EN MONTAGNE (1888)

jeudi 2 mai 2024, par velovi

Promenades et Excursions

Ce n’est pas use excursion  ; tout au plus est-ce une promenade, une course apéritive du matin  ; mais elle a été délicieuse et désormais la plaine insipide et monotone nous verra moins souvent.
C’élait un dimanche, un des premiers dimanches de juin  ; nous nous disposions, P... et moi, à descendre la rue de Roanne quand une idée me vint  : — nous la descendons si souvent, cette rue de Roanne, que nous devrions bien la remonter une fois — si nous allions à Saint-Just-Malmont  ?
Cet ami P... a si bon caractère qu’il est toujours de votre avis  ; c’est même ennuyeux pour ceux qui aiment à discutailler, car il n’y a pas moyen avec lui de s’offrir cette distraction.
Nous faisons donc face à la montagne, aux 1000 mètres d’altitude de Marlhes et de la République  ; je n’étais pas fâché d’essayer à la montée ma bicyclette Raleigh multipliée à 150 centimètres  : P.... était sur son vieil Eurêka habitué de longue date aux rampes les plus scabreuses.
A la première montée de la Croix de l’Horme, nous enfonçons le tram à vapeur qui nous rattrape et nous dépasse sur les pavés de la Ricamarie et du Chambon où nous le repinçons tout de même au dernier arrêt, à l’embranchement de la route de Saint-Just qui serpente à gauche sur le flanc des collines, pendant six ou huit kilomètres.
C’est la partie pénible de l’excursion  ; il nous a fallu 50 minutes pour enlever cela, mais aussi comme nous étions à chaque coin de la route, récompensés de nos efforts par le panorama qui défilait sous nos yeux  ! Ce hameau de Gaffard que nous venons de traverser, le voilà derrière nous, là-bas tout au fond du vallon, et la route se repliant sur elle-même nous ramène à deux ou trois cents mètres au-dessus des maisons.
A droite et à gauche, sur le flanc de la colline, les foins encore sur pied, aux pointes déjà jaunissantes, ondulent au souffle d’un vent du nord froid et pénétrant qui commence à s’élever et à pousser dans l’espace des nuages inquiétants.

Devant nous péniblement, un âne cheminait ramonant du marché une carriole branlante, dans laquelle sommeillait une vieille femme, selon l’habitude des paysannes qui, se levant de très bonne heure pour aller à la ville vendre leurs
légumes, sont au retour vaincues par la fatigue et s’endorment sur leurs paniers vides, laissant au hasard et à leur bête le soin de les ramener sans encombre au logis.
L’âne paraissait tout plongé dans des pensées moroses  ; pourtant depuis qu’il longeait ce tapis d’herbes luxuriantes, il se ragaillardissait, secouait la tête, remuait les oreilles, se trémoussait et s’agitait comme s’il se fût trouvé à une partie de plaisir, devant un râtelier bien garni. Puis, tout à coup, d’un pas délibéré, nous le vîmes s’approcher du pré qui bordait la route et il s’arrêta allongeant le cou au-dessus des longues et flexibles graminées, mûres pour la faux  ; alors, découvrant ses longues dents par ce rictus qu’on pourrait appeler le sourire de l’âne, et qui précède son braîment, il murmura : Oh  ! quel bon foin nous aurons cette année  ! et son large rire éclata, puissant, sonore, emplissant de bruit la vallée.

La paysanne s’éveilla brusquement  ; effarée, irrésistiblement secouée par les sursauts que les flancs de la bête imprimaient aux brancards, elle tira brutalement sur les rênes pour ramener son âne au milieu du chemin. Ah  ! vieille rosse  ! hue donc  ! et les coups tombèrent drus et violents sur la croupe décharnée du misérable, qui reprit son allure découragée et son air morne. .
C’est bien le clocher de Saint-Just qu’à un dernier détour, nous apercevons à peu de distance, le clocher et l’auberge hospitalière de M. Lagre-volle où nous nous octroyons un déjeuner bien gagnés. Quand nous reprenons nos voitures, comme on dit là-haut, quatre pédestrians qui se trouvaient dans le tram que suivi et qui allaient comme nous à Saint-Just par Firminy, arrivent à peine et ne sont pas étonnés d’apprendre que nous sommes là depuis au moins 30 minutes.
Il n’est pas plus de 8 heures et demie et nous aurons le temps en allant à Marlhes par Jonzieux, de rentrer avant midi.

