DE SAINT-PÉTERSBOURG A PARIS (1893)

mercredi 12 juin 2024, par velovi

Pierre ORLOVSKY

En ces temps de manifestations franco-russes, c’est une bonne fortune pour un journal vélocipédique que de souhaiter, le premier, la bienvenue à un cycliste slave venu en machine de Saint-Pétersbourg à Paris. Cette bonne fortune, nous l’avons eue, lundi soir, à La Bicyclette en serrant, avant tous les autres, la main de l’énergique touriste que nous voulons présenter à nos lecteurs.

Pierre Orlovsky est étudiant à l’Université de Saint-Pétersbourg, section des sciences mathématiques. Il a été si souvent parlé de lui à propos du futur record de Charles Terront que son nom résonne comme une vieille connaissance aux oreilles françaises.

De taille moyenne, mince plutôt maigre une barbe brune, courte et raide piquée à la diable sur un menton en saillie, la prononciation un peu trainante et le verbe abondant, Orlovsky parle le français comme le parle tout Russe de bonne naissance - très correctement. Il est vêtu d’un complet gris ardoise, culotte courte presque collante et souliers de toile avec bandes de cuir fauve. Sur sa poitrine sont piqués trois insignes de societés : Club des cyclistes de Saint-Pétersbourg, Touring Club de France et Cyclist’s Touring Club d’Angleterre.

M. de Lucenski adresse d’abord quelque paroles amicales à notre visiteur, en russe, puis la conversation s’engage, en français cette fois, et nous y glannons, au hasard ces notes, quelques détails intéréssants.

Pierre Orlovsky est parti de Saint-Pétersbourg, le 1er août dernier, en bicyclette naturellement, et c’est sur sa machine qu’il a franchi les 3,000 kilométres qui le séparaient de Paris. 3,000 kilometres ! Le chiffre laisse rêveur !

C’est en vrai, en pur touriste que l’étudiant slave a voyagé, s’arrêtant, repartant au gré de sa fantaisie - séjournant pendant plusieurs jours dans les grandes villes que rencontrait son itinéraire, n’ayant en somme qu’un but : se payer à travers l’Europe la plus merveilleuse ballade qui se puisse imaginer.

Orlovsky a bien en Angleterre quelques affaires à traiter, mais son grand désir est de faire de la route et de voir du pays. Il aura été largement exaucé.

Voici l’itinéraire complet du voyageur Saint- Petersbourg, Dinabourg, Varsovie, Kalisz, Posen, Berlin, Magdebourg, Hanovre, Bielefeld, Cologne, Aix-la-Chapelle, Namur, Bruxelles, parcours de Paris-Bruxelles jusqu’à Paris, puis Londres.
Retour par Paris, la Suisse, l’italie et l’Autriche. C’est assez coquet, comme on voit. L’itinéraire suivi par Orlovsky, de Saint-Pétersbourg à Paris, est à peu près celui qui sera adopté par Terront dans son prochain record. Nous avons donc interviewé sérieusement notre hôte à l’intention de Charley. Nous lui laissons un instant la parole :

— Les meilleurs routes que j’aie rencontrées, nous dit Orlovsky, sont incontestablement celles de France. Je n’ai pas l’intention, en faisant cette constatation, de flatter votre amour-propre national. C’est la vérité. Les chemins sont excellents en Russie de Dinabourg à Varsovie, le reste est plus que médiocre. L’Allemagne est asssez bien partagée sous ce rapport, du côté de la Russie. Ailleurs on rencontre souvent du pavé, en Belgique également. Et quel accueil vous a t’on fait sur votre рarcours. Oh ! excellent... en général. Parfois des paysans allemands ont voulu me battre, mais j’ai pu me sauver. En France on me prenait souvent pour un Prussien, à cause de mon accent ; dès que j’avais dit que j’étais russe, on me serrait la main et c’est à qui me ferais la meilleure réception, car nous sommes amis, n’est-ce pas. J’ai fait bien des kilomètres avec des velocipėdistes français qui m’accompagnaient en ne me lassant manquer de rien.

— Ils n’ont fait que leur devoir de bons patriotes. Les routes sont-elles sûres en Russie ?

— Oui, la plupart du temps. Cependant, il serait dangereux pour un étranger de les parcourir sans un guide du pays. D’abord, ainsi que vous le comprenez, il aurait une grande difficulté à se faire comprendre des paysans ; puis il y aurait péril à demander l’hospitalité dans certaines maisons isolées, perdues dans les champs ou les forêts.
Les portes manquent parfois de serrure et il faut un peu se méfier, pendant la nuit surtout.

— Et les loups, les fameux loups dans la peau desquels le brave Charley compte bien se tailler quelques descentes de lit ?

