La Vélocipédie au point de vue philosophique (1887)

mercredi 26 juin 2019, par velovi

Par Vélocio (Paul de Vivie), Le Cycliste, p.6-7  ; 1887, Source Archives départementales de la Loire, cote PER1328_1, licence ouverte étalab

Je vous ai souvent entretenu de la vélocipédique au point de vue hygiénique  ; je vous en parlerai quelque jour au point de vue moral, mais un de ses côtés les plus curieux est incontestablement son côté philosophique, j’entends par là les sensations, les impressions, les idées nouvelles qui, grâce à elle, germent et se développent dans l’esprit de ses adeptes.
À mesure qu’une innovation se produit, elle modifie le caractère des objets que nous étions habitués à considérer sous un certain aspect, toujours le même, et qui, vus sous ce nouveau jour, nous paraissent tout différents, quoiqu’en réalité rien en eux n’ait été changé. Qu’un prédicateur mette un texte nouveau à la tête d’un vieux sermon et les mêmes mots, les mêmes phrases prendront une signification, un sens qu’on ne leur soupçonnait pas auparavant.
Mettez un vélocipède entre les jarrets du premier venu et vous développerez dans l’esprit de cet homme une manière nouvelle de voir, de comprendre, d’apprécier les événements, les êtres, les choses qui chaque jour passent à sa portée  ; il les verra sous un nouvel aspect et sa façon de les juger en sera modifiée sensiblement.
La première chose qui frappe dans la physionomie du cycliste, c’est la concentration de la pensée se traduisant à l’extérieur par le froncement des sourcils et un masque de gravité et d’attention soutenue posé sur tous les traits. Le capitaine d’un steamer américain lancé à toute vitesse à travers un brouillard épais n’a pas sur sa figure une expression plus frappante de la responsabilité qui l’accable.
La raison de cette tension d’esprit chez le vélocipédiste n’apparaît pas très clairement aux yeux des non-initiés  ; ce ne peut être la frayeur de tomber, car, même sur le bicycle le plus bas et le plus sûr, cette préoccupation l’assiège  ; ce n’est pas non plus la crainte d’écraser sur la route quelque passant, qui met au front du veloceman une ride olympienne.
Non, c’est simplement le désir de battre un record, de mettre moins de temps que M. X. pour aller de Saint-Étienne à Montrond et de pouvoir dire en rentrant : J’ai fait tant de kilomètres en tant de minutes  ; or, pour aller vite, pour conserver une bonne allure, il faut voir de loin et éviter les moindres obstacles, les pierres, les trous, les soubresauts de la route, de là cet air constamment soucieux, mais aussi que d’aperçus inédits, que d’observations curieuses, imprévues, originales rapportera de ses promenades un cycliste quelque peu intelligent. Si vous l’interrogez sur les régions qu’il a parcourues et que vous connaissez vous-même, il vous apprendra mille détails que vous ignoriez  : jusqu’à la Gouyonnière la route est superbe, on n’en peut demander de meilleure  ; mais dans la plaine jusqu’à Balbigny, elle est rugueuse, ébranle beaucoup les machines et oblige à ralentir  ; du côté d’Andrézieux, elle est poussiéreuse, mal entretenue  ; on peut descendre jusqu’à Saint-Chamond sans actionner les pédales, mais on ferre la route en ce moment et il vaut mieux passer par Langoman, on monte un peu jusqu’à La Talaudière, mais ensuite quelle magnifique descente.
Il vous dira que de la Chaise-Dieu à Arlanc, il y a une splendide dégringolade de 17 kilomètres, au milieu des bois et qu’ensuite une belle route droite, sur laquelle vous pouvez aisément faire vos 24 kilomètres à l’heure, vous conduit à Ambert  ; que les routes de la Loire sont en générale parfaite, tandis qu’elles sont très inégales dans la Haute-Loire et négligées dans le Rhône  ; bref, il connaît kilomètre par kilomètre les voies et chemins de son département et des départements limitrophes et peut vous indiquer d’où vous aurez les plus beaux points de vue sur la plaine du Forez ou sur celle de la Limagne.
Si vous poussez la curiosité jusqu’à lui demander ses idées sur les modifications à introduire dans l’enseignement pour éviter le surmenage dont on fait tant de bruit, il n’hésitera pas  : " qu’on me hisse tous ces enfants sur des vélocipèdes et qu’on leur fasse parcourir la France, il n’est pas de meilleure façon et de plus agréable manière d’apprendre la géographie de son pays.  »

Mais il est un point où l’influence philosophique de la vélocipédie se laisse voir tout entière  ; elle contribue à nous donner une opinion beaucoup plus vraie de bien des gens auxquels nous avions passé maintes fois sans y prendre garde.
Parmi ces gens, les conducteurs de voitures occupent le premier rang  ; nous ne leur avions auparavant jamais accordé beaucoup d’attention, nous contentant d’observer qu’ils avaient en général des faces rubicondes, preuve, évidente qu’un pot de bon vin ne leur faisait pas peur  ; mais, dès que nous enfourchons un vélocipède, nous nous voyons obligés de compter avec eux et nous ne tardons pas à les considérer comme de vrais potentats passablement autocrates.
Il semble que la route est faite pour eux, leur appartient et qu’on n’y peut circuler qu’avec leur permission.
Depuis le garçon boucher, qui lance son cheval au triple galop et qui ne cache pas son désir de vous voir faire la culbute, tellement vous lui êtes insupportable en l’obligeant à se ranger de côté pour vous laisser passer, jusqu’au cocher de grande maison qui vous examine du haut de son siège avec un air de souverain mépris et détourne à peine son attelage, tous les chevaliers du fouet prennent dans votre esprit une importance considérable et vous essayez de vous les concilier en les traitant à l’occasion sur un pied de bonne camaraderie.
Ainsi la manière dont en usent à votre égard tous ces messieurs est bien faite pour contre-balancer les illusions que vous pourriez entretenir sur la supériorité et la haute valeur sociale d’un cycliste et pour vous rappeler que même sur cette terre l’égalité n’est pas toujours un vain mot.
Les piétons (et ceux que l’on rencontre le plus souvent sur les routes ne sont pas la fleur des pots) vous paraîtront bientôt hostiles et jaloux, soit qu’ils ne se dérangent pas pour vous faire place, soit qu’au bruits de votre timbre d’appel ils zigzaguent de façon a vous rendre le passage impossible, soit enfin qu’ils vous assaillent de plaisanteries bêtes ou grossières qui vous rendraient furieux en toute autre circonstance, mais qui vous font à peine sourire tant vous a déjà rendu philosophe l’exercice du tricycle.
Et ces diables d’enfants, la préoccupation constante du vélocipédiste  ! Qu’ils sont bien faits pour exercer sa patience et modifier heureusement les caractères emportés et violentes.
Quand ils vous entourent en troupes nombreuses et vous font une escorte bruyante et insolente ou qu’ils s’amusent à croiser la rue juste au moment ou vous passez, au risque de se faire culbuter, n’avez-vous pas besoin d une forte dose de philosophie pour ne rien perdre de votre calme et ne vous pas départir de votre dignité  ?
Enfin, les remarques et les critiques que l’on fera sur votre passage concourront à vous donner de vous même une plus juste appréciation, en vous permettant de connaître l’opinion que les autres ont de vous, et vous arriverez plus facilement à la perfection philosophique que les sages de l’antiquité ont placée dans l’observation de la célèbre maxime  : Gnothi Seauton.

Vélocio.

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