Excursions mars avril 1929

lundi 25 mars 2024, par velovi

Vélocio, Le Cycliste, mars avril 1929, Source Archives départementales de la Loire, cote PER1328_15
Outre les raisons qui me poussent chaque année, à Pâques, vers le Midi où je vais respirer l’air natal, où m’attendent des amitiés vieilles de vingt ans et qui ont succédé à d’autres amitiés encore plus vieilles, dont, sous les oliviers, je retrouve les ombres avec lesquelles en pédalant, seul le plus souvent, j’aime à converser ; outre ces raisons essentielles, j’en avais une particulière cette année et de quelque importance. La grippe m’avait, en février, consigné pendant quinze jours dans ma chambre, la neige, obstruant les routes m’avait auparavant (et ceci explique cela obligé de cesser mes quotidiennes sorties à bicyclette pendant quinze autres jours, si bien que les fêtes de Pâques me surprenaient, le 31 mars, un peu désemparé, sans l’entraînement préalable des excursions dominicales du début de l’an. Il s’agissait donc pour moi de savoir si je pourrais sans fatigue anormale descendre dans le Midi à une allure convenable dont la tradition n’eût pas à rougir et qui justifiât une fois de plus la prétention souvent formulée que la bicyclette est le meilleur moyen de se transporter à la fois rapidement, économiquement, commodément et hygiéniquement. L’auto et l’avion l’emportent sur le premier point, mais combien ils restent loin derrière sur les trois autres points. La marche à pied l’emporte certainement sur le point de la commodité, car le piéton passe partout et n’a besoin que d’un bâton ; sous le rapport de l’hygiène,’ elle vient, de l’avis général, à égalité, mais je crois la bicyclette supérieure pour la facilité avec laquelle elle procure, quand besoin est, la suée bienfaisante, et dose le degré de l’effort ; mais la marche à pied est plus lente et augmente par conséquent les frais de voyage. Une randonnée de Saint-Étienne à la mer nous coûte à peine deux centimes par kilomètre, elle coûtera trois fois plus à un piéton, sans compter la perte du temps qui, jointe à l’usure des souliers, compense et au delà l’usure des pneus et l’amortissement, du prix de la bicyclette. Donc, la bicyclette, a la condition qu’elle ne traîne pas trop sur les mules et qu’elle puisse aisément couvrir ses 200 km. dans la journée, l’emporte sur tous es autres moyens de locomotion.
Pourrais-je le démontrer encore une fois en entrant dans ma 77e année sans entraînement et quelque peu diminué par l’assaut du microbe grippal dont j’ignore le nom, mais que mon organisme végétarien avait vigoureusement combattu et anéanti ? Telle était la question que j’avais à résoudre.
A quatre heures, le 31 mars, j’étais dans ce but au pied de la côte du Grand-Bois, armé de ma Ballon n° 2 qui entre dans sa deuxième année et qui n’est toujours que trixée par flottante, alors qu’il est de mode aujourd’hui d’infliger à une bicyclette de grand tourisme un nombre incalculable de vitesses. Il n’en faut, paraît-il, pas moins de neuf, à en juger par quelques machines que j’ai rencontrées et qui étaient montées par des cyclistes dans la force de l’âge, solides gars, assez semblables à mes jeunes compagnons d’autrefois auxquels suffisaient deux ou trois vitesses pour aller dans leur journée de Lyon à Nice ou à Turin. Je comprends