DANS LES ALPES avec machine à deux développements (1900)

samedi 16 mars 2024, par velovi

Berger, «  Dans les Alpes (avec une machine à 2 développements)  », Le Cycliste, 1900, P. 45-51, p.72-76, p.88-94, Source Archives départementales de la Loire cote PER1328_7

J’avais fait dans le cours des années précédentes de nombreuses excursions dans les Alpes dont je suis proche voisin ; mais, malgré la beauté des paysages traversés, j’ai toujours trouvé fatigantes et fastidieuses les longues et dures montées que la plupart du temps, il faut gravir à pied en poussant sa machine lorsque celle-ci est munie d’un développement trop fort et plutôt approprié aux pays plats, ce qui était le cas des machines que je montais alors.
C’est pourquoi, séduit par les récits de l’Homme de la Montagne, ainsi que par la facilité avec laquelle le système de crochet de chaîne imaginé par Velocio permet de passer si rapidement d’un développement à un autre, je m’étais pourvu dès le commencement de cette année d’une machine à deux développements, l’un de 3m,20 et l’autre de 5m,80.
En possession de cette machine dès les premiers jours de mars, je brûlais de l’expérimenter d’une façon sérieuse sur les longues côtes parcourues à pied les années précédentes avec tant de fatigues et avec des longueurs de temps qui seraient loin de constituer des records. Mais la saison n’était pas encore assez avancée pour me permettre de m’enfoncer jusqu’au cœur des montagnes.
Je commençais donc, pour m’habituer aux changements de vitesse et aux différentes façons de pédaler qu’ils exigent, à chercher des côtes assez dures et plus à ma portée. Justement j’avais mon affaire tout près de chez moi, la montée dite montée d’Eclose, sur la route de Lyon à Grenoble. Cette montée qui commence à 7 kilomètres de Bourgoin, se compose de 3 kilomètres dont 1.500 mètres à 10 p. °/0, 1.000 mètres à 7 p. 0/0 et 500 mètres à 5 p. %. Inutile de dire que je n’avais jamais pu la gravir autrement qu’à pied, et les gens du pays disent n’avoir pas vu de cycliste ayant pu la gravir en machine. Cependant, dès mon premier essai, grâce à mon développement de 3m,20, j’ai pu parvenir au sommet d’une seule traite et sans fatigue, la première fois en 20 minutes et enfin en 15 minutes. Je peux dire que j’ai littéralement stupéfié les indigènes dont plusieurs m’ont dit ne pas comprendre que je fusse capable de faire à 43 ans, ce que ne pouvaient faire les jeunes gens de 20 ans.
Je me suis bien gardé de leur expliquer ce qui rendait ce tour de force si facile, et je leur laisse croire que je le dois uniquement à la force de mes jarrets. Aussi ils ne sont pas éloignés de croire, les paysans mes voisins, que je suis doué de doubles muscles, tout comme l’illustre Tartarin. Ah ! Vélocio avait bien raison de dire que l’on pourrait épater les populations à bon compte, grâce à ce système de changement si simple et si pratique.
Il en est de même pour la descente. La descente de cette même côte qui exige tant d’efforts pour contrepédaler, lorsqu’on n’a pas un bon frein et lorsqu’on est trop multiplié, me paraissait douce et facile, avec mon petit développement de 3m,20 sans me servir de mon frein, tandis qu’avec un grand développement et avec mon frein, j’avais une peine inouïe à ne pas me laisser emballer. Je suis donc loin d’être de l’avis de quelques-uns des collaborateurs du Cycliste qui ont émis récemment cette opinion qu’il est plus facile de retenir à la descente avec un grand développement qu’avec un petit, sous le fallacieux prétexte qu’à la descente, les rôles sont renversés. Je ne saurais discuter cela théoriquement, je parle à un point de vue purement pratique en me basant sur le plus ou moins de fatigue que j’éprouve avec tel ou tel développement.
Me jugeant suffisamment exercé, après un certain nombre de grimpettes à cette côte d’Eclose je cherchai, pour commencer mes excursions en montagne, une autre montée plus longue et aussi dure, sans pour cela aller en pleines Alpes à cause de la saison, et je jetai mon dévolu sur la Chartreuse de Portes.

Chartreuse de Portes.
Cette excursion dans les montagnes de l’Ain au-dessus de Lagnieu,est bien peu connue, quoiqu’elle soit à proximité de Lyon. Il est vrai qu’avec les machines à développement courants, c’est quelque peu fatigant et long, à cause de la dure montée de 11 kilomètres qui partant de Serrières-de-Briord près Montalieu, aboutit au col de Coux, situé à 1 kilomètre avant la Chartreuse de Portes.
Donc, par une claire et belle matinée d’avril, je parcours avec mes 5m,80 les 38 kilomètres de plaine ondulée qui me séparent du Rhône que je traverse au pont de Briord, limite des département de l’Isère et de l’Ain. Après une montée douce de 1.500 mètres, j’arrive à 9 heures 1/2 à Serrières-de-Briord où je m’arrête une demi-heure pour prendre un café et reprendre des forces avant d’attaquer la longue côte qui part de ce village. J’en repars à dix heures, après avoir, bien entendu, fait passer ma chaîne sur mon développement de 3m,20. Quoique la côte soit dure, je gravis sans peine les trois premiers kilomètres et j’arrive à Renonces que je traverse sans m’y arrêter. Je gravis encore trois kilomètres et je juge alors bon de mettre pied à terre quelques minutes pour ménager mes forces, car je ne suis qu’au milieu de la montée, et aussi pour contempler le beau paysage et le superbe panorama qui s’étend de plus en plus au fur et à mesure que je monte. Puis je poursuis ma route et, 3 kilomètres plus loin, c’est-à-dire à 9 kilomètres de Serrières, j’arrive à la ferme de Coux où il faut prendre la route de gauche.
A partir de là, la route est moins bonne, mais néanmoins fort passable. A deux kilomètres de la ferme, j’arrive enfin au sommet de la côte, au col de Coux, à 1.020 mètres d’altitude. Serrières étant à 210 mètres c’est donc une élévation de 810 mètres soit, sur 11 kilomètres une pente moyenne de 7 1/2%. Toutefois cette déclivité n’est pas uniforme : elle n’est jamais inférieure à 6 °/o et atteint souvent 10 %.
Il est 11 heures 1/2 lorsque j’arrive au col, soit juste une heure 1/2 pour le parcours de cette montée, y compris 10 minutes d’arrêt à mi-chemin. L’année précédente, j’avais mis trois grandes heures à faire ce même parcours de Serrières au col, presque totalement à pied en poussant ma machine. Grâce à mon petit développement de 3m,20, j’ai donc gagné 50 % sur le temps de l’année dernière, et j’ai éprouvé beaucoup moins de fatigue. Il devient donc pour moi, à ce moment, de plus en plus évident, qu’avec une machine à deux vitesses, on peut hardiment se lancer en pleine montagne et affronter les côtes les plus dures, avec la perspective de pouvoir doubler les étapes et sans avoir à redouter trop de fatigues.
Quant à la beauté du paysage traversé, cette route est vraiment fort belle, et sans atteindre la majesté grandiose des principaux parcours des Alpes, elle mérite d’être parcourue par les touristes épris de la belle nature et des sites pittoresques. Au départ de Serrières, elle s’en-gage dans une gorge sauvage bordée d’énormes rochers qui s’élèvent à pic à une grande hauteur. Plus haut, après avoir passé Benonces, elle offre des coups d’œil superbes et laisse contempler de beaux panoramas sur les vallées du Rhône et de l’Albarine.
Du col de Coux, 1 kilomètre de pente rapide me mène à la Chartreuse de Portes où je comptais sur l’hospitalité des Chartreux pour faire un bon repas maigre, comme l’année précédente. Mais quelle n’est pas ma surprise de voir à la porte du couvent un écriteau où il est dit « qu’à partir du 1er janvier 1899, il ne sera plus rien servi aux visiteurs les dimanches et jours de fêtes, les chers frères ayant besoin de ces jours pour se reposer et se recueillir ».
Que faire ? Il est près de midi, je suis loin d’un hôtel quelconque et j’ai l’estomac dans les talons. J’essaie d’implorer la pitié du Père qui vient m’ouvrir, mais il est inexorable, et me signifie carrément que je ne n’ai à compter sur rien, pas même sur un morceau de pain, que d’ailleurs je n’ai qu’à aller à Serrières où il y a un bon hôtel.
Eh parbleu ! je le sais bien, mais ce que je sais aussi c’est que j’ai grand’faim et que je suis à 12 kilomètres de Serrières. Enfin, à la réflexion, je me dis que sur les 12 kilomètres, il y en a 11 de descente et que j’y serai bien vite arrivé. C’est égal, j’enrage de me voir obligé de terminer aussi brusquement une si charmante excursion, et de ne pouvoir flâner, après le déjeuner, sur ces hauteurs, comme je me l’étais promis.
La descente du col à la Chartreuse étant assez rapide j’avais gardé 3m,20, je le garde de même pour remonter au col, et là, je me remets à 5m,80, puis coupant une forte branche de sapin, je l’attache à ma tige de selle. Je juge en effet, pouvoir employer ce moyen de dévaler la pente rapidement et sans peine, car je n’ai qu’un vulgaire frein à patin sur ma roue directrice et d’autre part la route est déserte et, en cette saison, ne porte pas trace de poussière, si bien que je n’ai pas à craindre d’incommoder les passants et les riverains de la route en soulevant des nuages de poussière.
Je suis donc à midi 1/2 à Serrières où, à l’hôtel de l’endroit, je parviens à apaiser ma faim, puis après une bonne sieste sur les bords du Rhône, toujours avec 5m,80 je refais mes 38 kilomètres de plaine et rentre chez moi de plus en plus enchanté des résultats que me donnent mes deux développements.
Il y a, pour aller à la Chartreuse de Portes, une autre route que celle indiquée ci-dessus, et partant de Lagnieu ; je ne la connais pas, mais les gens du pays m’ont affïrmé qu’elle est beaucoup moins bonne et même très mauvaise en certains endroits, ce qui obligerait même avec faible développement à faire une bonne partie de la route à pied.
Total de la journée : 103 kilomètres.

Grande-Chartreuse
Satisfait de ce premier essai, je résolus ensuite de m’attaquer à la fameuse montée de Grenoble au col de Porte par le Sappey. C’est pourquoi, vers la fin d’avril, certain jour à 5 heures du matin, je quittai Grenoble (altit. 210 m.), et arrivé à l’extrémité du faubourg de la Tronche, où commence cette rude côte de 16 kilomètres à 8 % en moyenne, je mets ma chaîne sur 3m,20 et je commence à grimper. Vu la longueur de cette dure montée, j’avais résolu de m’octroyer, tous les 3 kilomètres, dix minutes de repos, ce dont je me suis parfaitement bien trouvé. Ce système que j’ai employé par la suite, toutes les fois que j’ai eu une longue côte à gravir, a le double avantage de ménager considérablement les forces et de permettre d’admirer à loisir les sites superbes que l’on trouve à chaque pas dans les montagnes. Et j’arrive ainsi au sommet des plus longues côtes sans trace de fatigue.
Suivant la méthode que je m’étais tracée, j’arrive à 6 heures 1/2 à l’auberge du col de Vence (altit. 800 m), d’où je repars à 7 heures après avoir ingurgité un premier déjeuner. Celte auberge est juste à moitié chemin du col de Porte. On jouit de là d’un des plus beaux panoramas qui se puissent voir sur la vallée du Grési-vaudan, sur la chaîne de Belledonne et sur les sommets du Mont Blanc.
Je gravis en 1 heure 20 les 8 kilomètres de Vence au col de Porte, y compris deux temps d’arrêt de 10 minutes chacun, ce qui fait du 8 kilomètres à l’heure. Il est donc 8 heures 20 lorsque j’arrive au col de Porte (1.323 m ). Là, je mets pied à terre pour contempler une dernière fois le beau point de vue sur les Alpes, puis je fais passer ma chaîne sur 5m,80. Je remarque à ce moment un écriteau faisant défense aux vélo-cipédistes de traîner derrière leur machine aucune espèce de branchage. Il faut reconnaître que sur une route aussi fréquentée, et par les temps secs, cette pratique serait fort gênante et incommodante à cause des tourbillons de poussière qu’on soulève. Mais cela ne m’émeut guère, la descente sur laquelle je vais m’engager ne présentant pas de déclivité excessive. Il me suffît de contrepédaler légèrement en me servant du frein de temps en temps. Néanmoins je regrette de n’être pas muni d’un second frein sur ma roue arrière Je crois qu’avec deux bons freins, un à l’avant et l’autre à l’arrière, on peut faire toutes descentes sans crainte et sans fatigue. Espérons que, pour la saison prochaine, Vélocio se sera décidé à mettre sur le marché des accessoires son fameux frein à sabot, grâce auquel il est possible de faire, les pieds au repos, les descentes les plus rapides.
J’arrive donc bientôt à l’entrée du Désert et, après avoir gravi à pied les 5 ou 600 mètres de dure et mauvaise montée à 16 % qui conduisent à la Courrerie, puis les 1.500 mètres de pente moins dure et meilleure qui suivent, avec 3m,20, j’arrive au Couvent à 10 heures 1/4. L’année précédente, j’avais effectué le même parcours avec développement ordinaire, c’est-à-dire que j’avais fait à pied toute la montée du col de Porte. Parti de Grenoble à la même heure, je n’étais arrivé au Couvent qu’à 1 heure de l’après-midi et, de plus, complètement vanné, si bien que je n’eus pas le courage de poursuivre plus loin et que je me bornai simplement à descendre prendre le train à Saint-Laurent-du-Pont.
Mais cette dernière fois, grâce à mon petit développement, j’ai pu gagner 2 heures 3/4 sur le temps précédent et de plus, résultat fort appréciable, je ne ressens qu’une fatigue insignifiante, qui a complètement disparu après le bon repas végétarien servi au Couvent et une bonne sieste sur les pelouses qui s’étendent au pied du Grand-Som. Me rappelant la façon peu hospitalière dont j’ai été reçu trois semaines auparavant à la Chartreuse de Porte, je me demande encore pourquoi les touristes sont accueillis si différemment dans chacune de ces deux Chartreuses ?
A 1 heure, je quitte |la Chartreuse et reviens à Saint-Hugues par le même chemin, en descendant à pied la pente si raide et si mauvaise qui y aboutit. Là je me remets à 3m,20 pour grimper au col du Cucheron par Saint-Pierre-de-Chartreuse. Cela commence par 1.500 mètres à 9 ou 10 %, puis il y a une pente plus douce de 800 mètres environ à 4 % dans la traversée de Saint-Pierre. Je m’y arrête 5 minutes pour reprendre haleine et jeter un dernier coup d’œil sur ce site si beau dominé par le pic de Chamechaude à la pointe si bizarre ; puis j’attaque les 3 kilomètres de montée à 8 ou 10 % qui me séparent encore du col du Cucheron (1.180 m.). Saint-Hugues étant à l’alti-tude de 740 mètres, cela fait une différence de niveau de 440 mètres sur 5 kilomètres, soit une moyenne de 9 %.
J’arrive au col à 2 heures, juste 1 heure après mon départ du Couvent. Je juge bon de conserver mes 3m,20 pour le début de la descente qui, pendant 3 kilomètres, présente une pente de 8 °/o ; puis, la pente devenant plus douce, je me remets à 5m,80 que je n’aurai plus à quitter jusqu’à Chambéry, car mon intention n’est pas de faire le troisième col, celui du Frêne, mais de continuer par la belle route dite route du Frou. Je traverse Saint-Pierre-d’Entremont et arrive bientôt à ce fameux site du Frou où je m’arrête quelques instants pour le contempler à loisir. Je remarque aussi, en face, de l’autre côté de la gorge, le petit village de Corbel, si curieusement accroché sur le versant presqu’à pic d’un haut sommet, qu’on se demande comment ses habitants peuvent y arriver. Assurément ils ne doivent pas descendre tous les jours dans la vallée. Je passe ensuite à Saint-Christophe-la-Grotte où, laissant à gauche la grande route, je m’engage sur le mauvais chemin qui rejoint la roule de Chambéry à la sortie du tunnel des Echelles. A partir de l’endroit où ce chemin s’engage dans le rocher. il faut aller à pied à cause du mauvais étal de la chaussée qui est forme uniquement de gros cailloux roulants. C’est le passage dit de Charles-Emmanuel, et l’on y remarque un curieux monument commémoratif adossé au rocher. Ce passage est réellement curieux, et l’on n’a pas à regretter la peine que l’on s’y donne en poussant ou même portant sa machine pour franchir les plus mauvais endroits.
Je rejoins la route de Chambéry, et il n’y a plus qu’une petite montée douce de 3 à 4 kilomètres à 2 ou 3 % pour atteindre le col de Saint-Jean-de-Couz. A partir de là, et jusqu’à Chambéry, c’est une descente superbe de 14 kilomètres le long de laquelle il n’y a qu’à se laisser rouler doucement et sans peine. Je m’arrête néanmoins quelques instants à la Cascade de Couz qui. en cette saison, est dans toute sa beauté, tandis qu’un peu plus tard, dans le cœur de l’été, elle n’a plus qu’un maigre filet d’eau. Il me souvient même de l’avoir vue complètement à sec, c’est-à-dire qu’alors il n’y a plus de cascade du tout.
J’arrive enfin à Chambéry à 5 heures, quelques minutes avant le départ de mon train.
Total de la journée : 71 kilomètres, sur lesquels il y a 22 kilomètres de montée dure à une moyenne de 8 %. Il m’aurait été, je crois, absolument impossible de faire le même parcours dans le même temps si je n’avais eu mon petit développement de 3m.20 à ma disposition.