Au mot de loups, Orlovsky éclate de rire.
– Les loups, au mois de septembre, nous répond-t-il, mais c’est une mauvaise farce : Ils n’attaquent jamais les voyageurs à cette époque de l’année. C’est bon, en hiver ! Ce qu’il faut beaucoup plus craindre que les loups, c’est le manque total de gite en arrivant a l’étape. Nous n’avons pas, comme vous, des villages et des auberges tous les dix kilometres. Il faut souvent traverser, en Russie des forêts de 30 kilomètres de long où les villages n’existent pas. À peine trouve-t-on tous les dix ou quinze kilomètres une maison de garde où l’on peut se procurer quelques aliments. En outre, même dans les villages, le genre de vie de nos paysans sont d’une extrême simplicité. Il ne faut pas s’attendre à trouver chez eux beaucoup de confortable. Aussi Terront fera-t-il sagement de se munir, comme je l’ai fait moi-même de tout ce qui lui sera nécessaire. Il lui conseille fortement de ne pas craindre de charger un peu le guidon de ses entraineurs.

Le lendemain, au cours d’un déjeuner, où le directeur avait réuni Orlovsky, Charles Terront, Duncan, Paul Minart et votre serviteur, le cycliste russe nous donnait de nouveaux détails.

L’absence probable des loups au rendez-vous qu’il leur avait donné sur la route a paru causer à Charley une profonde déception. Toutefois il s’est un peu consoler en pensant qu’on pourrait peut-être remplacer les carnassiers rêvés par quelques brigands aussi malintentionnés que possible. Et Charles brandissait un inoffensif couteau à dessert en roulant des yeux terribles ! Quant à la question des vêtements, le recordman a déclaré avoir pris ses précautions et nous a instantanément découpé dans un journal le patron de l’imperméable dont il a conçu le modèle

Figurez-vous un rectangle de caoutchouc dans lequel on fait un trou pour passer la tête. Une partie vous protège le dos, l’autre la poitrine. On entaille par le milieu la partie qui retombe par devant et on se la ficelle sur les tibias et sur les cuisses. Quand on a cela sur le corps, il peut tomber des hallebardes !

C’est égal, ces diables de loups !....

Nous causons, un instant encore, avec Orlovky

— Avez-vous rencontré en route, nous demandons nous, un Français, M. Pautrat, qui est parti pour Saint-Pétersbourg ?

— Non, mais j’ai beaucoup entendu parler de lui à mon passage au bureau belge d’Overeet, le receveur a tenu à m’inviter à déjeuner, comme il avait invité quelque temp auparavant M. Pautrat : Tous les grands touristes vélocipédistes, m’a-t-il dit passent par ici et je les invite tous à déjeuner.

Enfin Orlovsky nous donne des détails sur lui-même, sur la vie cycliste en Russie. C’est le premier grand voyage qu’il fait en machine.

Jamais il n’avait excédé, dans ses excursions les plus longues, quelques centaines de kilomètres. Il monte depuis six ans. Il étaît jadis un fanatique du grand bi. Il se sert de sa bicyclette pour aller à ses affaires depuis qu’il est permis de circuler en vélocipède dans les rues de Saint-Pétersbourg. Cette permission n’a été accordée que cette année. Toutefois il reste encore interdit de pédaler dans certaines grandes artères de la capitale.

La circulation en machine est défendue dans les rues de Moscou et de Varsovie. Elle est autorisée dans toutes les petites villes et les villages russes.

Les prohibitions administratives ne gènent d’ailleurs pas beaucoup les cyclistes russes qui sont très peu nombreux dans les villes. Le cyclisme s’est surtout propagé dans les campagnes.

Les cycles servent, en Russie, pour les affaires qui, au lieu de se traiter, comme en France, dans les bureaux, exigent des courses constantes de village à village. Les employés de l’Etat ont presque tous des machines ainsi que les médecins, agents de la police rurale, fermiers, etc.

Les courses vélocipédiques sont rares en Russie. On y fait surtout du tourisme.

Les machines employées sont généralement lourdes.

Saint-Pétersbourg ne compte que deux Sociétés : le Club des Cyclistes, fondé en 1884 puis dissous et tout récemment reconstitué avec un effectif de 70 membres, et un Club militaire assez prospère.

Pierre Orlovsky part samedi soir pour Londres par Dieppe et New-Haven.

Nos meilleurs vœux l’accompagnent et nous le remercions bien sincèrement d’avoir songé à venir, dès son arrivée à Paris, frapper à la porte hospitalière de la Bicyclette.

G. DAVIN DE CHAMPCLOS.

La Bicyclette, 1893

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