neuf et douze vitesses sur une bicyclette de podagre ou d’emphysémateux, obligé de doser son effort à un gramme près, mais sur la bicyclette d’un homme jeune et vigoureux dont le moteur possède encore toute sa souplesse naturelle, peut selon les circonstances appuyer fort ou tourner vite, trois vitesses oscillant entre 3, 5 et 7 mètres, au maximum quatre vitesses permettant d’éloigner un peu les deux extrêmes, me semblent suffisantes. En exagérant, nous finirons par atrophier nos moyens naturels et par donner raison à ceux qui traitent de malades et d’invalides les polyxionnistes. Enfin, pour l’instant. mes trois développements me suffisent, mais je ne dis pas qu’à 80, 90, 100 ans, je n’en ajoute quelques-uns à cette Polyballon de 10 kg. que je ne puis encore vous présenter, mais dont je prépare toujours la réalisation. Je me mis en tenue légère, c’est-à-dire à peu près nu, car je n’allais pas tarder à sentir circuler autour de moi, comme en une canalisation de chauffage central, un courant de sang échauffé par le travail ascensionnel. On n’affuble pas un cheval, non plus qu’un moteur à pétrole, d’une redingote quand on en exige un effort. Pourquoi traiterait-on autrement le moteur humain ? Parce qu’il n’est pas convenable de se laisser voir tel que nous fit la nature ! Parce que quelque duègne
Quelque vieille matrone
Dont le menton bourgeonne
Et dont le nez trognonne
s’exclamera d’indignation en voyant surgir devant ses besicles le beau torse nu de mon regretté compagnon, G... Est-il rien de beau comme de voir sous un épiderme sain, fouetté par le vent et la pluie, brûlé par le soleil ou rosi par un sang impétueux, jouer des muscles puissants au rythme cadencé de la pédale
Je me souviens.... Non, non, assez ! fermez la boite des souvenirs ; partez donc enfin pour Maillane...
Je m’excuse et j’obtempère. A cette heure matinale la circulation, même sur la route nationale 82 qui joint, par le plus court, Paris à la Côte d’Azur, n’est pas encore active ; je ne dépasse que quelques groupes de piétons et ne suis dépassé que par trois autos ; un peu de lune éclaire suffisamment pour rendre inutile ma lampe de poche qui constitue tout mon éclairage. Sur le plateau de la République, le vent du nord qui me sera tout le jour un puissant adjuvant, commence à se faire sentir ; il est froid, j’active l’allure et je m’arrête bientôt devant l’Hôtel des Grands-Bois, encore hermétiquement clos. Je m’empresse de me couvrir de tous les vêtements dont je dispose ; sur le tout, je déploie mon imperméable en toile huilée que le froid raidit et qui m’enveloppe comme d’une crinoline, je rabats ma casquette sur les oreilles, puis, couvert autant qu’on peut l’être et que je l’étais peu à la montée, je me laisse aller en me mettant, selon mon habitude, sous la protection de l’infini ce grand mystère qui, du berceau à la tombe, plane sur l’humanité.
Le jour point, la descente est moins désagréable que je ne m’y attendais ; la route ayant été réparée çà et là est moins mauvaise, dans l’ensemble, que l’été dernier. Quand elle sera, en aval de Saint-Étienne, aussi bonne qu’elle l’est en amont, nous pourrons bâcler en deux heures et demie les 54 km. qui nous séparent des bords du Rhône, que je n’atteins aujourd’hui à Andance qu’à 7 heures, trois heures après mon départ.