Les Bauges — Genève. — Vallée de Sixt
Poursuivant la série de mes expériences et excursions en montagne, et la saison devenant plus belle en même temps que les jours plus longs, vers la fin de mai. avec plusieurs jours de liberté en perspective, je débarquai du train de Lyon. certain soir, à Chambéry, quelques minutes avant minuit. Il fait un beau clair de lune : néanmoins j’allume ma lanterne pour être en règle avec la loi. et bien m’en a pris, car à peine sorti de Chambéry je fais la rencontre de deux gendarmes qui ne m’auraient sans doute pas raté. Je me dirige sur Aix les-Bains par la route qui va, plus loin, longer le lac du Bourget. Je trouve charmant de glisser ainsi la nuit, per amica silentia lunae. alors qu’on n’entend nul bruit et que tout repose alentour. C’est charmant surtout lorsque, quelques kilomètres avant Aix-les-Bains, j’arrive sur les bords du lac dans lequel la lune se reflète, tandis que sur l’autre rive la Dent-du-Chat, se découpant en sombre silhouette, poignarde le ciel de sa pointe aiguë. Ce superbe paysage, que j’ai admiré bien souvent pendant le jour, me parait à cette heure nocturne encore plus captivant et sublime.
A 16 kilomètres de Chambéry, je traverse Aix-les-Bains où tout est calme et endormi, et m’engage sur la route d’Annecy ; mais bientôt je laisse sur ma gauche la route nationale pour prendre une autre route qui, plus longue il est vrai de 3 kilomètres, me conduira aussi bien et mieux à Annecy. La route nationale, en effet, n’est qu’une suite ininterrompue de montagnes russes, et j’ai horreur de ce genre de routes qui sont dix fois plus fatigantes que les vraies routes de montagnes. De plus. la route où je m’engage, et qui traverse le massif des Bauges, est fort belle comme paysage : cela seul doit la faire préférer par tous les vrais touristes amis de la nature.
A 4 kilomètres d’Aix, je traverse Grésy-sur-Aix (altit. 3oo m), et ici la montée commence à se faire sentir, et, 2 kilomètres plus loin, sachant qu’elle devient de plus en plus dure pendant 4 kilomètres environ, je me mets à 3m,20 et enlève ainsi sans peine cette côte assez longue, mais dont la pente ne dépasse jamais 6 à 7 %. A Saint-Ours (altit. 500 m ), 6 kilomètres de Grésy, la montée cesse, et je me remets à 5m,8o. Mais avant de me remettre en selle, j’avise une source qui glougoutte là tout près, sur le bord de la route, et cela me suggère l’idée de faire là mon premier déjeuner en trempant dans cette eau fraîche quelques gâteaux secs dont j’avais empli mon vide-poche. Deux fillettes qui passent à ce moment paraissent avoir peur de moi, me prenant sans doute pour quelque mauvais chemineau ; mais je les rassure. L’une a 10 ans et l’autre 8, et j’admire le courage de ces braves petites filles qui s’en vont ainsi en pleine nuit à Aix-les Bains, pour y vendre dès le matin des bouquets de cyclamens dont elles ont chacune un grand panier. Je leur en achète à chacune un, car il faut bien encourager le commerce, et puis le cyclamen n’est-il pas la fleur des cyclistes ?
L’aube commence à paraître lorsque j’arrive à Cusy (altit. 550 m.), à 3 kilomètres de Saint-Ours ; la route monte légèrement ; je laisse à gauche la route qui descend au pont de l’Abîme et qui mène aussi à Annecy. J’aperçois de loin ce fameux pont, mais, le connaissant déjà, je poursuis ma route qui monte presque insensiblement. De cet endroit on remarque, sur la montagne à gauche, ce curieux rocher qu’on appelle dans le pays les Tours de Saint-Jacques ; et en effet, vu à une certaine distance, il donne absolument l’illusion d’un château-fort du moyen-âge.
A 7 kilomètres de Cusy, me voici au pied de la montée qui mène au col de Leschaux et qui est assez dure, car elle débute par 4 kilomètres à 6 %. Je me remets à 3n,,20, et au bout de ces 4 kilomètres durs, j’arrive à Glapigny (alt. 780m). Il fait jour maintenant et je m’enquiers d’une auberge pour prendre un café ou quelqu’autre chose, mais on me répond qu’il n’y a dans ce pays ni auberge ni le moindre débit de boissons. Décidément les Savoyards sont plus sobres que les Dauphinois, car en Dauphiné, dans les moindres villages, il y a presque autant de cabarets que de maisons.
Continuant à monter, je suis bientôt au col de Leschaux (altit. 900 m.), 3 kilomètres de Glapigny. Là se trouve une auberge assez proprette, et le nom du pays m’inspire l’idée de demander un lait chaud. Excellente idée, car on va le traire immédiatement et on me l’apporte tout bourru.

Voilà qui est bon pour préserver l’estomac contre la fraîcheur de l’air matinal.
Fini de monter ! je me remets à 5m.80 et je me laisse aller doucement durant 12 kilomètres, tout le long d’une superbe descente en pente douce, taillée en corniche sur les flancs du mont Semnoz, et pendant laquelle je jouis d’un point de vue splendide sur le gracieux lac d’Annecy et toutes les montagnes qui l’entourent : la Tournette, le Parmelan et d’autres dont les noms m’échappent. Justement, à ce moment, le soleil commence à darder ses premiers rayons qui produisent sur le miroir du lac et sur les neiges des sommets des efforts de lumière vraiment merveilleux. C’est réellement féerique cette descente, et cela seul vaut le voyage. Au bas de la descente, encore 5 kilomètres plats le long du lac, et à 5 heures 3/4 j’entre à Annecy (60 kilom de Chambéry), enthousiasmé de cette équipée nocturne et matinale.
Après un long repos sous les grands arbres de l’avenue qui s’étend au bord du lac, en face du haut sommet de la Tournette, je visite rapidement la ville si curieuse par ses vieux monuments et ses maisons à arcades, et après un excellent petit déjeuner à l’hôtel de l’Europe, recommandé par le T. C. F., à huit heures je quitte Annecy et m’élance sur la route de Genève. Elle débute par 4 kilomètres absolument plats, puis succèdent 11 kilomètres de montée douce dont le maximum de pente ne dépasse pas 4 %, et j’arrive au poste de douane du Pont de la Caille ; mais inutile de m’y arrêter car ma machine a été plombée à l’avance. Un grand progrès que ce plombage des machines ; tant que le plomb n’est pas détérioré, et pendant des années on peut ainsi passer et repasser la frontière française sans s’occuper de la douane autrement que pour faire constater à l’entrée que la machine est bien et dûment plombée. Quel avantage et quelle commodité, lorsqu’on songe aux formalités et aux paperasses d’autrefois.
Au Pont de la Caille, 5 minutes d’arrêt pour contempler ce bel ouvrage d’art si audacieux et si léger, la gorge profonde où bouillonne, à une grande profondeur, le torrent des Usses, et le site merveilleux qui encadre ce tableau.
Au débouché du pont se présente une côte dure de 5 à 7 % pendant 5 kilomètres. Je me mets donc à 3iu,20 et arrive à Cruseilles, puis la route se continuant par une série d’ondulations assez dures, je conserve ce même développement pendant 6 kilomètres encore jusqu’au col du Mont de Sion (790 m.). Là je mets pied à terre pour remettre ma chaîne sur 5m,80 et admirer le beau panorama que l’on découvre de là, d’un côté sur le lac de Genève et la chaîne du Jura, et de l’autre sur cette région tourmentée à travers laquelle se creuse la vallée du Rhône, puis je me laisse aller le long de cette belle descente de 10 kilomètres qui aboutit à Saint-Julien-en-Gencvois (447 m.), dernière ville française. A 1 kilomètre de là se trouve la Douane Suisse où je m’arrête. Je n’ai qu’à montrer ma carte du T. C. F., le douanier constate que le n° de ma machine est bien conforme à celui porté sur ma carte, puis : « C’est bien, vous pouvez passer. » Ce système nouvellement adopté par les Douanes Suisses est des plus expéditifs et rend les excursions en Suisse aussi faciles que s’il n’y avait pas de frontières à franchir. Un ban pour M. Ballif, notre actif et dévoué président, à qui les touristes sont redevables de la suppression des anciennes formalités si vexatoires qui les arrêtaient naguère à la frontière. C’est grâce à ses démarches persévérantes que tout cela a pu être obtenu.
A 6 kilomètres de la douane, je traverse Carrouge, puis 2 kilomètres plus loin me voilà à Genève où j’arrive un peu avant 11 heures (heure française), juste à temps pour déjeuner à l’excellent hôtel de la Balance. Connaissant Genève de longue date, je ne m’y attarde pas, et, après m’être occupé de quelques affaires qui m’y appelaient, à 5 heures je me dirige sur Anne-masse, et après un parcours dans une région qui n’offre rien de bien intéressant, j’arrive à 7 heures à Saint-Jeoire (29 kilom. de Genève) où je descends à l’hôtel des Alpes (simple, propre et bon). Total de la journée, depuis mon départ de Chambéry à minuit : 132 kilomètres.
Comme je n’ai pas dormi la nuit précédente, puisque je roulais sur les grandes routes, j’éprouve le besoin de me coucher de bonne heure, et le lendemain à 5 heures je quitte Saint-Jeoire et, peu après, j’entre dans cette belle vallée du Giffre ou de Sixt qui est encore trop peu connue, mais où affluera bientôt la troupe moutonnière des touristes Cook, lorsque la réclame que l’on commence à faire autour d’elle aura répandu au loin la renommée de ses beautés et de ses charmes. La route est bonne et ne monte que légèrement jusqu’à Samoëns (23 kilom. de Saint-Jeoire) où j’arrive à 6 h. 1/2. Il est encore trop tôt pour déjeuner et je poursuis jusqu’à Sixt qui se trouve à 8 kilomètres plus loin ; mais comme ça commence à monter, parfois d’une manière assez raide, je mets ma chaîne sur 3m,20 et à 7 h. 1/4 je suis à Sixt où je déjeune avec du café, miel et beurre, le tout délicieux, à l’hôtel du Fer à cheval ; puis je me dirige vers le Fer à Cheval, la principale curiosité de cette belle vallée. J’avais lu, dans certain guide, qu’il était impossible d’y aller à bicyclette. Cependant, pour plus de sûreté, je me renseigne auprès de l’hôtelier qui m’affirme que c’est chose facile, qu’il n’y a, sur les 6 kilomètres de distance, qu’un mauvais passage de 4 à 500 mètres à faire à pied, mais que tout le reste, quoique montant, peut être fait en machine. Ce brave homme avait raison et le guide avait tort. Je conserve mon petit développement et, au bout de 6 kilomètres de montée parfois assez dure, j’arrive à un chalet où je laisse ma machine, car le chemin ne va pas plus loin ; il n’y a ensuite qu’un sentier où, après quelques centaines de mètres à pied, on arrive au milieu de ce magnifique site du Fer à Cheval, immense cirque de rochers qui s’élèvent à pic à une énorme hauteur et du haut desquels une foule de cascades descendant des glaciers précipitent leurs gerbes d’écume.
Ce spectacle est merveilleux, surtout en cette saison printanière où les neiges des hautes altitudes commencent à fondre. C’est certainement là un des plus beaux sites alpestres qui existent, et je reste là longtemps à le contempler, bercé par le bruit des cascades et des clochettes d’un troupeau de chèvres. Quel charme doux et reposant au fond de cette délicieuse vallée !
Je m’arrache cependant au charme qui m’envahit et. conservant toujours mon petit développement à cause de la descente parfois assez raide, me voilà de retour à Sixt pour déjeuner à midi à l’hôtel du Fer à Cheval. J’ai fait encore cette remarque, sur les parties rocailleuses de ce chemin, qu’avec les petits développements, il est bien plus facile de se maintenir, que l’on se sent plus sûr. plus maître de sa machine et que l’on risque moins de ramasser des pelles. C’est une remarque que j’ai souvent mise à profit, par la suite, sur des routes mauvaises, reconnaissant chaque fois combien elle était exacte.
L’hôtel du Fer à Cheval où je déjeune est un ancien couvent de Bénédictins et la salle à manger était le réfectoire des moines. C’est assez curieux pour les amateurs d’archéologie, et cela sort de la banalité des hôtels ordinaires. Mais de ces voûtes épaisses, il tombe une humidité froide qui glace jusqu’aux os. Je recommande ce séjour à ceux qui recherchent la fraîcheur pendant les ardeurs de l’été.
A 2 heures, je quitte ce coquet village de Sixt et, me mettant à 5m,80. j’arrive bientôt à Samoëns et, 10 kilomètres plus loin, à Taninges où, tournant à gauche, je traverse le pont du Giffre et arrive au pied de la montée du col de Châtillon qui sépare cette vallée de celle de l’Arve. Pour arriver au col il y a 4 kilomètres de montée dure à 5 ou 6 %. Je remets donc ma chaîne sur 3m,20 et me voici bientôt au col d’où l’on jouit d’un splendide coup d’œil sur les deux vallées. A partir du col, la pente est rapide pendant les 6 kilomètres de descente jusqu’à Cluses. C’est du 6 à 7 %. Aussi, les dernières maisons du col passées, ne me sentant pas assez sur avec mon seul frein, j’ai vite fait de couper quelques branches et de les attacher à ma tige de selle, de sorte que je n’ai plus qu’à me laisser aller et à
veiller seulement à bien prendre les contours dans les nombreux coudes de la route. Cela m’a aussi permis de me remettre à 5m,80.
J’arrive ainsi à Cluses et laissant mon fagot avant d’entrer dans la ville, voici que deux gamins veulent s’en emparer en même temps et en viennent même aux coups. Sujet de discorde entre les jeunes habitants de ces paisibles vallées, voila donc encore un nouveau méfait à ajouter a ceux que l’on reproche déjà à ce genre de frein.
R . Berger.

