La Grosse Routière (Juillet 1900)

mercredi 12 janvier 2022, par velovi

Par DOCTEUR Gérard Encausse, Touring-Club de France, Juillet 1900

A côté des chevaux pur sang aux lignes si fines existent les gros chevaux de trait qui sillonnent encore les routes en attendant l’ère définitive des «  autos  ».
Aussi nous semble-t-il utile d’esquisser les points caractéristiques de la Grosse Routière qui est à la jolie machine de course ce que le cheval du fermier est au pur sang. Cette esquisse est tirée uniquement de notre pratique et a été constituée à la suite d’expériences exclusivement personnelles.
On pardonnera donc à l’auteur de venir prendre la place d’écrivains bien plus compétents que lui-même  ; mais cette revue est un peu le bulletin commun des expériences de chaque membre ou de celles qu’il est appelé à faire.
Voilà pourquoi l’auteur de cette étude, gros monsieur de 100 kilos, s’essoufflant vite, mais trop paresseux pour monter les côtes en poussant sa machine ou pour s’arrêter à réparer ses «  pneus  » en route, s’est efforcé de constituer une bécane lui permettant de monter les côtes sans trop de travail et surtout de ne pas crever en route.
C’est le résultat de ses recherches qu’il livre à la discussion de ses camarades, après deux ans d’expériences et il les prie d’excuser les erreurs de détail en égard à la simplicité du but poursuivi.

Le Pneumatique

La question qui intéresse spécialement le touriste est toujours la même. Le pneu sera-t-il crevable ou difficile à percer  ? Dans le premier cas, si l’on est à la merci d’une épingle, d’une épine, d’un clou ou d’un tesson de bouteille, le mieux est de pouvoir réparer vite et bien. En avant alors les «  pneus  » sans chambre à air ou les appareils de réparation rapide, comme les obturateurs instantanés ou simplement les classiques pastilles.
Mais ne vaut-il pas mieux «  cuirasser  » ses pneumatiques contre tous ces ennemis cachés de la route  ?
C’est à cette solution que nous nous sommes arrêté et, laissant de côté les chambres garnies de liquides ou de pâtes qui résistent bien aux clous, mais pas aux tessons de bouteilles comme ceux qui garnissent le dimanche, les caniveaux du trottoir dit «  cyclable  » de Créteil à Sucy par exemple, abandonnant la garniture de cuir qui durcit trop vite à l’usage, nous avons adopté la cuirasse en cuivre placée sous l’enveloppe, système «  Pneumatic Protector  » français, poids insignifiant [1] (400 gr.) et conservation presque intégrale de l’élasticité des pneus. Avec cela une déchirure de dix centimètres de l’enveloppe est aussi négligeable qu’une épingle. Quant aux clous ils se tordent s’ils ont l’audace de piquer l’enveloppe.
La bicyclette ainsi «  cuirassée  » est à la bécane ordinaire ce que le cuirassé est au bateau en bois vis-à-vis des boulets. On passe aussi bien sur les silex pointus que sur la plus plate des routes. Aussi adaptons-nous ce système à notre routière.

La Selle .

La selle peut être passive ou active. Nous appelons passive la selle qui est absolument fixe, et active, la selle susceptible de se déplacer pour aider le cycliste.
Comme selle passive nous donnons la préférence aux selles sans bec bien suspendues sur de solides ressorts.
Comme selle active nous avons étudié d’une part la selle ordinaire (une Christy dans nos expériences) montée sur la tige de selle oscillante Cadet (de Troyes). Cette selle est d’un puissant secours dans la montée des côtes, mais le déplacement n’est pas assez considérable à notre avis. La selle anglaise «  Esmond  » pouvant osciller de plus de 0,10 centimètres en avant ou en arrière et oscillant aussi sur les côtes (ce qui constitue une sorte de suspension à la Cardan) nous a rendu d’inestimables services, combinée au changement de vitesse
Quelles louanges en ferait M. de Vivie (Velocio) s’il pouvait l’étudier comme il sait étudier les moyens d’éviter la fatigue inutile. Et cependant ce genre de selle a un défaut qu’il faut signaler ; c’est d’empêcher presque complètement de «  lâcher les mains  ». Mais les avantages compensent largement cet ennui. Il faudrait aussi que la maison construisît des selles oscillantês sans bec.
Nous conseillons beaucoup à nos constructeurs français d’étudier de très près la question des selles oscillantes. Ceux qui en ont essayé en deviennent fanatiques et j’ai bien peur d’être du nombre.
En résumé, je munis ma routière d’une selle oscillante Esmond — en attendant un modèle français.

