À travers cols

mercredi 19 juillet 2023, par velovi

EXTRAIT DE LA COLLECTION " LE CYCLISTE " ANNÉE 1902 (1952, p. 264-265)

Cher Monsieur de Vivie,

Vous me demandez des détails de mon dernier déplacement dans les Alpes. Je serais très heureux de pouvoir vous en fournir, documentés d’heures et de kilomètres, comme vous le désirez.
Malheureusement, très habitué à me reposer sur les autres du soin de consulter les bornes et les chronomètres, je n’ai rien de précis sur ce sujet.
Cependant, en vous reportant à la carte, vous pourrez juger que les étapes que je vous énumère étaient très ordinaires et devaient me laisser de longues heures d’admiration pour les nombreux pays traversés. Il m’était loisible de fixer les sites dans mes souvenirs, par la vue, la plaque sensible et la carte postale.
1er jour. — Départ de Lausanne, train de midi. Arrivée à Brigue à 4 h. 10. Nous montons au Simplon, dînons et couchons à l’hospice. (Impossible de voir les chiens qui se couchent à 6 heures et ne se lèvent pas avant 8 heures du matin).
2° jour. — Descente du Simplon, Iselle, Domo-d’Ossola (les travaux du tunnel rendent la route impraticable), lac Majeur, îles Boromées, Pallanza Oggeblo Luino (coucher).
3° jour. — Luino, Lugano, Porlezza, Bellagio, Varenna, Chiavenna.
4° jour. — Chiavenna, Maloja, Silvaplana, Saint-Moritz, Zernetz, Ofen-Pass Taufers, Glurns.
La descente de l’Engadine est contrariée par dix centimètres de poussière et un cent de diligences, poste, extra-poste, etc... Si nous avons mangé leur poussière, ont-ils digéré la nôtre  ?
5° jour. — Stelvio  ! (2.800 m) Le Stelvio est un passage très fréquenté entre le Tyrol et les lacs d’Italie (entre Méran et Tirano). 28 kilomètres de montée jusqu’au col, descente en lacets jusqu’à Bornio. Puis Bornio, Tirano (altitude 450 mètres). (Coucher).
6° jour. — Pluie jusqu’à 9 h. Départ 10 heures. Poschia, col de la Bernina (2.250 mètres). Route boueuse et collante, d’où ascension pénible, Pontrésina. Saint-Moritz (coucher).
7° jour. — Saint-Moritz, Silvaplana, col du Julier (montée brève raide et boueuse), Tiefen-Kasten, Thusis (14 kilomètres en 2 heures, au milieu d’invraisemblables chaos marécageux produits par les travaux du chemin de fer de l’Albula), llanz, Truns (coucher). Deuxième étape dans la boue.
8° jour. — Dissentis, Ober-Alp-Pass, Andermatt, Goeschenen, Am Steg (la gravité nous fait battre une locomotive, rencontrée à Goeschenen et dépassée avant Am Steg), Altof. Rives du lac des Quatre-Cantons, Sarnen (coucher).
9° jour. — Brünig-Pass, Meiringen, Brienz, Interkalen, lac de Thoun, Berne.
Pour cette excursion j’employais ma machine 7 vitesses 1901 et j’avais hissé un ami sur ma machine à 4 vitesses 1902.
Mes 2 machines s’étant très bien comportées, sans aucun rappel à l’ordre pour le tournevis ou la clef anglaise, nos étapes ont été très peu accidentées, malgré les nombreuses différences d’altitude.
Je ne vois donc peu de détails pouvant intéresser le père des cyclotouristes. Cependant, laissant de côté l’intérêt, je vous parlerai de 3 parcours qui m’ont ouvert les idées sur des rectifications de détails à apporter à ma machine.
En passant je vous signale la performance de mon camarade qui, pendant 9 étapes, a joué sans fausse note sur son clavier de multiplications, et qui cependant touchait pour la première fois à une machine de cyclotouriste.
Vous comprenez, mon cher Monsieur de Vivie, que le Stelvio, la plus haute route d’Europe, battant le Galibier de plusieurs mètres ne pouvait me laisser indifférent, et que dans la nuit précédent l’étape, l’émotion avait remonté à fond le grand ressort de mon tourne-broche.
Donc, mes jambes émues ont enfourché ma bicyclette  ; elles n’en ont jamais trouvé d’aussi légère malgré ses 19 kilos originels et un double paquetage de 7 kilos sur roue AR.
Après 10 kilomètres de sautemouton, dans un chemin, de mulets fait pour les chèvres, nous rejoignons le grand passage Méran-Tirano. Cette route a été tracée par un maître, sans une pente exagérée, je ne crois pas que le 12 % soit atteint en aucun point.
