois que celui des Diables à Nevers, et la rue d’Enfer, et tous autres chemins réprouvés  ; mais la ville est assurément aussi belle et aussi polide, comme on «  dit ici, qu’il y en ait dans le royaume.  » (Lettre à l’abbé Le Vasseur, 24 novembre 1661)
Au XVIIe siècle, cependant, nous trouvons un charmant touriste, un fin observateur, qui a trop bien , étudié les bêtes pour ne pas aimer la nature. J’ai nommé La Fontaine. Il a fait un voyage de Paris à Limoges, et nous en a laissé une relation fort agréable. Il s’agit d’un voyage un peu forcé, par ordre du roi ; mais La Fontaine en prend gaiement son parti, «  étant honteux d’avoir tant vécu sans rien voir.  » D’ailleurs, on lui a dit que «  beaucoup de Limousines portent des chaperons de drap rose sèche sur des cales de velours noir  », et, s’il rencontre «  un de ces chaperons qui couvre une jolie tête ; il pourra s’en amuser en passant, et par curiosité seulement.  »
Notez que c’est à sa femme qu’il fait part de ces aimables intentions  !
Il voyage à très petites journées. A peine a-til quitté Paris qu’il s’arrête à Clamart, pour s’y reposer pendant huit jours. Voilà un touriste selon mon cœur, et qui ne se surmène pas. Il s’arrêterait volontiers à Monthléry  ; mais le cocher tient à pousser jusqu’à Châtres — que nous appelons aujourd’hui Arpajon.
La Fontaine s’intéresse à ce qu’il voit. Il est sensible aux beautés de la nature, encore que son enthousiasme soit plutôt modéré. Rendons-lui cette justice qu’il trouve la Beauce ennuyeuse.
Du pont d’Orléans, l’horizon lui paraît «  très beau de tous les côtés, et borné comme il le doit être.  »
Entre Orléans et Blois, il trouve le pays «  agréable et divertissant.  »
Blois lui cause une certaine émotion. «  Blois », dit-il, «  est en pente comme Orléans, mais plus petit et plus ramassé  ; les toits des maisons y sont disposés, en beaucoup d’endroits, de telle manière qu’ils ressemblent aux degrés d’un amphithéâtre. Cela me parut très beau, et je crois que difficilement on pourrait trouver un aspect plus riant et plus agréable.  »
Entre Blois et Amboise, on suit la levée de la Loire. «  Quant au pays,  » dit La Fontaine, «  je ne vous en saurais dire assez de merveilles. Point de ces montagnes pelées qui choquent tant notre cher M. de Maucroix, mais, de part et d’autre, coteaux les plus agréablement vêtus qui soient au monde.  »
Voilà bien l’homme du XVIIe siècle. Tant que la nature se contente d’être calme et majestueuse comme une tragédie de Racine, on veut bien l’excuser. On peut tolérer à la rigueur que les arbres ne portent pas perruque comme ceux du parc de Versailles  : il ne faut pas exiger à la campagne la même étiquette qu’à la cour. Mais que la nature ne s’avise pas d’être rude et fière  !
Pas d’exagération, pas d’inattendu, pas de violence, et, surtout, pas de ces montagnes pelées qui offensent le bon goût  !
La description du château d’Amboise est plutôt écourtée. «  Vous saurez, sans plus, que de«  vers la ville il est situé sur un roc, et paraît extrêmement haut. Vers la campagne, le terrain d’alentour est plus élevé.  »
Un peu plus loin, on rencontre «  quelques Phyllis d’Egypte, traînant après elles des douégnas (sic) détestables à proportion.  » Le bon La Fontaine « frémit d’horreur à ce spectacle  », et en reste plus de deux jours sans manger.
Enfin, après avoir visité Richelieu et Châtellerault, il arrive à Limoges, le 19 septembre 1663. Il était parti de Paris le 23 août. Il n’y a rien là qui ressemble à un record.
En somme, tout en subissant l’influence des idées générales qui régnaient de son temps, La Fontaine a des tendances franchement naturalistes. De nos jours, c’eût été un touriste distingué.