Avant de partir, je me suis lesté d’une bolée de flocons d’avoine au lait, aliment très recommandable. Je grignote, tout en pédalant, un morceau de pain entre Andance et Sarras où je passe sur la rive gauche. Roses et blanches, les fleurs des pêchers et des cerisiers me récréent déjà les yeux. La nature s’éveille de la torpeur hivernale qui, de l’autre côté de la montagne, l’étreint encore ; le soleil est déjà haut, les oiseaux chantent ; ici, décidément, c’est le printemps. Je pédale joyeusement, espérant être bientôt rattrapé par deux compagnons qui devaient se joindre à moi avant Valence et y déjeuner devant la gare, à 9 h. Mais j’arrive seul à Valence à 8 h. 50 et j’en repars seul à 9 h. 1/4. Le vent avait été jusqu’ici hésitant, et par moments j’avais cru le sentir contraire ; il devient, après Valence, nettement favorable et l’on va pouvoir s’amuser, malgré les autos qui surgissent de minute en minute plus nombreuses. A la descente de quelques kilomètres qui aboutit à Saulce, après Loriol, je vais de pair avec deux de ces véhicules, modestes évidemment., mais
nous faisons tout de même du 50 à l’heure. Quelques autos filent à 100 à l’heure, poursuivies par trois ou quatre autres quelles viennent de doubler et qui s’efforcent vainement de leur rendre la pareille, jusqu’au moment où une plus puissante encore doublera d’un coup tout le groupe, qui finira par s’effilocher. L’on aimerait suivre, d’un avion, ces luttes et leurs péripéties que l’on devine plutôt qu’on ne les voit, car dépassés et dépassants disparaissent vite, et j’avoue qu’au lieu d’être effrayé par cet incessant va-et-vient de bolides, j’en suis plutôt amusé ; il en descend beaucoup plus qu’il n’en monte, heureusement, car si les doublages devaient avoir lieu simultanément dans les deux sens, la route ne serait plus assez large et le menu fretin de la circulation, cyclistes et motoïstes seraient en danger. Peu de motos pourtant, et moins encore de cyclistes, si ce n’est aux abords des agglomérations où chacun obéit scrupuleusement au Code de la route.
Comme d’habitude, Saint-Étienne fournit un contingent appréciable de voitures et je suis à plusieurs reprises reconnu et salué à la volée par de joyeuses apostrophes.
En somme, si tous les usagers de la route se conformaient aux règlements et que l’on s’efforçât de rendre ceux-ci de jour en jour plus parfaits, c’est-à-dire plus faciles à comprendre et à suivre, le spectacle que nous offrent aujourd’hui les routes à grande circulation comme celle où je joue aujourd’hui un tout petit bout de rôle, serait merveilleux pour qui aime les manifestations de l’activité humaine sous toutes ses formes. Mais il reste inquiétant pour qui a déjà été plusieurs fois sur le point d’être écrabouillé comme j’avais failli l’être pour la deuxième fois clans des circonstances analogues, en descendant, huit jours avant, la côte de Planfoy. Un brouillard épais couvrait la montagne ; dans les gorges où les tournants dangereux se succèdent sans interruption, une voiture hippomobile montait au pas au milieu de la route, je m’engageais à droite entre elle et la paroi rocheuse, quand une auto sans même avoir corné pour faire ranger plus à sa droite la voiture qui la précède, la double quand même, ne réfléchissant pas qu’un autre véhicule est peut-être entré déjà dans l’étroit couloir où elle se précipite à toute allure. J’ai tout juste le temps de me jeter contre le rocher et... j’ai vu la mort de près à ce moment. Il est pourtant formellement interdit de doubler dans un virage, et le fait qu’on n’y voyait pas à 20 mètres à cause du brouillard n’est pas une circonstance atténuante ! Enfin, il faut en prendre son parti ; il neuf toujours y avoir un ivrogne ou un maladroit, ou encore un malade au volant de l’auto qui va vous croiser ou vous dépasser et tous les usagers de la route doivent s’attendre à figurer un jour ou l’autre sur le bilan quotidien des accidents de la route.
Je traverse Montélimar à 11 heures précises, ce qui met à mon actif 41 km. en 1 h. 45, moyenne de 25 à l’heure ; avec le mistral qui me pousse, j’aurais pu aller plus vite si j’avais eu un développement de 8 mètres, et c’est ici une triompheront les partisans des neuf, voire douze vitesses en marche ; c’est vrai, mais le développement n’est pas tout, et en compliquant par trop une machine et en l’alourdissant, on risque de diminuer son allure moyenne constante pour obtenir quelque avantage pendant de courts instants ; la somme algébrique risque d’être négative.