Jusqu’à Jonzieux la route est à peu près de niveau, mais quelles ornières et quels énormes cailloux  ! On dirait que jamais cantonnier n’a exercé ses talents de ce côté  ; il est vrai que nous sommes dans la Haute-Loire, et que ce département ne se pique pas de beaucoup d’émulation pour l’entretien de ses grandes et petites voies de communication.

Malgré l’état précaire du sol, le paysage est trop agréable pour que nous regrettions d’être venus, des bois de pins, des prés d’un vert tantôt sombre tantôt éclatant, peu de maisons, par exemple, peu de passants, mais beaucoup de ces bonnes vaches laitières qui nous valent les excellents beurres et fromages de la montagne, des bergers et des bergères qui n’ont rien de florianes, accourent au galop à travers les bruyères et les genêts tout en fleurs pour nous voir passer de plus près.

Nous nous trouvons soudain au milieu d’un bois, à un carrefour où une route, dont nous ignorons la direction, croise celle que nous suivons. Nous voilà perplexes  : faut-il aller à droite, à gauche ou tout droit devant  ? Tout droit devant c’était la devise du Petit Stéphanois l’année passée, ce sera la nôtre, et bien nous en prend, car à gauche, nous serions allés à Saint-Romain Atheux, et à droite, à Saint-Didier, ce qui ne rapprochait pas de notre but.
A la sortie du bois, le terrain, très découvert nous permet de découvrir au loin les maisons et le clocher de Jonzieux  ; un temps de galot, une descente escarpée autour d’un petit mamelon puis une montée passablement roide, et nous nous trouvons à l’entrée du village, à côté d’un paysan qui va à la messe et paraît enchanté de nous voir.
Il faut croire que ce bourg n’est pas souvent visité par les vélocipédistes , quoiqu’un journal de Saint-Étienne ait dernièrement affirmé que les commis de barre et les employés de fabricants de rubans faisaient leurs tournées de montagne en tricycle, car nous faisons véritablement sensation en passant sur la place, et, pour nous suivre des yeux sur la route de Marlhes, vingt ou trente habitants s’échelonnent sur un tertre en se disant, ainsi qu’on nous l’a répété ultérieurement  : — Nous allons les voir verser au tournant.
Et ils nous ont vus, pas longtemps, par exemple , car en dix minutes, nous étions au-delà de Semène, et nous n’avions pas versé, bonnes gens.
Le ruisseau de Semène, qui va se jeter dans la Loire entre Aurec et le Pertuiset, nourrit des truites excellentes et des écrevisses délicieuses, quelques industriels ont établi des scieries sur ses rives et il y a, ça et là, de jolis coins de nature où l’on aimerait vivre, aimer et........ cueillir la fraise. La route monte tout doucement vers Marlhes, une de ces pentes que l’on fait à raison de 15 kilomètres à l’heure sans le moindre effort toujours de gras pâturages, des bois touffus ciel douteux, pas de soleil, ce dont nous sommes fort aises, et une bise froide dont,..pour mon compte, je me passerais très bien, mais P... n’est pas de cet avis (une fois n’est pas coutume)
A Marlhes, les chiens paraissent vélophages, quoiqu’ils n’aient pas de fréquentes occasion de de se régaler de la sorte  ; ils mettent une obstination furieuse à vouloir mordre nos montures, et comme en bicyclette les mollets sont très exposés, je ne suis pas sans inquiétude, L’hôtel Verdier nous tend les bras, mais nous sommes cuirassés contre toutes les séductions, et les parfums culinaires de cette cuisine renommée n’attiédissent pas notre ardeur.