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avec machine à deux développements
(SUITE )
Je passe devant l’Ecole Nationale d’Horlogerie, banal assemblage de moellons, digne spécimen de l’architecture officielle moderne, et je remonte cette grandiose vallée de l’Arve. A 6 ou 7 kilomètres après Cluses, à un coude de la route, le Mont Blanc se dresse tout à coup au fond de la vallée dans toute la majesté de son colossal massif. C’est certainement de ce point qu’on peut le mieux en admirer l’ensemble. A Chamonix on est trop près et l’on ne voit que les détails. Pendant les 10 kilomètres qui, à partir de là, précèdent Sallanges, mes yeux ont constamment devant eux ce grandiose tableau et ne peuvent s’en détacher. Quand, au sortir de la gorge sauvage qui précède cette apparition, on se trouve subitement en face de ce spectacle éblouissant, on est comme saisi et hypnotisé, il faut s’arrêter et les plus indifférents ne peuvent résister à l impression grandiose qui s’en dégage.
Je vais un peu à une allure de tortue, car ce serait un crime que de brûler l’étape en présence de ce spectacle merveilleux, et il est 6 heures lorsque j’arrive à Sallanges où je descends à l’hôtel des Messageries recommandé par le T. C. F.(bon).
Le soir, après dîner, je reste encore longtemps dehors à fumer des pipes en contemplant les curieux effets du coucher du soleil sur le Mont Blanc. Ses glaciers d’un blanc d’argent si brillant deviennent roses, puis orange, puis jaune pâle et enfin, la lune se levant, prennent une magnifique teinte bleu vert.
Un habitant du pays me dit que ces beaux couchers de soleil sont généralement le présage de mauvais temps pour le lendemain ou les jours suivants. Je laisse dire cet oiseau de mauvais augure et vais me coucher. Mais hélas ! cet oiseau avait raison. Le lendemain quand je me réveille, à 5 heures, il pleut à verse et de gros nuages cachent le Mont Blanc. Que faire ? je me recouche, mais 2 heures après, il pleut tout autant. Je descends au salon de l’hôtel consulter le baromètre. il est à Grande Pluie. Je dois donc me résigner et renoncer à mon projet qui était de revenir à Annecy par Mégève et le col des Aravis, et d’Annecy à Chambéry par le val du Fier, la Chautagne et la belle route qui longe le lac du Bourget. Je fis bien en effet de me résigner à ce sacrifice, car il plut presque sans interruption pendant trois jours de suite. Un train part à 9 heures, je m’y engouffre navré et cette excursion si bien commencée, je la termine dans les boites à sardines du P.-L.-M., comme disait le Docteur Vélo de joyeuse mémoire.

Gorges de la Bourne, Grands-Goulets, Vercors, Diois, Trièves.
Vers le milieu de juin, libre pour deux jours, après avoir terminé quelques affaires qui, la veille m’avaient appelé à Grenoble, certain matin, dès 4 heures je quittai cette ville et me dirigeai sur Sassenage. Je suis seul encore cette fois, et bien d’autres encore. Certes, quand je trouve une occasion d’avoir un compagnon je ne la manque jamais, mais je ne la cherche pas non plus, sachant par expérience combien il est difficile de trouver des compagnons parmi les gens de mon âge, et les jeunes gens en général n’aimant guère la manière calme et tranquille dont j’excursionne.
Voilà pourquoi je voyage seul la plupart du temps. Mais fort heureusement j’en ai l’habitude et, en somme, je trouve que c’est encore la meilleure manière de bien voir les pays parcourus. Le touriste qui sait prendre du plaisir et de l’intérêt à tout ce qui l’entoure a rarement conscience de sa solitude et il peut ainsi s’arrêter de temps en temps quand bon lui semble pour admirer à son aise les parties du pays qui lui plaisent plus particulièrement et en photographier quelques coins dans sa mémoire.
A partir de Grenoble, pendant 6 kilomètres la route est absolument plate jusqu’à Sassenage (altitude 210 mètres), mais dans ce village commence la dure montée de 12 kilomètres qui conduit à Engins. Je m’empresse donc de prendre mon petit développement de 3m,2O. Les 4 premiers kilomètres surtout sont très durs, c’est du 8 à 9% : les 8 autres kilomètres le sont un peu moins, c’est du 6 %. Comme je le fais pour toutes les côtes qui sont longues et raides, je m’octroie tous les 3 kilomètres, 5 à 10 minutes de repos, et j’en profite pour admirer le superbe panorama que l’on découvre en montant et qui s’étend fort loin sur la vallée du Grésivaudan et, en face, sur le massif de la Chartreuse.
Grâce à mon petit développement, j’arrive à 6 heures à Engins (850 mètres) ayant gagné plus d’une heure sur le temps que j’avais mis l’année précédente à faire cette même montée, et de plus, résultat appréciable, je ne suis, cette fois-ci, nullement fatigué.
Néanmoins la montée et aussi l’air frais du matin m’ont ouvert l’appétit, j’entre donc dans le seul hôtel du pays où je me fais préparer deux œufs et du café, puis à 6 h. 1/2 je me remets en selle après avoir remis ma chaîne à 5m,80, car la montée est ensuite assez douce. Je passe dans les curieuses gorges d’Engins toutes trouées de grottes profondes et après 4 kilomètres de montée douce, me voici au pied d’un raidillon de 1 kilomètre à 8 % qui nécessite l’emploi de mon 3m,20. Du sommet de ce raidillon, je me trouve sur le plateau de Lans où la route se poursuit avec de faibles ondulations pendant 9 kilomètres. Je passe du bassin du Furon dans celui de la Bourne, et à 8 heures j’arrive au bas du Villard-de-Lans (1040 mètres). Bien entendu, pour ce dernier parcours, j’avais repris 5m,80.
A partir de là jusqu’à Pont-en-Royans, c’est-à-dire pendant 24 kilomètres, la descente est continuelle, mais la route est médiocre ; elle est même très mauvaise dans les Gorges de la Bourne qui commencent à 4 kilomètres du Villard-de-Lans. Pendant les 5 kilomètres que dure le trajet dans la première partie des Gorges, jusqu’au pont de Goule-Noire, c’est même si mauvais qu’il faut mettre pied à terre ; cependant grâce à mon petit développement que je reprends alors, je puis rouler en louvoyant entre les trop gros cailloux. Mais ce passage est si beau qu’on ne regrette pas la lenteur avec laquelle on est obligé de marcher. Je ne veux pas essayer une description de ces Gorges, pas plus que des Goulets ; ce sont des excursions qui sont devenues classiques et qui ont été nombre de fois décrites dans le Cycliste.
Au pont de Goule-Noire (725 mètres) à 9 kilomètres du Villard, la route devient meilleure ; je me remets donc à 5m,80, et, toujours suivant le cours de la Bourne, je passe bientôt à La Balme de Rencurel (650 mètres) 3 kilomètres du pont de Goule-Noire, puis 8 kilomètres plus loin, à Choranche, et enfin à 4 kilomètres de Choranche, j’arrive à Pont-en-Royans (210 mètres), à 11 heures pour déjeuner à l’excellent hôtel Bonnard qui est recommandé à juste titre par le T. C. F.
A 1 heure 1/2, je quitte cette curieuse et pittoresque ville de Pont-en-Royans. pour me diriger vers les Goulets. A 2 kilomètres,j’arrive à Sainte-Eulalie après un raidillon assez dur, puis je traverse les Petits-Goulets, et après une bonne descente douce de 2 kilomètres, me voici au pont des Echevis (6 kilomètres de Pont-en-Royans) où commence la montée de 6 kilomètres à 5 ou 6 % qui conduit au célèbre passage des Grands-Goulets. Je me mets donc à 3m,20 et j’enlève d’une seule traite cette côte en passant devant deux cyclistes qui la montent à pied et qui paraissent quelque peu surpris de me voir la faire en machine. S’ils avaient comme moi un petit développement à leur disposition, ils en feraient tout autant. Je les ai bientôt distancés et j’arrive à 3 heures à La Baraque (altitude 700 mètres) après m’être arrêté quelques instants au milieu de ce magnifique et grandiose passage des Grands-Goulets d’où je sors assourdi par le tapage infernal que fait la Vernaison en bouillonnant dans ces gorges profondes.
A la Baraque, je m’accorde une demi-heure d’arrêt à l’hôtel Grenoblois pour prendre le café, et à 3 heures 1/2 je me dispose à partir. Sachant que la montre est plus douce jusqu’à La Chapelle-en-Vercors. je remets mon grand développement et pendant que je fais cette petite opération arrivent justement mes deux cyclistes de tout à l’heure qui me voyant avec ma chaîne à la main, croient que je l’ai cassée ; je les détrompe bien vite en leur expliquant mon système, et, pour leur en montrer la simplicité, je fais plusieurs fois de suite devant eux la petite opération qui consiste à faire passer la chaîne d’un couple de pignons sur l’autre et je leur prouve ainsi que je n’ai pas grand mérite à faire en machine une montée qu’il leur était impossible, à eux, de faire avec leurs développements de 6 mètres et plus. Ma démonstration parait les intéresser vivement. En voilà deux qui sont presque convaincus : ils y réfléchiront certainement d’ici l’année prochaine, et alors je crois qu’eux aussi viendront grossir la petite armée des touristes-montagnards à deux ou plusieurs vitesses.
Ces Messieurs se dirigent du côté de Grenoble ; c’est l’opposé de mon itinéraire. Ils me remercient vivement de ma démonstration, je leur souhaite bon voyage, et je me dirige sur La Chapelle-en-Vercors (altitude 9 40 mètres) où me conduit une montée douce et continue de 6 kilomètres à 3 %. De là jusqu’à Saint-Agnan-en-Vercors (760 mètres), 4 kilomètres de descente à 4 %. Puis je reprends la route qui remonte le long de la Vernaison. On ne dirait pas alors que ce ruisseau à l’humeur si calme sera plus bas le torrent rageur qui dans les gorges des Grands-Goulets fait un vacarme effroyable.
Après 8 kilomètres de montée douce à 2 ou 3 %, me voici au village du Rousset (916 mètres) où je mets pied à terre pour changer de développement et me mettre à 3m,20 afin de gravir la dure montée de 6 kilomètres à 7 ou 8 % qui mène au col du Rousset (altitude 1330 mètres). Je fais ces 6 kilomètres en 35 minutes exactement et j’arrive à 6 heures à l’entrée du tunnel de 600 mètres percé sous le col. Le col est un peu plus haut à l’altitude de 1410 mètres ; l’on voit encore les lacets de l’ancienne route qui le franchissait autrefois avant l’ouverture du tunnel. Avant de m’engouffrer dans ce dernier, je jette un dernier coup d’œil sur ce beau pays de Vercors que je viens de traverser, puis je me remets à 5m,80 et, le tunnel franchi, au sortir de cette ombre, je suis ébloui en face du charmant panorama que l’on découvre de ce point et qui s’étend sur les vertes montagnes du Diois et sur la vallée de la Drôme. Pendant que je suis plongé dans cette contemplation, un vieux bonhomme s’approche de moi traînant un fagot et me l’offre pour cinq sous. Le fait est que j’ai maintenant à dégringoler une descente de 13 kilomètres à 6 ou 7 % jusqu’à Chamaloc. Je me laisse donc séduire par cette offre en me disant que la route est peu fréquentée, et presque totalement déserte et que je ne risque pas d’incommoder des voisins absents, et enfin qu’il n’y a pas grande poussière sur cette route ombragée. J’accroche donc mon fagot par une solide corde à ma tige de selle, et vogue la galère. C’est un véritable enchantement que cette descente ainsi faite. Je n’ai qu’à me laisser aller sans peine ni fatigue en m’occupant seulement de bien veiller à la direction dans les contours qui sont nombreux. J’arrive ainsi à Chamaloc où j’abandonne mon fagot, et après 7 kilomètres de bonne route plate, me voici à Die (400 mètres) où je descends à l’hôtel des Alpes (bon) à 8 heures.
Total de la journée, 114 kilomètres, dont 25 de montée dure qui m’a paru douce grâce à mon petit développement.