Les développements multiples

La question des côtes n’existe pas, c’est entendu, pour le cycliste entraîné, pour le professionnel ou pour celui qui s’est exercé à monter certaines côtes toujours les mêmes du pays où il évolue tous les jours. Mais nous nous adressons à tous ceux qui, dans les moments de liberté, enfourchent leur bécane, non sans noter avec terreur les nombreuses côtes indiquées sur la carte de l’itinéraire choisi. Ceux là, soit défaut d’entraînement, soit prudence recommandée par le médecin, soit surtout par impossibilité tout simplement descendent de machine à loindre montée et utilisent le train onze. Une véritable machine routière doit leur éviter cet ennui. De là le changement de développement.
A notre avis, la machine de l’avenir destinée à M. tout le monde aura un ou plusieurs changements de développement qui seront aussi nécessaires que les roulements à billes ou les pneumatiques.
Personnellement nous avons utilisé plusieurs systèmes et un cycliste entraîné se trouvera très content avec une «  Cleveland  » à deux développements et à roue libre, surtout si l’on y ajoute une selle oscillante. C’est là notre machine de luxe.
Mais la bonne grosse routière ne peut se contenter de deux développements, il en faut au moins trois et, si l’on voulait écouter l’homme le plus compétent en ces matières  : M. de Vivie (Velocio) on en mettrait six.
Je me suis arrêté au système de M. de Vivie que j’expérimente depuis bientôt deux ans et qui a plusieurs qualités précieuses : il est simple, rustique, solide, ne se détraque pas. Les cyclistes qui paradent en gants blancs et en «  smoking  » vous diront qu’il a un gros défaut, c’est d’obliger le routier à descendre de machine et à se salir les doigts pour changer de vitesse. Pour ces cyclistes mondains la «  Cleveland  » suffit. On tire sa tringle et sans descendre de selle, on change de développement.
Mais je me rappelle ma joie de monter six kilomètres de côtes à 4 et 6 % sans plus de fatigue que si j’allais à Suresnes et cette joie compense largement le petit ennui de mettre ses vieux gants pour changer sa chaîne de pignon.
Car ce système demande simplement de décrocher sa chaîne, ce qui se fait en 3 secondes avec le crochet de l’inventeur, imaginé de telle sorte qu’il ne peut jamais se détacher de lui-même en cours de route, car la traction sur la chaîne tend à le fermer davantage. La chaîne une fois decrochée vous la placez sur deux nouveaux pignons choisis par vous suivant la côte à gravir (temps 3o secondes environ) vous refermez la chaîne en remettant le crochet spécial (10 secondes) et vous voilà prêt en 5o secondes, une minute au plus. Avec trois développements : 3 m. 40, 5 m. 20 et 7 mètres par exemple, vous pouvez déjà faire toute la route sans descendre de machine autrement que pour le rapide changement de développement et vous arriverez toujours plus vite et surtout plus frais que les «  malins  » qui montent toutes les côtes avec 6 mètres et s’abîment le cœur en quelques mois.
C’est au système de Vivie à cause de son bon marché d’abord, de son application possible à toutes les bicyclettes de toutes marques ensuite que nous donnons la préférence. Nous nous arrêtons à trois développements, ceux qui en veulent quatre ou six peuvent les faire adapter aussi bien à raison de trois de chaque côté de la roue motrice ; mais le principe des développements multiples est ainsi amplement utilisé.

La Roue Libre

Après usage de ma «  Cleveland  » je munis ma routière de la roue libre ; car si le changement de développement économise les forces à la montée, la roue libre les économise à la descente et il y a tout avantage à le faire.
Cependant j’incline à employer une roue pouvant être libérée à volonté, mais pouvant être aussi enchaînée à volonté. Un déclanchement à tringle suffit dans ce cas.