De la vallée de Méran à Trafoi, poussière moyenne, produite par les nombreux transports qu’occasionne ce village d’hôtels. Puis, la route sera nette et roulante.
Trafoi  ! au pied de la muraille du Stelvio  !  !  ! Encore quelques lacets et perché dans une cassure des crêtes, entre deux glaciers, l’hôtel du sommet apparaît dans un rayonnement de promesses un peu lointaines  : il y a encore 13 kilomètres de côte en tire-bouchon (ce n’est pas que nous ayons soif).
D’ailleurs nous arriverons à Franzenhohen (8 à 9 kilomètres avant le col), où la douane autrichienne nous procure une halte.
Nous mettons pied à terre au moment où les voitures de la poste, parties le matin de Trafoi, se remettent en marche pour le col.
Depuis déjà plusieurs kilomètres nous sommes la distraction des lorgnettes des voyageurs, que la poste devrait bien songer à divertir pendant cette soporifique montée par quelques numéros acrobatiques ou artistiques.
Quand nous repartons les voitures ont déjà franchi plusieurs étapes de l’immense tourniquet. Leurs occupants nous font des signes... Mon cher, il faut en mettre. Pour la gloire de Velocio, que nos muscles se détendent  ! À 2.500 mètres il n’y a plus de pétards !
Nous soutenons une bonne allure de côte. Les virages sont pris au ras des pierres. Chaque voiture est doublée en emballage (sur 3 mètres de multiplication). Nous empilons tournants sur tournants. Les bornes s’alignent régulièrement. Les jambes tournent. Brusquement, à 200 mètres devant nous un replat  : c’est le col  ! En avant  ! à coups de nerfs, hors la selle, à cheval sur le cadre, nous pédalons, à refus... et d’un coup de frein net nous finissons notre ascension devant la porte de l’hôtel.
Je ne vous parlerai pas du panorama, je vous laisse le soin de venir l’admirer. Je vous dirai seulement qu’après un bout de toilette, nous déjeunons confortablement. Dans la salle à manger, cependant vaste, s’empilent plus de 100 voyageurs. On se croirait au buffet de Dijon, au débarqué d’un express.
Après avoir assouvi notre hôte, nous pensons aux autres, c’est-à-dire que nous expédions quelques Post-Kart.
Nos voisins cherchent à lier conversation, ce qui n’est pas facile quand on a le choix de la langue et qu’on en parle aucune. Bref, on nous complimente, je crois. Un herr doctor déclare notre cœur solide  ; un touriste à chapeau vert nous demande, à renfort de sourires, de vouloir bien signer sa Post-Kart. Nous acquiesçons. Un autre, puis un autre, nous tendent leurs cartes. Nous signons un courrier de ministre. Mais, comment l’écrire  ? Comment l’avouer  ? Était-ce le vertige de ces hauteurs  ? L’élève s’était cru le maître  : j’avais signé Velocio  ! Après quelques minutes passées sur les divers belvédères, nous songeons à la descente. La route est bonne, mais les tournants très raides interdisent la vitesse  ; de plus, un formidable écoulement a coupé la route en plusieurs points et nous force à un peu de voltige.
Cependant, voici une belle ligne droite de 1.500 mètres Nous rendons la main, et hop  ! les bicyclettes s’étendent dans un bon 40 à l’heure. Le regard fixé à 50 mètres en avant, la jambe prête sur le frein, nous glissons. Des bornes, des cascades, des rochers, une maison nous défilent dans le coin de l’œil. Diable en bas nous apprenons que nous avons brûlé la douane italienne. Nous sommes en pleine contravention  ! Mais, c’est bien simple, nous dit-on, vous n’avez qu’à remonter. Merci, pas avant 1903. Le soir, nous couchons à Tirano, nous avons fait une chute de 2.400 mètres.