Le lendemain matin je quitte Die à 6 heures et me dirige sur Châtillon-en-Diois où j’arrive à 7 heures après un parcours de 14 kilomètres sur une bonne route, plate d’abord pendant 6 kilomètres, puis ensuite quelque peu ondulée. Je m’y arrête une heure pour le premier déjeuner, et, à 8 heures, j en repars et m’engage sur une belle montée douce à 3 % pendant 10 kilomètres. Cette partie de la route est vraiment superbe et ce parcours magnifique dans une gorge sauvage formée par deux hautes murailles de rocher le long du torrent des Gas. Cela rappelle un peu les gorges de la Bourne, mais avec un tout autre caractère, avec je ne sais quoi de plus sauvage. Ces gorges sont encore peu connues, mais lorsqu’elles le seront davantage, elles deviendront bien vite un but d’excursion comme leurs voisines du Vercors, car, durant ces 10 kilomètres c’est un ravissement continuel.
Au sortir de ces gorges se présente une montée de 3 kilomètres à 6 %, vite mon petit développement, et j’ai bien vite enlevé ce raidillon, puis ensuite descente douce de 2 kilomètres ; je juge inutile pour si peu de mettre pied à terre pour changer de développement car, au bout de cette petite descente, commence la montée de 9 kilomètres à 6 % qui aboutit au col de Grimone. Selon mon habitude lorsque les côtes sont un peu longues, je m’octroie deux petites haltes de cinq minutes chacune après les 3e et 6e kilomètres et en 1 h. 10 je suis au col de Grimone (1325 mètres). Je reprends 5m,80 pour la descente de 4 kilomètres à 5 % qui aboutit au hameau des Lussettes (1050 mètres) où l’on rejoint la grande route de Grenoble à Marseille.
La région où j’arrive maintenant est triste et dénudée et forme un étrange contraste avec les verdoyants pays que je viens de parcourir : c’est le Dévoluy où l’on ne voit que sommets arides, éboulements de rochers et montagnes sans végétation : on dirait un pays maudit sur lequel mille fléaux ont passé.
Mais je n’y suis pas pour longtemps, je reprends la route du Dauphiné verdoyant et pour cela me remets encore à 3m,20 pour les 3 kilomètres de montée dure que j’ai à gravir pour arriver au col de la Croix-Haute (1180 m.). Quelle tristesse froide se dégage de l’aspect de ce col ! là rien n’engage à y séjourner. Je continue donc en gardant toutefois mon 3m,20 pour les 5 kilomètres de descente rapide qui viennent ensuite. La pente s’adoucissant je me remets à 5m,80 et 2 kilomètres plus loin je suis à Saint-Maurice-en-Trièves (900 m. ) d’où l’on commence à apercevoir ce vaste bassin du Trièves si profondément raviné dans tous les sens, bordé là-bas. tout à l’est, par les imposants massifs du Pelvoux et de l’Oisans dont je distingue les deux cimes principales : la Meije et la Barre des Ecrins, parmi une foule d’autres sommets aux pointes dentelées.
A 12 kilomètres de Saint-Maurice, sur route plate et légèrement ondulée, j’arrive enfin à midi 1/2 à Clelles que je laisse sur la droite de la route et m’installe pour déjeuner dans une petite auberge de bonne apparence où l’on me sert un repas simple mais très bon. J’ai fait mettre ma table en dehors, à l’abri sous une tonnelle, en face de ce curieux Mont-Aiguille qui est la merveille, on pourrait dire le clou du pays, et tout en dînant je puis examiner à loisir cette bizarre montagne qui ne ressemble à aucune autre.
De quelque côté qu’on la voie, cette montagne apparaît comme une muraille en apparence inaccessible. et quelle muraille ! 600 mètres à pic, d’une verticalité absolue et que l’on croirait avoir été obtenue au moyen du fil à plomb ; et de tous les côtés, sur toutes ses faces, même muraille formidable. Eh bien ! cette inaccessibilité n’est qu’apparente, et l’on assure même que la première ascension en a été faite au XVe siècle. Il y a dans cette gigantesque muraille une fente, une fissure qui ne se distingue pas à cette distance et dans l’intérieur de laquelle les alpinistes parviennent à trouver le moyen de se hisser jusque sur le plateau qui couronne ce monolithe géant.
Cette ascension est même devenue classique de nos jours et les alpinistes éprouvés trouvent même qu elle est très facile.
le patron de l’auberge me propose de me servir dé guide pour me conduire jusqu’au sommet m’affirmant qu’il n’y a nul danger ; mais le temps me fait défaut pour cette ascension qui demande toute une grande journée, et je lui donne rendez-vous pour l’année prochaine.
A 2 h. 1/2 je quitte ce curieux coin de terre et continue ma route qui se poursuit par 7 kilomètres de douce descente, puis tout à coup une brusque pente m’amène au fond du ravin de Saint-Michel d’où il faut remonter par une pente non moins raide, mais pour cela, que m’importe, puisque j’ai à ma disposition le moyen si simple de me moquer des obstacles de ce genre.
Après 2 kilomètres de cette côte dure, la pente s’adoucit, je me remets à mon grand développement que je n’aurai plus a quitter, car, après 6 kilomètres de montées douces me voici au col du Fau (900 m.) le dernier col de mon itinéraire, et maintenant ce n’est plus qu’une descente continuelle. Le premier kilomètre de descente est cependant rapide ; c’est au moins du 7 %, mais ce n’est pas long ; j’arrive, au bas de cette côte si raide, au Monestier-de-Clermont où je m’arrête une demi-heure pour me rafraîchir et me reposer un peu II est 4 heures 1/2 lorsque je quitte le Monestier.
C’est maintenant une superbe descente de 18 kilomètres en pente douce de 2 à 4 % pendant laquelle je jouis d’un fort beau coup d’œil au loin sur la vallée de l’Isère et une foule de sommets dont les crêtes se découpent sur le ciel en bizarres silhouettes. C’est encore un enchantement que cette descente, et c’est bien trop tôt que j’arrive à Vif (alt. 300 m.) où je retrouve la plaine ; après 8 kilomètres plats je passe au Pont-de-Claix ; puis après les 8 kilomètres de la belle avenue ombragée qui va en ligne droite du Pont-de-Claix à Grenoble, j’arrive dans cette ville à 7 heures, enchanté de cette belle excursion favorisée par un temps à souhait et qui, malgré un parcours des plus accidentés ne m’a nullement paru fatigante. J’ai en effet franchi cinq cols et fait 42 kilomètres de montée dure que j’aurais dû faire à pied, et avec combien de fatigue, si je n’avais eu mon petit développement.
Je descends à l’hôtel de Savoie, en face la gare, d’où, après un excellent dîner, je reprends le train qui me ramène dans mes pénates.
Total de la journée 116 kilomètres, et des deux journées 230.

Dans le Jura, le Valais et la Savoie.
Le 14 juillet tombant cette année un vendredi, je m’empressai, bien entendu, de saisir cette occasion de trois jours de fête en leur adjoignant un jour supplémentaire, ce qui me faisait quatre jours de pleine et entière liberté, pour entreprendre une excursion au long cours. Mon projet que j’ai pu exécuter en tous points, grâce à un temps superbe, était de monter de Bellegarde au col de la Faucille, puis, par Genève, de gagner le Valais jusqu’à Loèche et de revenir par Chamonix et la vallée de l’Arly.
Séduit par ce programme attrayant, un ami touriste enragé comme moi, avec qui j’avais fait nombre d’excursions l’année précédente mais qui m’avait quelque peu abandonné cette année, m’avait promis de se joindre à moi ; mais la veille du jour fixé pour le départ, il m’annonce qu’il lui est impossible de partir au jour dit et qu’il tâchera de me rejoindre à Genève en s’y rendant par le chemin de fer. Mais hélas ! je ne le vis pas non plus à Genève. Il était donc écrit que, celte année, je voyagerais toujours seul ; mais je m’en console cependant en pensant qu’il en est du tourisme comme de la vertu, qu’il trouve en lui-même sa récompense, et que la nature n’en sera pas moins belle parce que je l’admirerai seul au lieu de l’admirer de compagnie.
Donc le mercredi la juillet je débarque du P.-L.-M. à 9 heures du soir à Bellegarde et. après une bonne nuit à l’hôtel de la Poste (bon) le lendemain je suis debout dès 5 heures. On ne saurait quitter Bellegarde sans voir la Perte du Rhône. C’est donc là que je me dirige tout d’abord. Ce n’est d’ailleurs qu’à 400 mètres de la ville. Ce site est vraiment fort curieux à mon avis et pas assez vanté. Cela fait un effet saisissant de voir le Rhône tout entier disparaître en bouillonnant dans le gouffre pour reparaître à environ 200 mètres plus loin. C’est un spectacle tout à fait unique et tel qu’on ne voit nulle part ailleurs rien qui y ressemble. Ah ! si cela se trouvait en Suisse ! comme la réclame s’en emparerait, comme on battrait la grosse caisse autour de ce site imposant pour y attirer, et y écorcher, la foule des touristes des agences Cook et autres !
Ma curiosité satisfaite, je quitte le pont qui se trouve au-dessus de la Perte du Rhône et où j’avais laissé ma machine pendant que j’allais jusqu’au bord du gouffre. Mais je commence tout d’abord par placer ma chaîne sur mon petit développement, car ça monte dur pour revenir à Bellegarde, et ensuite ça monte bien plus fort. Je traverse la place sans m’y arrêter, et passant le poste des douaniers qui me regardent avec étonnement, je m’élance sur le raidillon de 1 kilomètre environ à 10 % par lequel débute la route de la Faucille. Tous les douaniers sont sortis du poste pour me voir monter cette côte, mais ils n’ont pas l’air de se douter du subterfuge grâce auquel ce tour de force m’est facile, car j’entends l’un d’eux dire aux autres : « Eh bien ! en voilà un qui a un rude jarret ! » Je les laisse à leur illusion, et. aiguillonné par les regards qui sont braqués sur moi, j’enlève rapidement ce dur morceau, puis la pente devient un peu moins dure ; pendant les 2 kilomètres suivants, elle est de 5 ou 6 %, et j’arrive à Lancrans, puis montant encore 3 kilom. à 4 % je passe à Confort ; la pente s’adoucit ensuite de plus en plus pendant 9 kilomètres ; il y a même quelques courtes descentes et me voici à Chézery (630 m.) où je m’arrête à l’hôtel de la Valsérine pour avaler un premier déjeuner.
Pendant que je déjeune, l’hôtelier m’apprend que, quelques kilomètres plus loin, la route a été coupée parmi ébranlement de rochers et que les voitures ne peuvent plus circuler et me dit qu’il doute que je puisse passer. « Mais bah ! me dis-je en moi-même, nous verrons bien, allons toujours. »
Je repars donc après 3/4 d’heure d’arrêt clans ce village, et continue à remonter cette belle et longue vallée de la Valsérine que ma route suit jusqu’au pied du col de la Faucille. Quelques kilomètres plus loin que Chézery, la route a bel et bien été emportée par un éboulement et même en deux endroits différents. On est bien en train de la refaire, mais néanmoins pour le moment il n’y a pas de route. Je juge cependant que s’il est difficile de passer, du moins ce n’est pas impossible.
Je m’introduis dans le cadre de ma machine, et, la portant ainsi en sautoir, je parviens à franchir ce passage difficile en marchant sur les éboulis. Ce premier passage est relativement facile, mais un peu plus loin, au deuxième endroit où la route est coupée, la difficulté se complique de ce qu’un pont ayant été emporté, il faut traverser un torrent dont les eaux bouillonnent avec fracas au milieu des rochers et des terres que l’éboulement a entraînés. Je ne vois qu’un moyen : c’est de quitter bas et souliers et de marcher au milieu du torrent. Ainsi fais-je, et me cramponnant aux rochers qui encombrent le lit de ce torrent, et toujours avec ma machine en sautoir, je parviens enfin avec mille peines à franchir ce difficile, et je dirai même, dangereux passage. Il avait bien raison mon hôtelier de Chézery de me dire que les voitures ne pourraient pas passer ! Enfin à quelque chose malheur est bon, et le bon de cette affaire, c’est que je suis maintenant absolument roi de la route, n’ayant pas à redouter les cochers, race vélophobe, et que je puis tenir le milieu de la route sans avoir à me garer des voitures ou des automobiles qui, elles aussi, seraient bien embarrassées en face d’un tel passage. Tandis qu’avec miss bicyclette, avec un peu de persévérance on passe partout, même là où la route fait défaut.
Ces deux mauvais passages m’ont retardé de près de 3/4 d’heure. Je me hâte donc de me rechausser et continuant toujours de monter, je passe dans le beau défilé de Sous-Balme, resserré entre deux hautes parois de rocher, puis la vallée s’élargissant de nouveau, j’arrive à Lélex (870 m.) 11 kilomètres de Chézery. 8 kilomètres encore de montée de plus en plus douce, et me voici à Mijoux (980 m.) où je tourne à droite pour attaquer la terrible montée du col de la Faucille.
Pendant 3 kilomètres c’est du 11 à 12 %. J’avoue que, même avec mon petit développement, ça m’a paru dur. Il faudrait, dans les côtes d’une telle, raideur, n’avoir pas plus de 2m50. Cependant, en coupant la montée d’une petite halte dans le milieu, j’en viens à bout quand même et je finis par arriver jusqu’au bout en machine. Il y a encore après cela 1 kilomètre plat, puis je débouche sur l’échancrure du col de la Faucille (1323 m.) après avoir jeté un dernier regard d’adieu sur cette charmante vallée de la Valserine que je remonte depuis Bellegarde. Cette dernière ville étant à 320 mètres d’altitude, et la Faucille à 1321 : je me suis donc élevé de 1.000 mètres dans la matinée.
Pour tout ce parcours, depuis Bellegarde, j’avais gardé 3m,20, quoique bien des parties de la route eussent pu être faites avec 5m,80 ; j’avais jugé préférable de garder tout le temps mon petit développement plutôt que de mettre trop souvent pied à terre pour quelques courtes descentes ou quelques morceaux de plaine de loin en loin.
Il est 11 heures lorsque j’arrive au col ; je commande aussitôt mon déjeuner à un hôtel d’assez bonne apparence qui se trouve là et où il y a même un certain nombre de personnes en villégiature ; l’air est pur en effet à celte hauteur et ce doit être un séjour d’été des plus agréables.
La vue que l’on a du col est saisissante, s’étendant sur le lac de Genève et plus loin sur la ligne des Alpes que domine le Mont Blanc. C’est un tableau grandiose avec lequel fait un curieux contraste la vue que l’on découvre en se détournant sur la délicieuse vallée de la Valserine toute verdoyante, et d’un caractère plus intime, plus gracieux, plus riant.
A 1 heure, après un plantureux déjeuner, je me mets en devoir de dévaler la longue descente de 12 kilomètres qui finit à Gex. Je commence, bien entendu, par remettre ma chaîne à 5m.80, car la pente n’est pas d’une rapidité excessive, et ne dépasse pas trop, je crois, 5 %. Toutefois, l’hôtelier m’ayant gracieusement offert une branche de sapin en me donnant l’assurance que ce n’est pas défendu et que du reste, cette route n’a jamais de poussière, je l’attache à ma tige de selle, et me laisse glisser paresseusement en n’ayant d’autre souci que de veiller, d’un œil à ma direction, et de l’autre contempler le beau paysage qui se déroule tout le long de la route.
Toutefois, après 5 kilomètres, je trouve que cette branche me ralentit trop ; j’en détache une partie, et ainsi allégé, cela va ensuite tout à fait bien jusqu’à Gex. Là j’abandonne ma suite, et continuant à descendre en pente très douce, je traverse Ferney-Voltaire (10 kilom. de Gex), puis, 2 kilomètres plus loin je m’arrête à la Douane suisse où il me suffit de montrer ma carte du T .C.F. pour aussitôt passer librement sans autre formalité. Enfin, 5 kilomètres plus loin, me voici à Genève. Il est 3 heures. C’est l’heure du train qui doit amener l’ami que j’attends. Je cours donc à la gare, mais à l’arrivée du train, personne. Me voilà donc condamné à voyager seul sur la terre étrangère. Mais je ne l’ai regretté ensuite qu’à demi, car mon ami n’a qu’un développement à sa machine, même assez fort, et je me suis plusieurs fois demandé ce qu’il eût fait, aussi mal outillé en présence des dures montées qui nous attendaient.
N’ayant pas l’intention de moisir à Genève, et un bateau partant à 5 h. 15 heure suisse, ou 4 h. 20 heure française, je m’y embarque avec mon inséparable bicyclette, et me voilà voguant sur celte belle nappe bleue au son d’un orchestre | entraînant qui s’est embarqué pour Montreux ; et je n’ai plus qu’à regarder et admirer de tous côtés, soit le Jura, soit les Alpes et le Mont Blanc ; ou bien, plus loin, les rochers qui bordent la côte de Savoie, ou les coteaux à pics couverts d une luxuriante végétation et tout parsemés de villas et d’hôtels, qui bordent la côte suisse. Je dîne à bord du bateau où il y a un excellent restaurant, et après 4heures de cette charmante navigation, je débarque à Villeneuve à 9 h. 15 heure suisse et vais passer la nuit à l’hôtel du Port (bon).
Le lendemain, à 5 heures, je quitte Villeneuve en jetant un dernier coup d’œil sur le lac que l’on aperçoit de là dans presque toute sa longueur, et m’élance sur la longue route plate qui remonte la vallée du Rhône en côtoyant le grand fleuve. A 10 kilomètres voici Aigle, puis 13 kilomètres plus loin c’est l’étroit défilé de Saint-Maurice, et encore 10 kilomètres plus loin, c’est Vernayaz où j’arrive à 7 heures en passant devant la célèbre cascade de Pissevache qui précipite son énorme volume d’eau d’une hauteur de soixante mètres. Comme je m’en approche pour la voir de plus près, je remarque que l’accès en est interdit par un mur et que, pour s’en approcher, il faut prendre tout d’abord un billet, coût 1 franc, moyennant quoi on peut arriver près de la cascade et gravir un petit sentier en lacets qui monte jusqu’à l’endroit d’où, sortant brusquement d’une fente du rocher, elle se précipite d’un seul bond dans la vallée.
J’admire longuement cette belle chute d’eau, le fracas, la violence et le volume de ses eaux, et, perdu dans le nuage de vapeurs qui flotte sans cesse au-dessus de la cataracte, j’ai peine à m’arracher à ce sublime spectacle.
A quelques pas de là un autre spectacle appelle l’attention du touriste, ce sont les célèbres gorges du Trient où l’on pénètre jusqu’à 1 kilomètre de profondeur sur une légère galerie appliquée contre la paroi du rocher et suspendue au-dessus du torrent Entre ces deux hautes murailles qui s’élèvent à pic à trois cents mètres de hauteur, c’est à peine si le jour parait, un jour douteux et triste qui ne vient que d’en haut. Il semble par moments que les rochers en se rapprochant vont intercepter le passage et ce n’est pas sans émotion qu’on s’avance dans cette solitude sombre et désolé. Là aussi, avant de pénétrer, il faut prendre un ticket moyennant 1 franc. Ah ! ces Suisses savent tirer profit des beautés naturelles de leur pays ; là on est propriétaire d’une grotte, d’une cascade, d’un glacier, comme chez nous on est propriétaire, d’un champ de navets ou d’une maison de rapport : tout est motif à exploiter le touriste et à lui soutirer son argent, et l’on peut dire avec raison : « Pas d’argent, pas de Suisse ! » Mais c’est dans l’Oberland surtout que celte exploitation de l’étranger est portée à son plus haut degré ; là pas de glacier sur lequel on puisse mettre le pied si l’on n’est pas au préalable passé au guichet ; il y a même une fort belle cascade, celle de Reichen-bach, que l’on a enfermée comme une bêle curieuse derrière une haute palissade qui la dérobe complètement aux regards, à moins qu’on ne franchisse la barrière, moyennant finance, bien entendu. On a ainsi trouvé le moyen de mettre en cage une des merveilles de la nature. Tout est exploité avec l’âpreté la plus ingénieuse ; tout est tarifé, les échos, les avalanches, les points de vue, les levers et couchers du soleil. La nuit venue, on illumine les cascades et l’on projette des faisceaux de lumière coloriée sur les glaciers, et cela point du tout gratis. Enfin dans les chemins les plus fréquentes, à chaque pas on est arrêté par des barrières que des gamins, postés là, vous ouvrent non sans vous tendre le chapeau ou la main. A cette spéculation exagérée, que l’on ajoute la mendicité la plus éhontée, et l’on aura une idée des taches qui assombrissent ce merveilleux tableau qu’est l’Oberland en particulier et la Suisse en général.
R Berger.
(A suivre.)