Nous allons voir maintenant des opinions plus tranchées qui nous feront connaître, d’une façon très nette la mentalité des hommes du XVIIe siècle.
Voici d’abord un extrait du journal de Dangeau  : «  Lundi, 20 octobre 1687. Monseigneur et Madame coururent le cerf dans les forêts de Franchard, pays fort affreux, où l’on n’avait «  jamais chassé.  »
Passons de la forêt de Fontainebleau à celle de Windsor. Voici ce qu’en dit Guillaume III, dans une lettre adressée à Bentinck, à la date du 20 mars 1698, lettre dont le français laisse un peu à désirer  : «  J’ay pris avant hier un ceri dans la forest avec les chains (sic) du Pr. de Denm. (prince «  de Danemark) et ay fait un assez jolie chasse, autant que ce vilain paiis le permet.  »
Guillaume III était resté Hollandais de cœur et ne trouvait rien au-dessus des longs canaux et des plates-bandes de tulipes qui caractérisaient son pays natal.
Voyons comment les écrivains anglais du XVIIe siècle apprécient les sites merveilleux de l’Ecosse  : «  Vers l’an 1730, dit Macaulay (History of Scotland, ch. XIII.), le capitaine Burt, un des premiers Anglais qui aient jeté un coup d’œil sur les régions qui attirent aujourd’hui les touristes de toutes les parties du monde civilisé, écrivit le compte rendu de ses explorations. C’était évidemment un observateur subtil, d’un esprit cultivé, et, s’il avait vécu à notre époque, il aurait contemplé avec un émoi mélangé de ravissement les montagnes de l’Invernessshire. Mais, sous l’impression du sentiment qui était universel en son siècle, il qualifie ces montagnes de «  monstrueuses excroissances. La difformité, dit-il, en est telle que les plaines paraissent délicieuses par comparaison. Le beau temps, déclare-t-il en gémissant, ne fait que rendre pire ce qui était déjà mauvais  ; car, plus le temps est clair et plus l’œil est désagréablement affecté par ces masses informes (misshapen masses) d’un brun sombre et d’un pourpre sale. Quel contraste, s’écrie-t-il, entre ces horribles tableaux et les beautés de Richmond Hill. C’est complet. Peut-être m’objectera-t-on que le capitaine Burt est un écrivain peu connu, d’une assez mince autorité. Eh bien  ! voici l’opinion d’un des écrivains les plus illustres de l’Angleterre, Oliver Goldsmith. Il écrit d’Edinbourg à son ami Bryanton, le 20 septembre 1753  : «  Faut-il vous fatiguer d’une description de «  ce pays stérile, vous promener sur des collines toutes brunes de bruyères, ou le long de «  vallées qui réussiraient à peine à nourrir un lapin ? Toutes les régions de ce pays présentent le même caractère désolé. Pas de bocage, pas de ruisseau dont le doux murmure récrée l’oreille.  »
Et pour que rien n’y manque, il écrit de Leyde, un peu plus tard, au révérend Thomas Contarine  : «  Je suis complètement ravi de l’aspect du pays. Rien n’en peut égaler la beauté. De quelque côté que je me tourne, de belles maisons, des jardins élégants, des perpectives étendues (vistas) se présentent à mes yeux. L’Ecosse et ce pays offrent le plus frappant contraste  ; là-bas, les collines interceptent la vue  ; ici, c’est une plaine continue.  »

Chacun de nous connaît des cyclistes qui préfèrent les plaines aux collines. Seulement, ils n’ont pas écrit le Vicar of Wakefield. D’ailleurs, ce dont ils se plaignent, ce n’est pas que les collines interceptent la vue. L’homme le moins fait pour comprendre la nature, c’est Voltaire ; il ne la calomnie pas, il l’ignore. Au mois de novembre 1753, il se trouve à Colmar, et s’y plonge dans l’érudition allemande. Il s’occupe de terminer les Annales de l’Empire, et écrit, le 23 novembre 1753, à M. de Fontaine  : «  Connaissez-vous MM. Corringius, Vitriarius, Struvius, Spener. Goldast et au très messieurs du bel air ? Ce sont eux qui broient actuellement mes couleurs.  »
Comment Voltaire est-il arrivé à Colmar ? Par où a-t-il passé  ? Personne n’en sait rien. Dans tous les cas, Colmar a pour lui bien peu de charmes, et nous lisons dans une lettre qu’il écrit, le 8 mars 1754, au marquis d’Argens  : «  Je suis dans une ville moitié allemande, moitié française et entièrement iroquoise  ». Et, le 29 novembre 1754, il écrit au comte d’Argental  : «  Je devais aller à Mannheim, et je reste dans une vilaine maison d’une vilaine petite ville, où je souffre nuit et jour  ».
Cette vilaine petite ville est pourtant une des plus charmantes que l’on puisse rêver  : elle a une église superbe, Saint-Martin, commencée en 1263, un hôtel des marchands du XIV° siècle, la rue si pittoresque des Tanneurs. Dès que l’on est sorti de la ville, la longue ligne des Vosges se dessine à l’horizon ; à quelques kilomètres s’ouvre la vallée de la Fecht, qui remonte vers Munster ; plus loin, c’est le col de la Schlucht et le Hohneck. De tout cela Voltaire n’a rien vu, ou il n’y a rien compris.

J’arrête ici mes citations. Que faut-il en conclure  ? Ces hommes que les beautés de la nature laissaient insensibles n’étaient pas des imbéciles.
Devons-nous croire que «  nous n’avons pas le crâne fait de même  », et que, en raison de son organisation, Voltaire était moins apte à goûter les charmes d’un paysage que le premier calicot venu du XIXe siècle  ? C’est peu probable. Si les hommes du passé comprenaient souvent la nature de travers, c’est qu’ils avaient peu d’occasions de la voir, ou qu’ils la voyaient dans des conditions défavorables. Les moyens de transport étaient rares et dispendieux, le voyageur risquait à la fois sa bourse et sa peau.
Aujourd’hui, la sécurité des routes est parfaite, du moins en France. Les moyens de transport abondent. Si nous comprenons mieux la nature, c’est que notre esprit d’observation a eu mille occasions de s’éveiller.
Pour aimer la nature, il suffit de la regarder.

ALFRED SATIE.

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