Deux heures après, j’étais à six kilomètres d’Orange et je m’arrêtais, près de Piolenc, dans un pré, sous quelques oliviers, pour déjeuner de pain, d’oranges et de bananes. Je suis loin de mon record ; il y a neuf heures que j’ai quitté Saint-Étienne, alors qu’à Pâques 1903, parti de chez moi à 13 heures, j’étais arrivé à Orange à 20 h. 45’. Le mistral fut, il est vrai, ce jour-là, plus violent qu’il ne l’est aujourd’hui et j’avais justement sur ma bichaîne un développement de 8 mètres, et puis l’on était un jeune cyclotouriste d’à peine 50 ans, enthousiaste et émerveillé de tout ce qu’il voyait, grâce à la bicyclette.
Ne nous attardons pas à des regrets superflus. « Regarde toujours devant toi, jamais derrière », nous dit la sagesse des nations. Je regarde donc devant moi et ce que j’y vois n’est pas fait pour diminuer mon ardeur a pédaler, lorsque, l’estomac satisfait, je remonte sur ma poly qui, depuis le col des Grands-Bois, aurait pu être une mono, car, sauf deux kilomètres à la montée de Donzère et quelques centaines de mètres après Loriol, j’ai tout fait avec mon 6 m. 60, et je crois que, le vent aidant, j’aurais pu ne pas avoir recours à mon deuxième développement de 5 mètres, puisque mon étape était courte et ne devait pas avoir de lendemain. Sinon, si l’on commence une étape de quarante heures et davantage, comme celle que ce même jour allaient terminer à Aix, à 18 heures, nos amis Marre et Grillot, c’est une autre affaire ; il est de rigueur de faire des économies de calories dès le début de la randonnée et de ne pas les prodiguer le premier jour, en escaladant les côtes ou en négociant la plaine avec des développements inadéquats au travail à fournir. Six vitesses se comprennent alors, et le tandem de ces vaillants randonneurs en avait neuf, qui leur ont permis de ne jamais se dépenser mal à propos, comme je l’aurais fait en gravissant la côte de Donzère avec 6 m. 60, ou celle de Planfoy avec plus de 3 m. 30.
Partis de Paris le 29 mars à midi, Marre et Grillot traversaient le lendemain, à 19 heures, Saint-Étienne où je ne pus, à mon grand regret, leur serrer la main, obligé que j’avais été de me préparer à mon départ du lendemain et de me mettre au lit de bonne heure. Ils avaient à ce moment 460 km. dans les jambes et n’en étaient pas moins frais et dispos pour grimper au col des Grands-Bois en compagnie d’un cyclotouriste stéphanois, M. B..., qui les pilotait depuis la Fouillouse et qui ne devait les quitter qu’à 22 h. 1/2, après un réconfortant souper à l’hôtel des Grands-Bois. Nous eûmes plus tard de leurs nouvelles par Panel, randonneur de l’E. S., qui mit autrefois à son actif de très belles étapes et qui, depuis, a fondé et dirige avec succès les Établissements Chemineau. Notre ex-randonneur, filant ce jour-là en auto à 60 à l’heure vers la Côte d’Azur, rattrapa le tandem le dimanche matin à Pierrelatte, à 7 heures, et félicita les vaillants tandémistes qui pédalaient avec plus d’entrain que jamais, en dépit des 620 km. qu’ils avaient déjà couverts en 43 heures et auxquels ils en ajoutèrent encore 130 avant de terminer, à Àix, cette belle randonnée de 750 km. en 54 heures qui dépasse, et de loin, comme endurance ce que l’on peut raisonnablement attendre du moteur humain.