DANS LES ALPES
avec machine à deux développements
SUITE )
Après m’être régalé à l’hôtel des Alpes du petit déjeuner traditionnel en Suisse, café au lait, miel et beurre, je me remets en route à 9 heures, ayant eu face de moi les sommets du grand St-Bernard ; à 6 kilomètres je traverse Martigny, et, suivant toujours la route qui remonte cette belle vallée, route plate ou faiblement ondulée, sur laquelle je n’ai pas à faire usage de mon petit développement, je passe à Saxon (8 kilomètres de Martigny) et, 17 kilomètres plus loin, j’arrive dans la capitale du Valais, Sion, antique cité fort curieuse, dominée par deux monticules qui surgissent à pic au milieu de la vallée et sont couronnés par de vieux châteaux forts. Je m’y arrête pour déjeuner, et à 1 heure, reprenant ma route, je passe, 16 kilomètres plus loin, à Sierre, et à 8 kilomètres de là, à Loëche-Souste. Je ne remonterai pas plus avant dans la vallée du Rhône pour cette fois-ci, mon but étant d’aller visiter une des vallées adjacentes celle de Loëche-les-Bains. Un grand nombre de vallées fort belles aboutissent à cette grande vallée du Rhône, dont plusieurs fort remarquables, sont aujourd’hui très visitées, principalement celles d’Herremans, d’Hérens, d’Anniviers, et surtout celle de Zermatt grâce à son chemin de fer à crémaillère. Mais c’est là un joujou qui ne fait point notre affaire, à nous autres les cyclotouristes montagnards.
S’il fallait visiter tous les beaux coins et recoins de la Suisse, la vie d’un homme n’y suffirait pas, il faut savoir se borner et choisir, c’est pourquoi, parmi toutes ces charmantes vallées, j’avais choisi celle de Loëche.
Il est 3 heures lorsque j’arrive à Loëche-Souste ; pendant ces 88 kilomètres de plat depuis Ville-neuve, la vallée, dans tout ce parcours, ne s’élevant que de 200 mètres, j’avais gardé 5m,80. Mais là, à moi mon brave petit 3m,20, car il y a quelques rudes côtes pour monter à Loëche-les-Bains, par la vallée de la Dala. La distance est de 16 kilomètres, et l’on passe de 620 mètres d’altitude à i423, soit une élévation de 800 mètres, ou une moyenne de 5 % Mais la pente n’est pas uniforme, il y a pas mal de parties plates, et cela augmente d’autant la raideur des parties montantes.
Pour débuter, il y a d’abord 2 kilomètres à 8 % environ pendant lesquels on traverse Loëche-Ville qui s’étage sur le flanc de la montagne autour de son vieux château ; il y a même en plein dans la ville, un raidillon d’une centaine de mètres qui a bien du 12 %. Sentant les regards de l’étranger fixés sur moi, je l’enlève rapidement. Je ne comprends rien au langage des indigènes qui baragouinent l’allemand, mais je vois qu’ils sont épatés littéralement. Après ces 2 kilomètres si durs, la pente s’adoucit un peu et n’est plus que de 5 % pendant deux autres kilomètres, puis à peu près plate pendant 5 kilomètres jusqu’au pont qui traverse la Data. Mais de ce point, la route s’élève par une série de lacets très durs, c’est encore du 8 % qui va même parfois jusqu’à 10, pendant 5 bons kilomètres jusqu’au village d’Inden où la pente devient moins raide. Pendant les 4 derniers kilomètres, elle n’est plus que de 4 à 5 %. Toute cette route est d’une beauté fièrement sauvage, et la gorge au milieu de laquelle la Dala se fraye un passage en grondant est certainement une des plus belles de la Suisse.
A 6 heures, je débouche enfin au milieu du bassin de prairies où se trouve Loëche-les-Bains enserré de toutes parts par une ceinture d’énormes rochers à pic qui se dressent d’un seul jet à 1000 et 15oo mètres au-dessus du village. Cela forme ainsi autour de ce bassin comme un cirque colossal dont les saillies simulent d’énormes bastions et dont les faîtes sont chargés de glace ou crénelés par les orages.
Je descends à l’hôtel de France, et j’ai encore le temps, avant de dîner, de visiter les grands bains où tous les baigneurs, hommes, femmes, enfants prennent leurs bains en commun dans une vaste piscine où le traitement exige que l’on reste plusieurs heures par jour, une heure seulement au début du traitement, et l’on va graduellement jusqu’à y séjourner 8 et même 9 heures dont moitié le matin et moitié le soir.
Pour charmer l’ennui de ces longues heures de bain, les malades se réunissent par groupes, causent, lisent, travaillent, jouent, selon leurs goûts et leurs dispositions. Chaque baigneur a devant lui une tablette de liège sur laquelle se placent les livres, les jeux ou le repas. C’est fort curieux,mais il s’exhale de ces piscines des vapeurs âcres qui prennent à la gorge et mettent en fuite les gens bien portants. C’est mon cas, je sors donc de là et, après un excellent dîner, je reste encore longtemps dehors, fumant ma pipe, à contempler le caractère étrange de ce site merveilleux et à mesurer de l’œil la hauteur des rochers de la Gemini sur laquelle j’ai l’intention de m’élever demain matin, étape d alpiniste, et non de cycliste.
Le lendemain matin, à 5 heures, après avoir acheté un bâton terré au portier de l’hôtel, de cycliste je me transforme en alpiniste, histoire de varier les plaisirs du tourisme, et me dirige vers la Gemmi dont on m’indique le chemin.
Vue du village, la Gemini se présente comme une paroi absolument verticale de 900 mètres, et l’on se demande par quelle voie il est possible d’arriver au col. Cette incertitude règne jusqu’à ce qu’on soit parvenu au pied même de la muraille de rocher, ce qui demande une demi-heure de marche. On trouve alors un petit sentier large d’un mètre environ taille dans les flancs du rocher et se développant ainsi de zigzags en zigzags sur un parcours de près de 4 kilomètres, se repliant mille fois sur lui-même jusqu’au sommet, à 2300 mètres d’altitude. Une fois engagé dans les lacets de ce sentier, on n’aperçoit ni le chemin qu’on a fait, ni celui qui reste à faire et l’on est comme suspendu aux lianes de la paroi sur une étroite corniche. Pour peu que l’on soit sujet au vertige, j’estime qu’il ne serait pas prudent de s’y aventurer seul et sans guide.
Aux deux tiers du parcours, on voit une croix de marbre adosser au rocher : c’est là qu’en 1861 une dame, étourdie par le vertige, tomba dans le gouffre béant.
Je continue à monter ce sentier escarpé dont l’inclinaison en certains endroits atteint jusqu’à 40 %, sentier dégradé par les eaux et formé de schistes décomposés que soutiennent de loin en loin quelques murs en pierres sèches. Tel est pendant près de 4 kilomètres cet étrange chemin, un des plus curieux, des plus extraordinaires et des plus émouvants des Alpes.
Après deux heures d’une ascension fatigante, et parfois dangereuse, malgré quelques frêles barrières de bois qui bordent le chemin dans les endroits les plus périlleux, j’arrive au col à à 2.300 mètres d’altitude. A cette hauteur, un admirable spectacle se déroule sous mes yeux, le regard plonge perpendiculairement au fond de la vallée : le village de Loëche se montre a 900 mètres au-dessous, semblable à ces petits chalets en bois que débitent tous les bazars de la Suisse. En face, par delà le Valais, se dressent de gigantesques montagnes couvertes de neiges et de glaciers, parmi lesquelles se distingue particulièrement le mont Cervin étalant au soleil ses éblouissantes nappes de glace, et s’élançant droit vers le ciel semblable à un colossal diamant. Puis de l’autre coté, le massif de l’Oberland dont le sommet le plus rapproché, le Wildstrubel se dresse à pic au-dessus du col. Les sommets de
la Gemmi n’offrent que les débris épars de montagnes fracassées, parsemées de larges champs de neige. Je descends quelques pas de l’autre côté du col à travers d énormes rochers nus et polis, usés par le frottement d un ancien glacier et je côtoie les rives désolées du petit lac Dauben dont les eaux merles sont encore en parties gelées à cette époque avancée de l’été. Là, pas de vegétation, rien autre que rochers, neiges et glaciers sur lesquels siffle sans cesse une bise âpre et glaciale. Dans les jours les plus sombres, on ne saurait rêver une désolation plus navrante, une nature plus lugubre.
Cependant au milieu de celte désolation, un petit hôtel se dresse au pied du Wildstrubel dont il porte le nom : c’ est comme une oasis au milieu du désert. Je m’y restaure du déjeuner traditionnel des hôtels suisses, café au lait, miel et beurre, et reprenant mon bâton ferré, je quitte les sommets dénudés de la Gemini et redescends le curieux chemin qui m’avait amené là. La descente est encore plus difficile que la montée, en ce sens que l’œil plonge constamment sur le vide et qu’il faut veiller à chaque pas à ne pas glisser sur le sol presque mouvant formé de schiste concassé. Le moindre faux pas, et l’on arriverait au fond de la vallée plus vite qu on ne le voudrait.
Parti de la Gemini à 9 heures, je suis de retour à Loêhe à 11 heures et j’ai encore le temps, avant déjeuner, d’aller jusqu’au passage dit des Echelles et qui se compose de huit échelles de bois adossées les unes au-dessus des autres contre une muraille verticale de roches pour faire communiquer Loëche avec le village d’Albinen situé sur le haut de ce rocher. Je réussis à me hisser jusqu en haut de ce passage peu ordinaire, mais j y suis moins habile que les habitants du pays que je vois monter et descendre en se jouant sur ces échelons tremblants.
A midi 1/2 je quitte ce curieux pays, non sans trouver quelque peu salée la note de l’hôtel. Mais à cela il n’y a rien à faire. A Loëehe, tous les hôtels appartiennent à une même Société, ce qui a pour résultat de supprimer la concurrence. Il en est de même ainsi dans plusieurs des principaux centres d’excursions ou de villégiature de la Suisse, notamment Zermatt : et il parait que cela se généralise de plus en plus : les hôtels, dans ces centres, étant achetés les uns après les autres par de grandes Sociétés qui, a mon avis, pourraient prendre le titre de : Sociétés pour l’exploitation des touristes.
Je me remets en route, après avoir remis mon grand développement, mais, tout à coup, après avoir passé Inden à 5 kilomètres de Loëche, j’aperçois une énorme hernie sur le bandage de ma roue directrice. Il était temps : je dégonfle un peu. puis j’entoure l’endroit malade d’une forte ligature avec des lacettes de toile dont j’ai toujours quelques mètres au fond de ma sacoche : je regonfle et je peux maintenant, sans crainte d explosion, continuer ma route. Cela ne serait rien, mais malheureusement je ne vais plus pouvoir me servir de mon frein, qui aurait bien vite raison de la ligature que je viens de faire, et cependant j’ai encore de longues, nombreuses et rapides descentes en perspective avant de terminer ce voyage. Justement je me trouve au début de la dure descente de 5 kilomètres à 8 %. qui aboutit au pont de là Dala. Que faire ? Ma foi ! Je me décide à accrocher un fagot, quoique je sache bien que. dans toute la Suisse, ce genre de traînage est sévèrement interdit ; mais tant pis, je risque le paquet : la route est déserte et j’arriverai bien au pont sans avoir rencontré les agents de l’autorité valaisanne. En effet. je n ai rencontré personne, et c’est heureux. Sur cette route recouverte d’une couche épaisse de poussière. je soulève des nuages, des tourbillons qui emplissent toute la vallée, et si j’avais attrapé une contravention, je ne l’aurais certes pas volée ; mais il n’en est rien, me voici au pont, vite je détache mon fagot et le précipite du haut du pont dans la Dala. Puis, ni vu ni connu, je me remets en selle en contemplant mon œuvre, c’est, à-dire le nuage que je laisse derrière moi et qui a dû être long à se dissiper.
Après 5 kilomètres plats ou en légère descente, me voici encore en présence de la raide descente qui traverse Loèche-Ville. Là, il ne faut pas songer au fagot ; je remets donc mon petit développement de 3m,20 et il m’est ainsi facile de descendre, mais lentement, cette côte si rapide.
Me voici enfin de retour à Loëche-Souste, sur la grande route du Valais, mais me sentant peu de goût à refaire, cette longue route plate, et aussi pour avoir le plus de temps possible à passer dans la haute montagne, je me décide à prendre le train qui passe là à 1 heure 36.
A peine me suis-je engagé sur le chemin qui conduit à la gare, en tenant ma droite à l’approche d’une voiture, voici qu’à ma hauteur, le cocher de celle-ci jette brusquement ses chevaux de mon côté et me barre ainsi la route. Altercation. Dispute. Je démontre au cocher que je tenais ma droite, mais lui prétend qu’à cet endroit je devais passer à gauche, parce que, prétend-il, le précipice est plus profond à gauche qu’à droite et que les cyclistes doivent toujours, à l’approche d’une voiture, passer du côté du précipice. Or, à cet endroit, la route est en remblai, et je ne vois pas de différence sensible entre la profondeur de l’un ou de l’autre côté, profondeur qui pouvait être d’un mètre environ. Quel précipice épouvantable ! Ainsi donc, j’aurais dû, en voyant arriver cette voiture, mesurer au préalable la hauteur du remblai de chaque côté de la route pour savoir de quel côté je devais passer. Voilà qui est simple et pratique . Et cependant telle était la prétention de ce cocher malotru. D’ailleurs ce n’est pas la seule fois que j’ai eu, en Suisse, maille à partir avec les voituriers et cochers qui y sont tous vélophobes enragés ; aussi il n’est pas étonnant que l’on voie si peu de cyclistes suisses, sauf dans les grandes villes et leur banlieue. Outre cet inconvénient des cochers malveillants, les routes suisses sont en général mauvaises et très étroites, à tel point que, la plupart du temps, à la rencontre d’une voiture qui naturellement ne dévie pas d’une ligne, on est forcé de mettre pied à terre et de se ranger sur le bord de la route. Ah ! nous sommes loin de nos belles routes de France .’ Et puis, chez nous, en plus, nous avons obtenu, toujours grâce à l’infatigable activité du président du T. C. F., une réglementation de la circulation cycliste qui nous crée des droits vis-à-vis de messieurs les cochers et devant laquelle ces messieurs sont forcés de s’incliner.
Je prends donc le train jusqu’à Vernayaz, d’où j’ai l’intention de gagner Chamonix par la route de Salvan et Finhaut. Je remarque que, si les routes suisses sont peu confortables, par contre les wagons suisses le sont au plus haut point, beaucoup plus que nos wagons français. Ainsi, au lieu des petites lucarnes qui servent de fenêtres aux wagons français, les wagons suisses sont éclairés par de larges baies qui permettent de voir admirablement le paysage sans avoir à se coller le nez contre la vitre ; on y est moelleusement assis et les banquettes sont largement espacées, ce qui permet de se carrer tout à son aise, lors même que le wagon est complet.
Enfin, sur les six compartiments de chaque wagon, trois sont réservés aux fumeurs, et les trois autres aux non-fumeurs, et cela d’une manière immuable. Dans les premiers il est permis de fumer sans avoir à demander la permission aux voisins, et dans les seconds c’est au contraire interdit formellement. Chacun sait donc, en montant en wagon, à quoi il s’expose s’il va dans telle partie du wagon ou dans telle autre. On a même poussé la prévoyance, dans les compartiments pour fumeurs, jusqu’à les munir de cendriers et de frottoirs pour les allumettes. Toutefois on ne va pas encore jusqu’à mettre du tabac et des cigares à la disposition des voyageurs : mais cela viendra peut-être.
Je débarque à Vernayaz à 3 h. 1/2, et, sans perdre de temps, j’attaque immédiatement la route de Salvan. qui s’élève au-dessus de la vallée par une série de soixante lacets excessivement courts et raides. J’avais lu dans quelques guides que cette route était absolument impraticable à nos machines : c’est justement ce qui avait fait naître en moi l’idée d’y passer, dussé-je pour cela aller à pied jusqu’à la frontière où l’on trouve alors une route excellente. Assurément cette route est mauvaise, dure, difficile, mais impraticable, non, surtout avec un faible développement. La distance de Vernayaz à Salvan est de 4 kilomètres, pendant lesquels on s’élève de 468 mètres (altitude de Vernayaz) à 926 mètres (altitude de Salvan), soit une moyenne de 11 %. Joignez à cela le mauvais état de la route, son étroitesse et la multiplicité des lacets, et ajoutez encore qu’en cette saison cette route est très encombrée par les voitures de touristes, et vous ne serez pas étonnés qu’après quelques lacets dont la plupart sont extrêmement courts et à angle très aigu, j’aie mis pied à terre et pris le parti d’aller à pied jusqu’à Salvan. Ici, la pente s’adoucit, mais la route est toujours mauvaise et étroite ; il en est d’ailleurs ainsi jusqu’à la frontière ; néanmoins, grâce à mon petit développement, je puis me remettre en selle et pédaler sans fatigue. J’ai encore là l’occasion de remarquer combien il est plus facile, sur les mauvaises routes, de rouler avec un petit développement qu’avec un grand.
Par contre, si cette route est dure, elle est admirable au plus haut point sous le rapport de la beauté du paysage. On côtoie constamment, mais sans le voir, le torrent du Trient qui roule en grondant là-bas tout au fond de la gorge à une effrayante profondeur. Tout le long de la route, ce ne sont que gorges, cascades et précipices horribles. Bref, tout ce parcours est d’une saisissante, fière et sauvage beauté, qui dédommage amplement des difficultés de la route.
Toujours roulant à petite allure sur une route passablement accidentée, j’arrive à 3 kilomètres de Salvan, à la cascade du Triège. Il y a là une cantine où je m’arrête un quart d’heure pour casser une croûte en buvant de cet excellent vin blanc du pays, et, ce faisant, je puis admirer à loisir cette cascade qui fait un tapage effroyable dans cette gorge resserrée. Peu après je passe au hameau de Triquent, et là, commence une série de lacets fort raides pendant 2 kilomètres. Ils sont cependant moins durs que ceux de Vernayaz à Salvan ; ce doit être environ du 7 à 9 % ; en cet endroit la route a été refaite récemment, elle est donc passable et je puis sans trop de peine gravir cette série de lacets après laquelle la route se poursuit presque plate et dominant la vallée du Trient à une hauteur vertigineuse ; c’est là qu’il faut veiller à ne pas dévier de la route, toujours fort étroite.
A 5 kilomètres de Triquent, me voici à Finhaut (1.287 mètres) dans un site superbe. Il y a ensuite encore une montée assez dure de 1 kilomètre, et, à l’endroit où elle cesse on commence à avoir une vue magnifique sur le Mont Blanc. C’est fini enfin de monter, et la descente commence, douce, d’abord, puis de plus en plus raide, mais avec mes 3.20 je retiens assez facilement, sans avoir recours au traînage ; quant à mon frein, défense de m’en servir sous peine de voir éclater bientôt mon bandage. Il y a encore là une série de lacets très courts, mais en descente cette fois.
Enfin me voici bientôt à l’endroit où ma route rejoint celle qui vient de Martigny par la Tête- Noire, et 500 mètres plus loin, au Chatelard- frontière (1.120 mètres 5 kilomètres de Finhaut. Je remarque là un écriteau qui indique 12 kilo- mètres du Chatelard à Vernayaz ; cet écriteau ment effrontément ; il y en a 17 bien comptés ; mon compteur kilométrique marquait 17, 400, et je suis absolument certain de son exactitude, l’ayant bien souvent vérifiée. C’est sans doute pour les oiseaux, cet écriteau-là.
Je suis encore à me demander pourquoi celte route, de Salvan au Chatelard. monte d’une telle façon jusqu’au-dessus de Finhaut pour redescendre ensuite de même façon au Chatelard. Il serait si facile cependant de tracer une belle route en corniche entre Salvan et le Chatelard, route qui n’aurait qu’une pente insensible, puisqu’il n’y a que 200 mètres de différence de niveau entre ces deux localités. Il faut espérer qu’elle se fera ; ce sera alors un parcours splendide sous tous les rapports.
J’arrive au Chatelard à 7 heures, je termine là cette intéressante journée, et m’arrête pour dîner et coucher à l’hôtel Suisse (bon).
Le lendemain matin, pour ma dernière journée, ayant un long parcours en perspective, je me mets en route dès 4 heures et attaque la montée de 7 kilomètres qui aboutit au col des Montets (1.460 mètres) par une pente douce d’abord et assez dure vers la fin. J’ai toujours mon petit développement, et, arrivé au col, je le garde encore pour les 3 kilomètres de descente rapide à 7 ou 8 % jusqu’à Argentière. Ici, la pente s’adoucit, je me remets donc à 5.80 et, arpentant maintenant une belle route française à grands coups de pédale, j’arrive bientôt à Chamonix (1.050 mètres), où l’on ne saurait passer sans s’y arrêter, lors même qu’on y serait allé plusieurs fois, ce qui est mon cas, tant ce pays est attrayant et captivant.
J’avais fait les années précédentes toutes les ascensions classiques du Montanvers, des Bossons, de Pierre-Pointue et du Brévent. J’aurais grande envie d’en faire quelque autre, mais il faut songer à rentrer at home. Je me borne donc à m’installer confortablement à la terrasse d’un hôtel sur le bord de l’Arve, en face le Mont Blanc, et, pendant qu’on me prépare un substantiel petit déjeuner que j’ai commandé, je me distrais à regarder la foule des touristes de toutes nations qui pendant l’été vient peupler cette ville savoyarde. A cette heure matinale, c’est le grand branle-bas d’excursions et d’ascensions. De tous les hôtels, Anglais, Allemands, Italiens. Français. etc., sortent dans leurs tenues d’ascensions, parfois bizarres et excentriques. Guides et mulets vont et viennent de tous côtés, et toute cette foule bariolée va bientôt se dispersant dans tous les coins de la montagne. C’est un spectacle amusant : et cependant, le Mont Blanc, là-haut, dans son éternelle sérénité, au bout de quelques instants, finit par accaparer mon attention ; et mon regard, sans se lasser, va sans cesse du Dôme du Goûter à l’Aiguille-Verte, sur toute cette admirable chaîne de pics aigus et d’éblouissants glaciers sans pouvoir s’en détacher.
Il faut cependant partir, car j’ai encore un long ruban de route pour aller à Chambéry prendre le train de 5 h. 15. selon mon programme. A 8 heures je me remets donc en route et commence cette belle descente de 20 kilomètres qui aboutit au Fayet.
Malheureusement, cette année, cette route d’une beauté si admirable, est ravagée par la foule des Piémontais qui travaillent au chemin de fer. La vallée est toute bouleversée par ces travaux. De tous côtés on arrache des arbres séculaires et on fait sauter des rochers gigantesques pour faire place à la voie. Pendant deux ans cette grandiose vallée va être ainsi la proie de ces vandales. Et même par la suite, une fois le chemin de fer terminé, n’aura-t-elle pas perdu pour toujours ce caractère à la fois sauvage et riant qui lui donnait un si grand charme.
Pendant les 13 premiers kilomètres de la descente, la pente n’ayant rien d’excessif, je roule à une bonne allure avec mes 5.m8o ; mais arrivé au tunnel, où la pente s’accentue brusquement, privé de l’usage de mon frein, et n’osant employer le fagot sur cette route poussiéreuse et fréquentée, je me mets à 3.20. et puis descendre ainsi, en retenant avec facilité, les 4 kilomètres de pente rapide ; puis je me remets à 5.80 pour les 3 kilomètres suivants qui sont presque plats et me voici au Fayet (600 mètres), où je quitte la vallée de l’Arve.
Je reprends mon petit développement et attaque la montée de 4 kilomètres à 6 % qui mène à Saint-Gervais où je suis à 9 h. 1/2, juste 1 h. 1/2 après avoir quitté Chamonix. Après Saint-Gervais il y a 1 kilomètre de plat ou de légère montée, pendant lequel on passe sur le pont du Diable. Pour si peu, je juge inutile de mettre 5.80, car après cela, commence une autre montée dure 3 kilomètres à 6 %, pendant laquelle on jouit d’une vue splendide sur la vallée de l’Arve et l’Aiguille de Varens. Puis, au hameau des Choseaux. la pente s’adoucissant tout à coup pour n’être plus que de 2 ou 3 %, je remets mon grand développement. Cela monte ainsi doucement pendant 5 kilomètres qui aboutissent au col de Mégève (1.130 mètres), puis 2 kilomètres de descente douce et me voici à Mégève, où je m’arrête quelques instants à l’excellent hôtel du Soleil d’Or pour me rafraîchir avec le bon petit vin blanc de Savoie.
Je quitte Mégève à 10 h. 1/2 et continue à descendre légèrement pendant 10 kilomètres jusqu’à Flumet. Pendant ce trajet, je jouis sur ma gauche d’une vue splendide sur le Mont Blanc, dont la silhouette argentée apparaît au-dessus des vertes montagnes qui bordent cette vallée.
A Flumet, pied à terre pour la visite de la douane, mais c’est vite fait, le douanier se borne à constater que ma machine est bien munie du plomb réglementaire, et me laisse passer sans observation quelques paquets de tabac que je rapporte de Suisse. La descente est rapide dans la traversée de Flumet, et la route étroite, aussi je juge prudent d’aller à pied, puis je me remets en selle et enlève vivement un raidillon de quelques centaines de mètres, après quoi commence la belle descente de 13 kilomètres dans les belles gorges de l’Arly. Pour la première partie, qui est assez rapide, je mets 3,20 jusqu’au pont de Flon, car il m’est toujours défendu de toucher au frein à cause de mon bandage malade. Que n’ai-je le fameux frein à sabot de Vélocio !
Après le pont de Flon, je reprends 5.80 que je n’aurai plus à quitter jusqu’à la fin du voyage. Je passe à midi aux Fontaines-d’Ugine, fin de la descente, et après 8 kilomètres de route plate, je suis à midi 1/2 à Albertville, où un plantureux déjeuner à l’hôtel Million calme enfin mon estomac qui commençait à crier famine.
Pendant que je prends le café devant la terrasse de l’hôtel, quatre cyclistes sont là fort affairés à faire charger et arrimer leurs bicyclettes sur la voiture qui va partir à Chamonix. Puis ils s’y installent eux-mêmes, et cela m’amuse énormément de voir cette façon de faire du tourisme en montagne à bicyclette !
R Berger.
(A suivre.)