Les Freins

Notre routière est munie de deux freins  : l’un sur la roue d’avant, l’autre sur le moyeu de la roue motrice, ce dernier à ruban.
Comme frein de la roue directrice nous avons adopté un système qui mord sur la jante de la roue sans toucher au pneumatique le «  Toby  », c’est un frein puissant et qui suffit à lui seul pour arrêter la machine lancée.
Comme frein de la roue motrice, nous préférons personnellement les freins à main, aux freins à contre-pédale et nous avons adopté le type «  le Merveilleux  » qui est continu et puissant et arrête très vite notre machine lancée et portant nos cent kilos. Le «  Lehut  » et les autres modèles sont d’égale valeur. Le frein d’avant est à portée de notre main droite et le frein arrière à portée de notre main gauche. On peut freiner toujours sans quitter le guidon.

Les Finances

Passons maintenant à la question financière.
Combien coûte la transformation d’une machine quelconque en routière  : car nous faisons une étude pour venir en aide aux camarades et non pour lancer une marque quelconque. Après enquête sérieuse, voici les prix maxima.

Cuirasse pour les pneus (2 pneumatic-protector ) 28 fr.

Selle Oscillante (rendue à Pruici. 25 — Trois développements (lout Lumpris). 75 — Roue libre. 25 — Frein d’avant (Toby). 18 — Frein d’arrière. 30 — 201 fr.

Conclusion

Mes chers camarades voilà le résultat de mon expérience. C’est à vous maintenant d’expérimenter de votre côté. Allez au Champ de Mars, allez à Vincennes et vous verrez que, partout, la machine à changement de développement fait son apparition. Mais ce n’est là qu’un morceau de la routière et je me suis efforcé de vous la montrer dans toutes ses parties. Peut-être voudrez-vous en voir une toute bâtie sur le modèle que je viens de décrire. Eh bien, attendez jusqu’au 15 juillet et rendez-vous à Vincennes à la classe 30 ; j’installerai là une machine constituée sur le modèle décrit et sans marque, pour que vous soyez sûr que je ne déguise pas sous mes paroles le courtier d’un fabricant quelconque, ce qui n’a jamais été dans mes habitudes.
M. de Vivie enverra une machine à plusieurs développements et je la compléterai à mes frais.
Et maintenant en selle, montez les côtes et ne crevez plus.

DOCTEUR G.-E.

(T. C. F. n° 65-641) Tout ceci est parfait, et l’exposé d’un sentiment sincère, appuyé sur une longue pratique, et on pourra trouver là des enseignements profitables.

Mais notre camarade nous permettra quelques réserves.
Et tout d’abord il nous recommande un changement de vitesse Cleveland, une selle Esmond, un frein Toby et ajoute qu’il monte une machine Rudge.
Sans être anglophobe, on peut trouver que c’est bien un peu anglais, tout cela, et qu’on peut se procurer en France tout aussi bien qu’à l’étranger un bon changement de vitesse, un bon frein, une bonne selle et une bonne machine  !
D’autre part, bien des selles oscillantes ont été proposées en France et toutes ont mordu la poussière après l’avoir fait mordre à leurs adeptes.
Nous doutons que ce système ait jamais grand succès et une bonne selle de largeur appropriée, et bien suspendue fera tout aussi bien l’affaire, sans parler du poids formidable de la selle qu’on nous recommande.
En revanche, notre camarade omet de parler de deux facteurs des plus importants pour un homme lourd : la dimension des pneus, la force de la machine.
Les pneus devront avoir 40 millim. et de préférence on choisira des pneus de tandem afin d’amortir le plus possible les trépidations et ménager ainsi et l’homme et sa monture.
La machine devra être renforcée. Actuellement la fabrication française emploie couramment des tubes d’une épaisseur de 8 dixièmes de milimètre. la fabrication anglaise et américaine des tubes de 7 dixièmes et même de 6 dixièmes, nous conseillons de demander des tubes de 10 dixièmes.
C’est une dépense supplémentaire de 25 francs environ, celle-là vraiment justifiée. Nous conseillons aussi de prendre une fourche renforcée ou même une fourche de tandem.

N. D. L. R.

[note 2022] Ci-dessous la routière du Dr Encausse, dans son livre sur le sujet paru en 1902 :

La routière du Dr Encausse
G. Encausse, La bicyclette grosse routière et l’hygiène du cyclo-touriste : conseils pratiques aux vrais routiers, 1902. Source Bibliothèque municipale de Lyon (Rés K 00285).

[1(Hum  ! deux fois quatre cents font huit cents, autant dire un kilo, ou le douzième du poids de la machine.)

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