Dans un voyage de cette envergure, neuf vitesses sont assurément utilisables ; il va de soi que la puissance du moteur diminue au fur et à mesure qu’augmente la durée du travail et que l’on ne pourra, le deuxième et le troisième jour, pousser, toutes autres choses restant égales, d’aussi grands développements que le premier jour. Il m’est arrivé de grimper aux Grands-Bois six fois dans la même journée en manière d’expérience (13 km. et 600 mètres d’élévation). J’obtenais mon meilleur résultat comme temps et comme fatigue, avec 3 m. 50 les deux premiers tours. 3 mètres les deux autres et 2 m. 50 les deux derniers. Je pouvais encore, à cette époque, grimper avec 5 mètres assez aisément, mais alors j’avais beaucoup de peine à terminer la sixième ascension dans un même jour. Et si je commençais par 2 m. 50 pour finir avec 3 m. 50. ça n’allait pas du tout à la fin. Grillot, et Marre, qui connaissent le moteur humain sur le bout du doigt, en leur qualité de futurs médecins, ont du manœuvrer leurs neuf vitesses de façon à descendre de leur tandem, après 54 heures de travail, sans fatigue anormale, et j’espère qu’ils nous donneront quelques indications sur la façon dont il faut jouer d’un tandem polyxé pour en obtenir un si beau résultat que, me dit-on, des tandémistes stéphanois espèrent déjà dépasser. La mode sera, dorénavant, aux démonstrations de ce genre : jusqu’où peut aller la résistance d’un cycliste pédalant sans discontinuer ? En Angleterre, on va reprendre la traditionnelle épreuve de Land’s End to John O’ groats, qui vit autrefois triompher la polyxion sous la forme du Three Speed Hub anglais et il se pourrait bien que le dérailleur français, qui se répand de plus en plus chez nos voisins et alliés, triomphât à son tour et à bref délai du moyeu à trois vitesses. Je l’ai écrit il y a longtemps et je le répète : je voudrais voir s’instituer en France une épreuve semblable dont l’itinéraire (traversée de la France, de Menton à Brest) débuterait par la route des Alpes. Quel est le randonneur qui établira le premier record de ce parcours de quelque 1.500 km., où une mono ne brillerait sans doute pas ? Nous devons avoir à cœur de démontrer que la bicyclette à grand rendement, que nous distinguons ici de la bicyclette utilitaire ou de promenade. n’est pas uniquement destinée à tourner autour d’une piste ou à faire sur route des courses de vitesse plus ou moins truquées, mais quelle est aussi un moyen, pour tout être bien portant, de se transporter rapidement, à, peu de frais, disons mieux, à point de frais, d’un bout à l’autre de la France. Vous allez villégiaturer en famille sur la Côte d’Azur ; confiez les trop faibles, trop jeunes ou trop âgés, au train ou à l’auto, mais que tous les membres de la famille qui sont restés actifs et entraînés partent à bicyclette ou en tandem, en choisissant même un itinéraire moins direct, mais combien plus agréable. C’est ce que fait croyons-nous, tous les ans, le Dr Ruffier, et ce qu’il nous a souvent invités à faire.
Pour une dégression, en voilà une de belle taille, mais j’estime que ce sont là choses à rappeler ; nous oublions trop, à tous les degrés de l’échelle sociale, que l’homme a été doté par la nature du meilleur moteur qu’on puisse inventer et qui, par la bicyclette, arrive à rendre en travail tout ce qu’on lui fournit de carburant, à en croire les auteurs qui se sont occupés de ces questions, à en croire même le simple bon sens et la réalité des faits. Demandez par exemple à un moteur mécanique de transporter cent kilos à 500 km., à produire ainsi 625 tonnes-mètres, quelque chose comme 1.500 calories et calculez combien de calories contiennent les aliments, charbon ou pétrole d’une part, pain et fruits d’autre part, que les deux moteurs que nous comparons ont consommés. Le moteur humain, aidé de la bicyclette en a utilisé la totalité, les autres en ont laissé perdre les trois quarts. Pour une nation qui n’est pas riche, comme la France actuelle il y a là matière à réfléchir.