DANS LES ALPES
avec machine à deux développements

A 2 heures je quitte Albertville et attaque la longue route plaie qui, en 50 kilomètres, conduit à Chambéry. Cette rouir suit constamment la digne qui longe L’Isère. Lorsqu’on sort des belles et admirables régions montagneuses où j’ai vagabondé quatre jours durant, on ne peut moins faire que de la trouver fastidieuse et monotone. De plus, il fait une chaleur torride qui m’accable à tel point, que ces 50 kilomètres de plat m’ont paru mille fois plus fatigants que les plus dures montées des jours précédents.
Pour protéger mon crâne contre les ardeurs de ce soleil brûlant, j’arbore certain chapeau de toile blanche que j’avais acheté à Chamonix où je voyais la plupart des touristes le chef orné de chapeaux semblables. C’est excessivement pratique ; en arrivant en ville, on met ledit chapeau dans sa poche et on le remplace par le couvre-chef ordinaire, et une fois en pleine campagne, on fait l’opération inverse. C’est là une coiffure des plus agréables pour le touriste-cycliste pendant les grandes chaleurs, et pour ma part je suis enchanté de mon emplette. Pour le rendre encore plus agréable et plus frais, je trempe mon fameux chapeau blanc dans l’Isère, et me l’appliquant ainsi tout mouillé sur la tête, j’en éprouve une douce sensation de fraîcheur ; mais il est si vite séché par cet ardent soleil qu’il me faut plusieurs fois renouveler cette opération. Enfin, sous certain pont, je ne sais plus lequel, je ne puis résister au désir de me tremper moi-même dans l’Isère ; c’est l’affaire de quelques minutes et, ainsi rafraîchi, je poursuis ma route plus allègrement.
J’arrive enfin à Chambéry, que je traverse sans m’y arrêter, et cours à la gare où j’apprends que mon train vient de partir il y a deux ou trois minutes. Il est cinq heures vingt-cinq, et je n’en ai plus d’autre avant neuf heures, un train tout ce qu’il y a de plus-omnibus et qui ne m’amènera chez moi que vers minuit passé.
Je sors de la gare en maugréant contre ce fâcheux contre temps, lorsque tout à coup, agréable surprise, je me rencontre face à face avec Vélocio qui, lui aussi, vient de manquer son train. Mais lui, plus heureux que moi, il en a un autre qui part une heure et demie plus tard. Je passe donc tout ce temps en compagnie du vaillant touriste, qui revient du Galibier et me donne une foule de renseignements utiles sur cette excursion que j’ai moi aussi, l’intention de faire le mois suivant, mais en sens inverse. J’examine avec curiosité le fameux frein à sabot, et combien je regrette, en voyant comme c’est simple et puissant, de n’avoir pas eu le semblable pendant ces deux derniers jours, où j’étais dans l’impossibilité de me servir du mien à cause de mon pneu malade. J’examine aussi avec intérêt sa machine munie de quatre développements, et, bien entendu, c’est là-dessus que roule toute notre conversation. Je le félicite de 1’idée géniale qu’il a eue en supprimant l’écrou de jonction de chaîne pour le remplacer par le crochet de son invention, ce qui rend si facile, si simple et si pratique l’emploi des machines à plusieurs développements qui, sans cela, serait absolument impossible. Enfin le temps passe, l’heure du train que prend Vélocio approche : je le quitte donc, enchanté du heureux hasard qui m’a valu le plaisir de cette rencontre.
A mon tour, après avoir flâné un peu dans la ville et dîné à 1’hôtel de la Poste (bon), je prends mon train à neuf heures et arrive chez moi au milieu de la nuit, enchanté de cette équipée de quatre jours et la tête emplie des tableaux et des souvenirs les plus charmants. Total de la journée, 135 kilomètres, et des quatre jours de voyage, 353 kilomètres.