Le lendemain matin, la pluie nous réveille en tambourinant sur les vitres. Arrêtera-t-elle les pèlerins, et ils sont nombreux dans ce mauvais hôtel italien. A 9 heures elle cesse  ; à 10 heures nous partons. L’étape du jour comporte la Bernina, mais n’a pas prévu la boue. Mon pneu AR. de 42, surchargé de mon bagage à l’aplomb de l’axe de la roue, malgré un énergique blocage, colle à la route comme une ventouse. Il fait une chaleur italienne, et je pousse, pousse. Je suis bientôt récompensé par une abondante suée qui combat l’eau du ciel et celle de la terre. D’ailleurs, il faut monter de 450 à 1.250. J’ai donc tout le temps de prendre deux résolutions. Mon pneu AR, dans l’avenir, sera de 38 au maximum. A quoi sert un gros boudin  ? On le bloque (quand on peut) pour les montées, et on ne se soucie pas avant la descente ou la plaine, de rejeter l’air si difficilement emprisonnable. Or, dites-le moi, y a-t-il une différence confortable entre un pneu de 42 bloqué et un pneu de 38 dans le même état  ?
Deuxième leçon de la Bernina  : pourquoi mettre une surcharge sur la roue motrice  ? Sans doute pour augmenter l’adhérence. Cependant, je vous jure qu’il y en avait suffisamment. Donc, à l’avenir, retour aux valises de cadre.
Nous achevons l’étape  ; le lendemain nous passons le Julier, nous atteignons Tiefenkasten. De là 14 kilomètres de descente pour aller à Thusis. Mais les travaux de l’Albula ont complètement défoncé cette route. Il nous faut marcher sur nos freins, à 7 à l’heure, dans une boue glissante recouvrant et cachant les ornières  : c’est un travail d’acrobate équilibriste. Pour comble de malheur, mon pneumatique AR s’affaisse, me voilà pétrissant une roue garnie de boue jusqu’au moyeu. Je sors la chambre à air et je constate une fois de plus l’accident que m’a toujours produit le freinage continu sur jante dans les descentes impossibles à faire en vitesse. La chaleur du frein décolle les pièces de la chambre à air  : Et antiquam renovare dolorem,
comme depuis longtemps l’avait prédit Virgile.
Il faut en tirer la conclusion qu’à côté de toutes ses qualités le frein sur jante a cependant un défaut. Je sais bien que la solution serait dans l’emploi des jantes en bois. Mais, dois-je leur confier mes 80 kilos dans les dures secousses des descentes à 40 à l’heure  ? Donc en 1903 il faudra songer au frein à tambour en métal antifriction, ou mieux, au frein sur bandage AH. Vous le préconisiez il y a g ans, et vous n’aviez pas tort.
Maintenant, permettez-moi un, peu de statistique. Je note tous les cyclistes que nous avons rencontrés  :
À la Maloja, 2 cyclistes à pied.
Au premier kilomètre de la montée du Stelvio, 3 cyclistes à pied.
Entre Trafoi et Franzennohen, 2 cyclistes à pied.
2 kilomètres avant Bornio, 1 cycliste contre-pédalant sur 4 mètres.
À la descente de l’Engadine, 1 cycliste contre-pédalant sur 4 mètres.
À l’Oberalp, 2 cyclistes à pied.
Soit en 9 jours  : 11 cyclistes, dont 9 à pied.
Tout voyageur en Suisse peut donc parfaitement noter sur son carnet cette définition du cycliste  : «  Un touriste qui traîne son bagage sur une brouette à 2 roues  ».
Et depuis 12 ans, à chaque Salon du Cycle, nos grands constructeurs trompettent des améliorations énormes, des révolutions sur l’année précédente. Il faut bien avouer qu’ils en sont toujours à la bicyclette remorque. Qu’ils tâchent donc de la faire légère !
Je viens de retrouver un récit de W. Quick d’une excursion faite en 1893 à travers l’Engadine et le Tyrol. Ces cyclotouristes de la première heure revenaient du Stelvio aussi hérissés d’horreur que du dernier Cercle de l’Enfer.
Je puis donc constater aujourd’hui qu’en suivant la voie que vous nous avez tracée, nous avons réellement fait des progrès sur 1893. Nous ne nous jetons plus sur les beefteacks, les bocks et tes bouteilles de Chianti. Le soir, nous ne touchons pas au fin fond de la fatigue. Nous faisons les côtes en machine. Les descentes sont un repos au lieu d’un déhanchement. Si bien qu’après m’être foulé la cheville gauche la veille du départ (ce qui m’interdisait tout essai de pied à terre) j’ai pu pendant 9 journées me remplir les yeux de panoramas très nombreux et très variés.
(Le touriste-escargot croira peut-être avoir droit de m’adresser son habituel reproche. Certes, le cinématographe alpin a marché quelquefois un peu vite. Mais cela me permettra de goûter une nouvelle représentation avec le même plaisir... et si c’était en votre compagnie...
Bien à vous. H. J.

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