J’étais donc à Piolenc, d’où je voyais de très loin, car j’en étais encore à 30 km., mes amis R.... de Maillane qui venaient m’attendre à Sorgues. Après Orange, le vent souffle exactement dans l’axe de la route et m’emmène à mon allure maxima pendant que le soleil me rôtit le crâne et je me revois, l’an dernier à pareille époque, luttant péniblement sur cette même route, à la fois contre le vent et contre la pluie. Je revois un coin facile à repérer, où deux ou trois chétifs arbustes m’avaient offert une piètre abri pendant que je mangeais une banane et un morceau de pain, assez tristement, car je venais de laisser à Orange mes deux derniers compagnons. Rien de tel aujourd’hui. aussi je m’en donne à pédales-que veux-tu et j’allais être avant 15 heures auprès de mes amis quand, à la hauteur de Bédarrides. je sens mon pneu arrière talonner. J’avais emporté, comme toujours, une enveloppe et une chambre de rechange. J’aurais dû démonter la roue et remplacer la chambre, mais j’hésite toujours à démonter mes roues et me voilà, mal abrité du mistral par un talus sablonneux à peine haut de 3 mètres, m’escrimant à rechercher un trou imperceptible, sans eau, en passant la chambre gonflée devant ma bouche grande ouverte afin de sentir sur les muqueuses plus sensibles que l’épiderme, le filet d’air révélateur. De guerre lasse et constatant que la chambre ne semble pas se dégonfler rapidement, je la remets en place, regonfle à bloc et repars. J’ai perdu là 30 minutes, mais j’en ai entendu une bien bonne. De la maison près de laquelle je m’étais arrêté, sortent quelques enfants suivis de leur mère, qui leur dit le plus sérieusement du monde et avec le bon accent du crû : « Allez jouer sur la collineu. » Tiens, me dis-je, il y a une colline par là, je ne l’avais pas vue ! Je regarde de tous les côtés ; la collineu, c’était le talus de 3 mètres qui m’avait abrité ! Ah ! ce Midi, pays de rêve et d’exagération, on y voit tout en beau, tout en grand, tout conforme à son imagination, et l’on y vit heureux.
Je filais en vitesse pour rattraper le temps perdu, quand je suis arrêté un peu avant Sorgues par les appels de mes amis, et je découvre au milieu d’eux un de mes deux compagnons que je croyais parti de Saint-Étienne après moi ! Or, il en était parti la veille à 16 heures, avait pédalé toute la nuit et me précédait de douze heures. Quant au deuxième, je ne le rencontrai que le lendemain à la gare d’Orange ; il m’avait manqué de cinq minutes à Valence où nous comptions déjeuner ensemble, puis, désespérant de m’atteindre, il s’était arrêté à Orange qu’il ne connaissait pas encore et qui mérite bien une longue visite.
Étrange façon, penserez-vous, de voyager de compagnie. Elle n’est pas mauvaise, chacun conserve sa liberté, règle son allure comme il lui convient, son alimentation de même, et parfois les détails de l’itinéraire convenu, l’on finit toujours par se rencontrer quelque part et l’on a, alors, beaucoup plus de choses à se raconter que si l’on avait pédalé constamment à la queue leu leu. On aimerait peu à Saint-Étienne, au cours d’une excursion, être mené à la Mussolini. Je donnai même, avant guerre, un plan d’excursion où des itinéraires plus ou moins longs, selon les heures de départ et les possibilités de chaque participant, sillonnaient toute les régions, se croisaient à des points et à des heures déterminées et finissaient par se confondre le deuxième ou le troisième jour, afin qu’on put rentrer ensemble et se communiquer ses impressions, ses rencontres, ses incidents ide route. Aux carrefours où l’on avait des chances de se retrouver, on jetait une poignée de confetti qui, par leurs couleurs différentes, indiquaient ceux qui avaient déjà passé, et leur direction. A la façon dont les confetti étaient groupés ou éparpillés, en tenant compte naturellement de la force et de la direction du vent, les Sherlock Holmes de l’ E. S. prétendaient deviner depuis combien de temps l’on était passé ! L’idée mériterait d’être reprise. On peut ainsi, à trois ou quatre compagnons, inspecter à fond, en une seule excursion même simplement dominicale, tout ce qu’un département comprend de sites pittoresques et de routes intéressantes.