Galibier. — Lautaret. — Oisans.
Le 24 août dernier, je débarquai de l’express de Modane à la station de Saint-.Michel-de-Maurienne, à 3 heures du matin, résolu à entreprendre par sa face la plus raide cette ascension du col du Galibier, devant laquelle j’avais toujours reculé les années précédentes, malgré l’envie que j’en avais. Je redoutais alors, en effet, les grandes fatigues inévitables avec les machines à développement courant. Mais, cette année, il n’en était plus de même : avec ma machine à deux développements, et après les essais concluants que j’en avais fait dans les excursions précédentes, je me sentais suffisamment armé et capable d’entre -prendre sans trop de fatigue cette longue et dure montée de 30 kilomètres.
Donc, aussitôt, débarqué du train, j’attaquais la route du Galibier. Vu la longueur et la raideur de la cote j’avais résolu, pour me ménager jusqu’au bout, de m’octroyer cinq minutes d’arrêt tous les 2 kilomètres et, fidèle à la méthode que je m’étais tracée, à toutes les bornes de numéro pair, sauf bien entendu à la descente du fort du Télégraphe à Valloire, je mettais pied à terre pendant cinq minutes, et je crois que cette précaution, jointe à l’emploi de mon développement de 3,20, m’a puissamment aidé à faire tout le trajet jusqu’au col en machine, sauf les deux derniers kilomètres, mais ceci à cause de l’état de la route qui était, en cet endroit, plus que mauvaise.
Trois heures sonnent au moment ou je quitte Saint-Michel-de-Maurienne (alt. 700 mètres), et à cinq heures dix je passe sous le tunnel du Télégraphe ( 1550 mètres) après 12 kilomètres de montée à 7 ou 8 %. A la sortie du tunnel, la première partie de la montée a pris fin et. satisfait de ce premier résultat, comme récompense je m’accorde un quart d’heure d’arrêt pour me permettre d’examiner à loisir le paysage de la vallée de Maurienne que le soleil levant commence à éclairer. Puis je reprends mon grand développement de 5.8o et me laisse aller mollement le long des kilomètres de bonne descente qui aboutissent à Valloire (alt. 1400 mètres) où j’arrive à cinq heures quarante-cinq.
Là, il faut songer à déjeuner car, jusqu’au Lautaret, nulle auberge tout le long de la route. Mais il est encore bien matin et je suis obligé d attendre assez longtemps un déjeuner que je demande un peu substantiel pour forcer un peu la pression. Enfin à sept heures, on me sert un excellent petit repas composé de soupe aux choux, d’une omelette aux herbes et au lard, de fromage, de fruits et de café. Je crois même prudent, après cela, de ne pas me remettre eu route de suite et je vais flâner un peu au dehors et examiner le pays qui est fort beau, pendant qu’on me prépare des provisions que je veux emporter, prévoyant que je n arriverai que dans l’après-midi au Lautaret, et voulant profiter de mon passage au Galibier pour m y arrêter un peu et monter au moins jusqu’au col de l’ancienne route au-dessus du tunnel.
A huit heures donc, après avoir attaché sous ma selle mon paquet de victuailles et remis mon petit développement. je me mets en devoir d’attaquer la seconde partie de la montée qui en est aussi la plus dure et la plus longue, car pour arriver au tunnel il y a encore 18 kilomètres dont la pente moyenne est de 7 à 8 %, mais qui vers la fin arrive jusqu’à 11 %, et la montée totale ; depuis Saint-Michel représente une élévation de 2050 mètres.
Toujours continuant ma méthode de m’octroyer cinq minutes d’arrêt à tous les 2 kilomètres, j’arrive à neuf heures au hameau de Bonnenuit (6 kilomètres de Valloire. alt. 1700 mètres), et 5 kilomètres plus haut à Plan-Lachat (alt. 1980 mètres). A partir de là, la route devient beaucoup moins bonne et même mauvaise en certains endroits. Je fais encore 5 kilomètres en machine : il me reste encore 2 kilomètres pour atteindre l’entrée du tunnel, mais la route est si mauvaise, la pente atteint presque du 11 % dans une petite série de lacets excessivement courts, que je me décide à finir à pied, et me voici à onze heures à l’entrée du tunnel (alt. 2600 mètres) soit huit heures exactement après avoir quitté Saint-Michel, y compris deux heures d’arrêt à Valloire. Je ne ressens aucune fatigue anormale, et je me demande ce que cela eût été si j’avais dû faire semblable montée avec un développement ordinaire, c’est-à-dire en poussant ma machine, à pied, tout le long de cette dure montée de 30 kilomètres.
Je traverse à pied le tunnel de 400 mètres, car le sol y est tellement mauvais et l’obscurité si grande, qu’il serait impossible et même dangereux d’essayer de s’y tenir en machine. Enfin je débouche à l’autre extrémité du tunnel, en face d’un superbe point de vue qui s’étend sur tout le massif du Pelvoux et la vallée de la Guisanne jusqu’à Briançon et au fond jusqu’au mont Viso en Italie.
Confortablement installé, en plein soleil, au pied d’un rocher et près d’une petite source qui descend des glaciers, et me fournit l’eau de mon repas, je me mets à l’attaque de mon déjeuner composé des provisions emportées de Valloire, et je fais là un repas des plus agréables dans cette salle à manger peu banale, avec, en face de moi, un des plus grandioses tableaux qui se puissent voir. Puis laissant là ma machine cachée dans une anfractuosité du rocher, je monte jusqu’au col par les lacets de l’ancienne route à 2.658 mètres. De ce point, le panorama est encore plus étendu et merveilleux, s’étendant d’un côté sur les Alpes du Dauphiné, et de l’autre sur celles de la Savoie. J’aurais grande envie de grimper sur la gigantesque roche du Grand-Galibier qui se dresse au-dessus de ma tête jusqu’à 3.200 mètres, ou sur le Petit-Galibier un peu moins élevé : mais pour cela, il faudrait être équipé en alpiniste et non en cycliste, avoir de gros souliers ferrés et un bâton idem, et non de petits souliers de cycliste. Je renonce donc à ce projet séduisant et me contente d’errer, ce qui en plein mois d’août est une agréable satisfaction, au milieu de ces solitudes parsemées de champs de neige et de glace.
A 2 heures, après m’être longuement rassasié du beau et splendide spectacle qui se déroule à perte de vue, je reprends ma machine et me mets en devoir de descendre la pente rapide de 6 kilomètres qui va rejoindre la route de Briançon au Lautaret. Je garde pour cela mon petit développement, car malgré la pente excessive, il ny a pas moyen, à cette altitude, d’avoir recours au fagot, puisque nous sommes au-dessus de toute végétation ; là, pas le moindre arbrisseau, pas même encore les rhododendrons, ces arbres nains de la haute montagne, rien autre que neige, glaces et rochers. A moins de détacher un fragment du Grand-Galibier et de l’accrocher à sa selle, je ne vois pas comment l’on pourrait se servir du traînage pour descendre cette pente rapide et mauvaise.
Cependant, grâce à mon petit développement, je parviens à descendre assez facilement les 4 premiers kilomètres qui sont du 10 à 11 % ; mais ensuite viennent les 2 derniers kilomètres qui sont à 14 ou 15 %. Je juge alors prudent de mettre pied à terre et j’arrive ainsi à rejoindre la grande roule (1950 mètres altitude).
Au moment précis où je débouche du chemin du Galibier, passe, se dirigeant vers le Lautaret, un de ces grands cars alpins qui transportent les touristes inertes et indolents, et je remarque encore là, plusieurs bicyclettes arrimées derrière la voiture, ce qui veut dire que leurs cyclistes sont à l’intérieur, et comme précédemment, sur la route d’Albertville à Chamonix, je ne puis m’empêcher de sourire en voyant cette façon de parcourir les montagnes à bicyclette. Assurément c’est moins fatigant encore que l’emploi du petit développement.
A partir de là 2 kilomètres de montée à 5 ou 6 % me séparent encore du Lautaret. Piqué d’amour-propre, moins pour moi que pour l’amour du cyclotourisme, je veux montrer à ces fainéants de quelle façon un vrai touriste-cycliste parcourt la montagne. Je laisse donc le car alpin me dépasser un peu, puis je me mets en selle, et m’élançant à une bonne allure bien régulière, le corps droit et ma pipe aux lèvres, je passe prestement devant tous ces gens ébahis qui s’imaginent que je fais un tour de force, et bientôt après j’arrive au col du Lautaret et mets pied à terre devant l’hôtel-refuge (altitude 2.057 mètres), où je demande une chambre. L’aimable gérant, M. Bonnabet, toujours si empressé et complaisant envers les touristes, m’installe dans le chalet en face 1’hôtel, dans une chambrette fort proprette, dont la fenêtre ouvre sur le magnifique glacier de l’Homme, semblable à une cascade qui aurait été subitement gelée.
Pendant que je me rafraîchis, assis devant 1’hôtel, arrive le car alpin que j’avais laissé loin derrière moi, et les cyclistes qui en descendent viennent me complimenter de ce qu’ils appellent mon rude jarret. Ils sont bien plus épatés encore lorsque je leur raconte que je viens de Saint-Michel-de-Maurienne et que j’ai fait toute la longue montée en machine, sauf les 2 derniers kilomètres. Mais je m’empresse d’ajouter que je n’ai pas à cela un si grand mérite qu’il leur semble, et leur montre ma machine avec ses deux couples de pignons, puis leur explique la façon si simple dont je fais passer ma chaîne de l’un à l’autre développement, en faisant en même temps la petite opération devant eux. Cela les intéresse vivement, et nous passons ensemble quelques instants agréables à causer tourisme et machines. Je les ai facilement convaincus, et ils finissent par s’écrier ensemble : « Il faudra que nous fassions adapter cela à nos machines pour l’année prochaine. »
Nous errons ensuite longuement sur ce plateau du Lautaret dont ou ne saurait jamais assez vanter les beautés, depuis ses belles prairies qui renferment une flore si riche et si variée, jusqu’aux glaciers et aux pics dentelés qui renferment cet horizon enchanteur. Ici, tous les contrastes de la nature sont rassemblés sur un théâtre assez borné pour que l’œil puisse en saisir sans peine tous les détails, et assez étendu pour qu’il puisse les envisager dans un ensemble harmonieux. Le sauvage et le champêtre, le terrible et le gracieux, le grandiose et le riant, les glaces et les fleurs y sont reliés par des transitions toujours aussi nouvelles qu’imprévues.
Le lendemain à 6 heures, mes cyclistes de la veille étaient déjà partis pour Grenoble, mais en machine et non plus en voiture, puisqu’ils n’avaient plus qu’à descendre tout le long de la route. Je remets 5,80, car la pente n’a rien d’excessif, et à 7 heures, après avoir fait à pied la traversée des deux longs tunnels, l’un de 680 mètres et l’autre de 300 mètres, j’arrive à La Grave (1.523 mètres), où je prends mon premier déjeuner en face des splendides glaciers de la Meije, puis je continue à descendre cette magnifique route qui est, sans contredit, l’une des plus belles de toutes les Alpes, sans en excepter la Suisse.
Au fur et à mesure que je descends, je sens la chaleur devenir de plus en plus intense, et un peu avant d’arriver au Pont-Dauphin, j’avise une belle cascade qui passant par-dessus le tunnel qui recouvre la route à cet endroit, vient se jeter avec fracas dans la Romanche. L’accès n’en est point trop difficile ; on est à l’abri des regards des passants, puisqu’en dehors du tunnel : aussi, en deux temps et trois mouvements, j’ai pris là une douche délicieuse, comme en aucun hammam on ne prit la pareille. Il faut seulement faire attention à bien se cramponner au rocher, sans quoi la force de la chute est telle que l’on serait bien vite rejeté dans la Romanche. Je trempe également dans l’eau mon chapeau de toile blanche rapporté de Chamonix. et, tandis qu’il répand sur mes tempes et mes épaules une agréable fraîcheur, je passe rapidement au Pont-Dauphin (altitude 1.000 mètres, puis à la Fresney-d’Oi sans (altitude 930 mètres, 26 kilomètres du Lautaret). Là je me mets à 3.20 pour la montée de 3 kilomètres qui suit ainsi que pour la descente qui vient ensuite ; c’est la fameuse rampe des Commères, dont la pente est de 8 % pendant 4 kilomètres. C’est bien rapide, mais avec 3.20 on peut retenir sans aucune peine. Enfin me voici au bas de cette côte à la borne 54. Voilà une borne qui sera bientôt classique pour les cyclistes lorsqu’ils seront munis de machines à plusieurs développements. Lorsqu’ils feront cette excursion du Lautaret qui devient de plus en plus classique, c’est là qu’ils devront mettre pied à terre pour changer leur développement.
Étant encore libre pour la journée du lendemain. mon intention est de profiter de ce que je suis là pour excursionner dans la vallée du Vénéon qui s’ouvre là sur ma gauche. C’est encore une excursion que les guides disent impossible pour les cyclistes ; mais, nouveau saint Thomas, je veux m’en assurer par moi-même. Je sais d’ailleurs que la route de voiture va maintenant jusqu’à Saint-Christophe-en-Oisans. Puisque les voitures y vont, pourquoi je pourrais-je pas y aller aussi bien, et quant au trajet de Saint-Christophe à La Bérarde, eh bien ! je le ferai à pied, en laissant ma machine à Saint-Christophe.
Je tourne donc mon guidon à gauche. N’ayant pas de données précises sur cette route, j’avais cru devoir garder 3.20, pensant trouver tout de suite des rampes formidables : mais au bout de cent mètres à peine, je suis tout surpris de rouler sur une bonne petite route plate. Je reprends donc 5.8o que je puis conserver facilement pendant 4 kilomètres, puis la route commençant à monter de plus en plus, je reprends 3.20 et après 1 kilomètre je passe à Venose (1.050 mètres), et plus loin, après 3 kilomètres d’ondulations plus ou moins fortes, à Bourg-Argental où je traverse le Vénéon.
Des la sortie du pont commence une montée en lacets, mais quelque chose de carabiné comme raideur. De plus, la route, à partir du pont, est beaucoup moins bonne et même assez rocailleuse. Néanmoins j’arrive à faire les deux premiers lacets en machine mais après, ma foi, j y renonce, c’est réellement trop dur, trop rocailleux et, de plus, ce coquin de soleil me tape terriblement sur le dos. Je fais donc 1 kilomètre à pied environ, puis la pente devenant moins raide, je me remets en selle et arrive au pont du Plan-du-Lac (13 kilomètres de Bourg-d’Avud) et je repasse sur la rive droite du Vénéon.
Jusqu ici, depuis le pont Sainte-Guillerme, la vallée du Vénéon est riante, gracieuse et verdoyante, mais â partir de ce pont dit Plan-du-Lac, elle devient de plus en plus sauvage et dénudée, il semble que l’on entre tout à coup dans un monde nouveau, tellement cette région diffère de ce que l’on voit partout ailleurs dans les Alpes.
Ici la vallée s’élargit pendant l’espace de 2 kilomètres environ . pendant ce même parcours, la pente n’est point trop forte, elle ne dépasse guère 3à 4 % jusqu’à un haut rocher à pic qui semble barrer la route et d’où sort une source appelée la Fontaine-bénite. Mais ensuite la montée recommence à être très raide pendant 2 kilomètres, et l’on arrive au Pont-du-Diable. jeté à une grande hauteur au-dessus de la gorge profonde ou le torrent du Diable (bien nommé) bondit et tourbillonne avec un fracas épouvantable.
Voici encore un Pont-du-Diable. C’est incroyable ce qu’il y a, dans les Alpes, de ponts de ce nom.
D’abord celui-ci, en Oisans : puis un autre près de Saint-Gervais, un autre dans les Bauges, pies de Glapigny, et le fameux Pont-du-Diable de la route du Saint-Gothard : et il y en a sans doute encore bien d’autres que je ne connais pas. Toutes les fois qu’on se jette d’un pont hardi au-dessus d’un ravin profond, vous pourrez être sûr que, cinq fois sur dix, on le baptisera Pont-du-Diable.
Ce pont franchi, la route se continue pendant 1 kilomètre encore par une petite série de lacets assez durs, et l’on arrive à Saint-Christophe-en-Oisans (altitude 1470 mètres). Il est midi 1/2 lorsque j’y parviens. Je me mets aussitôt à table à l’hôtel Turc, le seul du pays, mais où l’on est très bien.
La route carrossable s’arrête là. ïl n’y a plus ensuite qu’un chemin de mulets pendant les 11 kilomètres qui me séparent de La Bérarde. Donc après avoir longuement déjeuné et pris un bon repos ensuite, je confie ma machine à l’hôtelier qui la remise soigneusement et me prête un long bâton ferré : à 3 heures je quitte Saint-Chris-tophe et m’engage sur le chemin de La Bérarde.
La vallée devient de plus en plus sauvage. Je traverse quelques pauvres hameaux autour desquels sont groupés de maigres champs de blé qui ne sont pas encore moissonnés, à cette époque de la fin août. Le chemin domine à une grande hauteur le Vénéon dont j’entends, tout au fond, le bruit assourdissant, et enlace, de l’autre coté de la vallée, les beaux glaciers de la Lancy et de la Mariande resplendissent au soleil. Puis le chemin tourne brusquement à gauche et la vallée, de sauvage quelle était jusque-là. prend un aspect terrible et effrayant. La végétation a presque entièrement disparu, et ce ne sont plus amoncellements gigantesques de rochers éboulés et enchevêtrés les uns dans les autres, puis là-bas, tout au fond de la vallée, la Barre des Ecrins (4.103 mètres) dresse droit dans les airs sa colossale muraille de granit noir couronnée de pics décharnés et de glaciers éblouissants. Rien ne peut donner une idée de l’aspect lugubre et terrifiant que fond de cette vallée. Toutefois, apporter une note gracieuse présente le comme pour au milieu de ce chaos sur ma gauche, deux cascades babillardes éparpillent jusque sur le chemin leurs eaux réduites en poussière. L’une d’elles, tombant entre deux murailles de rochers qui l’enserrent à gauche et à droite et la dérobent aux regards indiscrets, me parait propice à une douche bien sentie. Aussitôt pensé, aussitôt fait, et dix minutes après, tout ragaillardi par ce coup de fouet, je me remets allègrement en route et, à 6 h. 1/2, j’arrive enfin à La Bérarde (altitude 1.740 mètres). Je me dirige vers le chalet-hôtel de la Société des Touristes du Dauphiné, où je suis reçu avec le plus cordial empressement par l’obligeant M. Tairraz, le gérant de l’hôtel.
Quel aspect sinistre et désolé que celui de ce pauvre village de La Bérarde : là, c’est pire
encore que ce que j’avais vu tout le long de la route. On se sent comme isolé, et transporté et transporté dans un monde à part. De tous côtés, ce ne sont que colossales murailles de rochers, neiges et glaciers, dans le fond toujours cette effrayante muraille à pic de la Barre des Ecrins, et d’un autre côté la Meije dont on aperçoit les principaux sommets d’une silhouette si caractéristique, et au milieu des éboulements de rocs gigantesques qui forment le sol de ce pays, les eaux du Vénéon et du torrent des Elançons viennent se réunir avec un fracas assourdissant.
Ouelle douce satisfaction, au milieu d’un tel désert, de trouver cette oasis, le chalet-hôtel si confortable de. la S. T. D. Là, sont plusieurs alpinistes qui se préparent à partir pour l’ascension de la Meije. Après un excellent dîner, nous restons longtemps dehors, à causer en fumant nos pipes au milieu de ce calme profond que trouble seul le bruit des deux torrents furibonds.
Il me fallait venir dans ce pays perdu pour trouver le seul cycliste que j’aie rencontré dans tout le cours de cette année, seul vélocio, sachant déjà apprécier toute l’utilité et la nécessité des machines à plusieurs développements pour la montagne : et ce cycliste était M. Tairraz, l’aimable gérant du chalet. Malheureusement, il est obligé de laisser sa machine à Saint-Christophe, tout comme j’ai fait : mais il espère que bientôt la route sera prolongée jusqu’à la Bérarde : et en effet, rien ne serait plus facile, il n’y aurait qu’à suivre en corniche le revers de la montagne tout le long de la rive droite du Vénéon, et la différence de niveau entre Saint-Christophe et La Bérarde n’étant que de 270 mètres, on aurait ainsi une route superbe avec une pente moyenne de 2 1/2 %. La Berarde deviendrait alors rapidement un but d’excursion très fréquenté par les cyclistes et capable de faire concurrence au Lautaret.
Le lendemain, je fais un peu la grasse matinée : debout seulement à 7 heures ; après un premier déjeuner et une causerie avec M. Tairraz sur les machines à plusieurs développements, à 8 heures je reprends mon alpenstok et, à 11 h. 1/2 je suis de retour à Saint-Christophe où, après déjeuner, je change mon bâton de montagne contre ma machine, et je me remets en route. Je juge bon de conserver mou petit développement jusqu’à Bourg-d’Arud à cause des descentes rapides et de l’état médiocre de la route. Je descends sans encombre les dures côtes que j’avais montées la veille : à Bourg-d’Arud, je reprends 5m. 80 et à 3 heures je suis au pont Saint-Guillerme où je retrouve la Romanche que j’avais suivie la veille depuis sa source près du Lautaret cet que je ne quitterai plus qu’à Vizille où elle se perd dans le Drac.
Me voilà arpentant la plaine de L’Oisans, et j’étais loin de penser que cela dut m’occasionner quelque fatigue : mais j avais compté sans notre ennemi, le vent, un vent du nord terrible qui me prend en face et parfois m’arrête net.
Cependant, à force de pédaler dur et ferme, j’arrive après 5 kilomètres au Bourg-d’Oisans où je m’arrête dans un café, exténué par ces 5 kilomètres de lutte contre le vent : et il y a encore 7 kilomètres avant d’arriver à la descente et au point où la route s’infléchit vers le sud-est. Cependant, après un quart d’heure de repos, je me remets en route, mais toujours même vent aussi violent, parfois je reste sur place, dans l’impossibilité d’avancer. Ah ! aucune des plus dures montées que j’ai faites en ces derniers mois ne m’a donné autant de mal que cette plaine à traverser avec un vent semblable.
J’ai cependant fait 7 kilomètre à peine depuis le Bourg-d’Oisans, lorsque tout à coup une idée lumineuse me traverse l’esprit : « si je mettais mon petit développement ! » Sitôt pensé, sitôt fait. Je repars et cela va tout seul, je nargue maintenant le vent. Triple sot que je suis de n’y avoir pas songé plus tôt,. au lieu de m’éreinter ainsi pendant 6 kilomètres ! Avant en raison de. ce terrible ennemi qu’est le vent. j’arrive bientôt à la fin de la plaine, à Rochetaillée, au point où la route change de direction et où commence la descente. Je n’ai donc plus à redouter le vent, aussi je remets 5,80m. et je n’ai plus qu’à me laisser aller le long de cette belle et pittoresque route qui côtoie la Romanche. Je passe Livet, Rioupéroux, Gavet, après quelques instants d’arrêt à Séchlienne pour me rafraîchir, je passe à Vizille, au Pont-de-Caix, et à 7 heures j’entre dans Grenoble où je prends à 9 heures le train qui me ramène dans mes penates, ravi de cette course dans les belles Alpes de notre Dauphiné que l’on voit, et que l’on revoit avec un plaisir sans cesse nouveau et grandissant.