En avant  ! en avant  ! Contre le vent qui nous souffle au visage, contre la montée qui s’accentue, nous nous escrimons vaillamment. La route est couverte de gens qui, la messe entendue, s’en retournent chez eux  ; il s’agit de montrer la supériorité du vélocipède sur tous les moyens de locomotion connus jusqu’à ce jour  ; des coups de trompe  : coua, coua  ; de timbre  : grin-grin-grin, nous font ouvrir un passage et nous filons, penchés sur nos guidons, à fond de train. Tout à coup, voici la descente  ; l’allure s’accélère encore et devient vertigineuse.
Quel bonheur  ! dévorer l’espace,
Caressé par le vent qui passe, D’un élan gravissant les monts, Et d’un bond franchissant les plaines, Et respirer à pleins poumons L’air pur et les effluves saines  !

Arrêtez-moi, mes amis  ; ce lyrisme est intempestif, nous sommes entre Marthes et Saint-Genest-Malifaux, et nous côtoyons cette combe vaste et fertile de la Faye, où un agriculteur intelligent entre tous, M. Courbon, a organisé des établissements agricoles modèles. Il n’y a pas à dire, depuis Jonzieux, nous avons une route qui ne laisse rien à désirer. Il nous faut pourtant donner un fort coup de collier pour traverser Saint-Genest, qu’on a eu la malencontreuse idée de coller au flanc d’une colline fort roide  ; enfin, on a fait probablement comme on a pu, et si je fais cette observation, c’est parce que j’aime avoir une allure dégagée en passant dans un village, chose peu facile en présence d’une montée ou d’une descente trop forte.
Les nuages, ennuyés d’être toujours ballottés, battus, secoués, bousculés par Eole, se mettent à pleurnicher  ; de petites gouttelettes, fines comme des pointes d’aiguille, nous fouettent le visage  ; si cela devait durer, nous serions vite transpercés, mais quelque chose nous dit que c’est une simple plaisanterie que dame Nature se permet à notre égard, et, de fait, nous sommes à peine au sommet de la montée, que l’ondée s’apaise.
Quels jolis bois que ceux qui s’étendent entre Saint-Genest-Malifaux et Bicêtre  ! On perçoit, plutôt qu’on n’aperçoit, à travers les feuillages épais, des clairières, des sources formant des lacs minuscules  ; on entend des bruits vagues, des voix indécises, des chants lointains de bergers, des tintements de clochettes  ; c’est autant d’impressions délicieuses que l’âme reçoit, qui se prolongent et se renouvellent par le souvenir au moment même où j’écris et que plus tard je retrouverai peut-être en relisant ces lignes.
Du point culminant (alt. 1050 mèt) auquel nous nous sommes élevés, et qui se trouve au beau milieu des bois dont je parle, jusqu’à Bicêtre, et de là jusqu’à Saint-Étienne, nous n’avons qu’à serrer les freins pour ne pas nous emballer  ; tranquilles comme Baptiste, nous revenons à notre altitude de 518 mètres sans nous faire un pouce de bile et sans avoir un coup de pédale à donner, si bien que, le vent du nord aidant, j’avais presque froid en arrivant et je proposai à P. d’utiliser les quelques minutes qui nous séparaient encore de l’heure prandiale à faire un détour du côté de la montée de Rochetaillée, à seule fin de regagner un peu de chaleur animale, mais il ne voulut pas, et devant ce refus péremptoire, je retire ce que j’ai dit en commençant au sujet de la débonnaireté de son caractère.
Partis à 6 h. 1/2, rentrés à midi, parcours de 45 à 50 kilomètres, pas de fatigue, pas d’accident et un vif désir de recommencer le plus tôt possible, en emmenant avec nous ceux que nous appelons dédaigneusement les plainards  ; tel est, sous une forme sommaire, le résumé de notre première excursion en montagne.

Velocio.

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