Ma randonnée pascale est terminée, j’appartiens maintenant à mon ami R..., venu m’attendre en tandem avec sa jeune nièce, cycliste émérite qui ne recule pas devant des étapes de plus de 200 km. et qui m’a promis de nous accompagner, le 19 mai prochain, au Ventoux. Je veux escalader une dernière fois ce géant de la Provence avant qu’il ne reçoive mes cendres, qu’il me plaît de voir déjà dispersées par le mistral sur mon pays natal, sépulture plus belle, plus poétique et assurément plus propre et moins encombrante que celle des Pharaons.
Par des chemins détournés, afin d’éviter des tronçons de route en réparation, nous gagnons Maillane où l’on se prépare à fêter le centenaire de Mistral, et voici le foyer familial où j’ai si souvent été reçu avec la plus charmante cordialité. Je le trouve en deuil aujourd’hui, encore sous le coup de la terrible nouvelle qui lui parvint, il v a presque un an, de la mort soudaine autant qu’inattendue, au cours d’une promenade aux Baux, du jeune chef de famille. Son épouse le pleure toujours et son vieux père en a été ébranlé comme un chêne frappé par la foudre. Mais déjà sur le vieux tronc poussent de jeunes rameaux ; une nouvelle famille s’est créée, ainsi le veut la nature, et le joyeux babil des enfants remplit la maison de bruit et d’animation.
A quatre heures, le lundi de Pâques, nous étions de nouveau sur la route, R... et sa nièce en tandem, et moi à bicyclette ; mais nous n’allions pas pédaler de conserve. Le tandem se rendait au meeting de la F. F. S. C., qui groupait ce jour-là à Toulon des centaines de cyclotouristes, parmi lesquels j’aurais été heureux de me trouver, si, pour bien des motifs, je n’avais pas été obligé de rentrer le soir même à Saint-Étienne ; j’avais donc dû décliner l’aimable invitation de M. Bernard, l’animateur de cette fête.
J’ai dit, à bien des reprises, tout le bien que je pense de ces réunions entre cyclistes et les heureux résultats qu’on est en droit d’en attendre pour le développement en France du cyclotourisme. Je n’y reviendrai donc pas ici, si ce n’est pour en féliciter les organisateurs et les engager à multiplier sur tout le territoire les occasions trop rares que nous avons de nous rencontrer entre hommes ayant les mêmes goûts, les mêmes joies et cette même passion pour la vie au grand air, qui les fait traiter de fous dans leur entourage et parfois même dans leur famille !

Vous eussiez ri à me voir, un moment après notre séparation, errer dans les rues de Graveson brillamment éclairées, en quête d’un habitant matinal ou d’une lumière m’indiquant qu’il y avait au moins quelqu’un d’éveillé et capable de m’indiquer mon chemin. Tout Graveson dormait d’un sommeil de plomb ; mais la nature vint à mon secours : le mistral se levait, qui devait arrêter à Orange mes velléités de rentrer entièrement par la route. Ma direction était face au nord, donc face au mistral : après deux ou trois erreurs je trouvai une petite route, bordée d’une rigole d’irrigation, qui m’amena presque à Barbentane. Le jour naissant me permit enfin de reconnaître les alentours, et je venais de traverser la Durance sur l’interminable pont de Rognonas, quand je croisai deux cyclotouristes de chez nous, pesamment chargés, avec bagages à l’avant et à l’arrière de leur bicyclette Chemineau, et sacs d’alpinistes sur le dos. Ils allaient à Frigolet, à Maillane, aux Baux et autres lieux intéressants et ils avaient emporté tout le matériel nécessaire au campement. Comme cette question est en ce moment à l’ordre du jour du Cycliste, je les prierai de nous y faire connaître le résultat de leur essai. J’avais aussi rencontré la veille, à Livron, un groupe de cinq cyclotouristes, qui portaient sur le dos leurs impedimenta. Cette façon de porter son bagage a certainement des avantages qui sautent aux yeux, mais je m’en accommoderais mal, habitué que je suis à pédaler toujours aussi peu vêtu que possible, afin de faciliter l’évaporation de la sueur et d’ouvrir tous mes pores à la pénétration des effluves cosmiques, dont l’influence sur la santé n’est pas négligeable. L’atsmosphère est pour nous, comme l’eau pour les poissons, un bain salutaire et bienfaisant ; ne nous en isolons que le moins possible.