Conclusion
Après l’expérience que j’en ai faite dans le cours de cette année, au point de vue purement pratique, j’ai la conviction absolue que l’avenir est aux machines à plusieurs développements, et que tous les touristes-cyclistes qui les auront essayées avec quelque persévérance, au bout de peu de temps, ne voudront plus entendre parler d’autres machines.
Les avantages en sont si évidents que, même par ceux qui n’en ont pas encore essayé, je n’ai entendu faire que objections puériles et sans valeur, telle que celle-ci ; « On se salit les doigts en touchant la chaîne pour faire le changement », ou bien cet autre : « Cela ajoute un peu de poids à la machine ». Un haussement d’épaules est la seule réponse que méritent des objections si futiles.
On a bien mis sur le marché des machines à deux vitesses et à changement instantané, mais outre que le mécanisme en est bien compliqué et délicat, on ne peut doter ces machines que de deux vitesses ayant entre elles trop peu de différence, ce qui n’est pas le cas du système dont je parle.
La machine dont je me suis servi dans le cours de celle année avait, comme je l’ai dit, deux développements, 3,20 et 5,80, mais j’estime que pour le vrai touriste ami de la montagne ce n’est pas suffisant, et j’ai regretté plusieurs fois de n’avoir pas à ma disposition un développement intermédiaire tel que 4.50, car il y a une foule de circonstances dans lesquelles 3.80 est trop fort et 3,20 trop faible, par exemple dans les longues montées d’une pente de 3 à 4 % environ. Aussi, je suis résolu, pour l’année prochaine, à me munir d’une machine à trois développements : l’un de 2.80 à 3 mètres, pour les côtes de plus de 5 à 6 % l’autre de 4.50 pour les montées de pente moyenne et enfin un troisième de 6 mètres environ pour le plat et la descente. Telle doit être, à mon avis, la machine du touriste montagnard.
Bien plus, je dirai que même les cyclistes fréquentant la plaine auront avantage à avoir deux développements tels que 6 mètres ou au-dessus et 4.50 pour les circonstances défavorables : vent, contraire, mauvaises routes et aussi montées plus ou moins dures, car, quel est le pays de plaine qui ne soit parsemé de quelques montées ?
J’estime donc que, dans un avenir prochain, lorsqu’un certain nombre de touristes auront apprécié les avantages de telles machines, tous les constructeurs intelligents livreront couramment des machines à deux ou plusieurs développements, et l’on verra, bientôt après, les machines à un seul développement complètement délaissées.
En même temps que les trois développements dont je parle plus haut, j’exigerai aussi que nia machine de l’an prochain soit munie, en outre du frein ordinaire sur la roue directrice, d’un second et puissant frein sur la roue motrice, de telle façon qu’il soit possible de faire toutes les descentes les pieds au repos.
Étant donné que. dans une excursion en montagne, on descend autant que l’on monte, ce serait ainsi La moitié du parcours fait, non seulement sans aucune fatigue, mais encore en. se reposant de la fatigue causée par l’autre moitié. Bref, pour un touriste ainsi équipé, c’est-à-dire monté sur une machine à plusieurs développements et à deux freins, les courses en montagne ne seront pas plus et même moins fatigantes que les excursions en plaine, et il aura en plus la beauté du paysage que n’offre pas la plaine.
Quant au système de frein à adopter pour la roue motrice, je crois que les préférables seraient le frein Singer s’appliquant sur la jante ou bien le frein à sabot de Vélocio.
Pour terminer, je veux dire deux mots de la selle. Je me sers depuis deux ans de la selle Christy, eh bien ! je ne puis plus en supporter d’autres. Alors que les selles ordinaires me fatiguaient énormément au bout d’une vingtaine de kilomètres, je puis faire avec la selle Christy des excursions de plus de, 100 kilomètres dans la même journée sans être jamais incommodé du fait de la selle.
La selle Christy a encore un autre avantage pour le tourisme en montagne, c’est qu’elle permet de se pencher facilement, soit en avant pour la montée, soit en arrière pour la descente, et cela sans être obligé de fléchir l’épine dorsale ainsi qu’on est obligé de le faire avec les selles ordinaires qui. sous le poids du corps, se creusent en forme de hamac et ne permettent pas aux ischions de faire l’office de charnières, chose facile et qui se fait tout naturellement avec la selle Christy.
Vélocio préconise, pour remédier à cet inconvénient des selles ordinaires, l’emploi de la tige de selle oscillante. Je n’en veux point médire, ne l’ayant jamais essayée, mais j’estime qu’avec la selle Christy, point n’en est besoin.
Il est vrai que cette selle exige un apprentissage de quelques jours pour être appréciée à sa valeur. Au premier essai, on est tenté de la rejeter, mais si on persévère, on finit, après quelques jours, par ne plus pouvoir admettre les selles ordinaires.
Il en est de même aussi pour les machines à deux ou plusieurs développements. Comme elles exigent des façons différentes de pédaler, selon que l’on pédale avec 3 mètres ou avec 6 mètres, elles exigent aussi un certain apprentissage. Mais c’est l’affaire de deux ou trois sorties, et il suffit d’un peu de persévérance pour arriver rapidement à en retirer tous les avantages que l’on en doit obtenir.
Espérons donc que petit à petit, ou plutôt très rapidement, tous les touristes-cyclistes connaîtront ces avantages merveilleux, et que la saison prochaine, dans nos belles Alpes de la Savoie et du Dauphiné, nous verrons grand nombre de touristes montés sur machines à plusieurs développements. en attendant que ce grand nombre devienne la généralité et l’unanimité.
Mais, hélas ! une petite ombre se mêle à ce tableau. Quand le truc sera débiné (que l’on me permette cette expression) et connu de tous, nous les précurseurs, nous n’aurons plus l’intime et douce satisfaction d’épater les populations à si bon compte. Ce qui, alors, sera épatant, ce sera de voir les arriérés s’obstiner à faire les montées à pied... ou en voiture.
R. Berger.

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