Le mistral soufflait de plus en plus fort ; je luttais contre lui avec mon développement moyen de 5 mètres ; il n’était plus question de faire du 30 à l’heure. Aussi, à Orange, à 7 h., j’en eus assez, j’y déjeunai et j’attendis le train de 8 h. 38, qui nous amena, B... et moi, à 11 heures à Saint-Vallier. Nous déjeunâmes à midi de l’autre côté du Rhône, à l’hôtel du Commerce, à Sarras, qui est devenu un de ces points de repère où nous avons des chances de nous rencontrer sans nous être donné rendez-vous, ainsi qu’il advint ce jour-là. Nous avions terminé notre repas et nous disposions à partir, quand met pied à terre devant l’hôtel un cyclotouriste que je pris tout d’abord pour un amateur de camping. Il n’en était rien, mais c’était tout comme ; car M. J..., Parisien, abonné du Cycliste, qui nous rencontrait là bien par hasard, cultive l’art de la photographie. également encombrant, lorsque, au lieu de se contenter d’un Kodak, on emporte-comme lui, un grand appareil avec trépied et des douzaines de plaques qu’il serait difficile de dissimuler dans la poche d’un gilet comme le font la plupart des amateurs.
C’est pourquoi la Polyballon de M J... pèse en ordre de marche 45 kg., ce qui ne l’a pas empêché de faire depuis son départ une moyenne de 95 km. par jour. A en juger par les apparences, M. J... doit peser deux fois plus que sa monture, de sorte que ses ballons Petit Belge prennent quelque chose ! Ce n’est pas à des épreuves de ce genre que je destine ma future randonneuse de 10 kg. Mais ne trouvez-vous pas que la bicyclette est bonne fille, qu’elle se plie à tous les besoins, à tous les caprices, à la seule condition qu’on sache la spécialiser suivant le travail qu’on lui imposera. Il est certain que M. J... a demandé un outil correspondant à l’emploi auquel il le destinait et qu’il ne le laisse pas, aux descentes, filer à la vitesse limite, surtout sur les mauvaises routes qu’il a suivies en venant de Saint-Étienne.
Nous causons longuement, pendant que M. J... se restaure à son tour ; on a tant de choses à. se dire entre cyclistes expérimentés, documentés par une longue pratique et qui défendent chacun son point de vue. Nous ne sommes pas d’accord sur tous les points, et pas plus que M. J... ne voudrait se servir de mes machines légères à pédalier bas, sans cale-pieds, à seulement trois vitesses par flottante, je ne voudrais monter la sienne, et nous avons l’un et l’autre de bonnes raisons à donner pour justifier nos préférences.
A 14 heures pourtant, nous prenons congé , il ne nous reste que quatre heures et demie pour rentrer avant la nuit. Mon compagnon négocierait, certes, ces derniers 60 km. en une heure de moins, mais il veut absolument demeurer avec moi, ce dont je lui sais beaucoup de gré. Et nous rentrons ainsi de compagnie, sans incident, escortés par une nuée d’autos qui, comme nous, reviennent du Midi.
Mes quinze jours de grippe m’ont fait, en définitive, plus de bien que de mal, car je ne me suis jamais senti aussi dispos après une randonnée pascale, en dépit des pronostics plutôt décourageants que j’avais entendus avant mon départ.
LOCIO.

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