Les Conteurs de Voyage à Bicyclette (Octobre 1908)

lundi 20 avril 2020, par velovi

Théodore Chèze, Revue mensuelle du Touring-Club de France, Octobre 1908

Aux temps lointains où la bicyclette était cet instrument primitif dont nos aînés vantent encore parfois les charmes, — qui étaient, à vrai dire, ceux de leurs vingt ans — d’intrépides cyclistes s’en allaient par des chemins peu connus, à la découverte d’une France ignorée de la plupart de ces Français à qui les vélocipédistes commencèrent à l’apprendre.

Au retour de leurs randonnées, joliment grisés d’air et de lumière, à peine rassasiés de kilomètres, de vent, de soleil et de bonne fatigue — et tout frémissants encore d’avoir contemplé tant et tant d’inoubliables beautés ignorées la veille — ils contaient à leurs camarades, bonnement, simplement, avec les menus détails de leur voyage quelque peu enjolivé, tout ce qu’ils avaient vu, tout ce qu’ils avaient ressenti. Ils découvraient, en effet, mille grâces toujours nouvelles à cette terre maternelle que la bicyclette leur livrait pleinement pour les mieux contraindre à l’aimer. Joyeux comme des êtres tout à coup doués d’une vision neuve et d’une puissance effective quintuplée, ils célébraient avec des enthousiasmes juvéniles le fleuve, la vallée, la forêt, la plaine et les monts. En même temps, à parcourir leurs chemins trop longtemps délaissés, ils retrouvaient les vieux pays de France, et en apprenaient les charmes discrets et les âpres vertus.

Et, parce qu’ils chantaient avec une foi communicative notre Terre et le grand amour qui leur était venu pour elle, c’était immanquablement, à les lire, un touriste de plus à chaque lecteur nouveau.

Ces vieux cyclistes-là — et combien d’entre eux dont l’esprit et le cœur sont demeurés admirablement jeunes — sur leurs pauvres vieilles machines si vaillantes, étaient un peu tels que des conquérants, et tels aussi que des apôtres. Ils appartenaient aux temps héroïques. Sans le prosélytisme dont ils la doublaient, l’action personnelle leur eût semblé vaine et stérile. Leur ferveur et leur zèle, qui étaient infatigables, se traduisaient efficacement par le triple moyen de l’exemple, de la parole et de l’écrit.

L’exemple était permanent, la parole ardente et l’écrit plein d’une fière allégresse.

Quelques-uns d’entre ceux-là,, en témoignage des joies qu’ils reçurent de la route et de la bicyclette, nous ont laissé des œuvres dont on se souvient et des pages que l’on aime à relire.

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Il n’en va plus tout à fait de même aujourd’hui. On dirait que la veine est tarie — et que nous estimons déjà trop dit tout ce qu’il y avait à dire.

Écrire le récit de quelque voyage purement cycliste, des notes sur une excursion possible, les souvenirs d’une promenade pittoresque, tout cela semble puéril, inutile, et même un tout petit peu ridicule.

Je crois que l’on a tort de verser en cette autre exagération. D’autant plus tort que lorsque l’on se décide enfin à quelque causerie publique sur une contrée que l’on a récemment parcourue, l’on ne conte presque jamais ses impressions de voyageur qu’en prenant un pays étranger pour thème de variations plus ou moins littéraires.

Il semble, en effet, à beaucoup trop des touristes capables de tenir correctement une plume, que l’honneur de décrire, par exemple, le plus banal des sites suisses, est d’une espèce infiniment plus précieuse que celui de dire la beauté de quelque coin de France encore trop ignoré des nôtres. Tel qui, de bonne foi, s’imaginera faire œuvre originale en racontant abondamment une tournée en Hollande, en Allemagne ou en Italie, se figurera d’autre part — et c’est sa deuxième erreur — qu’il ne charmerait personne s’il s’avisait d’avouer son goût pour les grâces et les magnificences de notre terre natale — et de dire les charmes, les facilités et les mille joies de la bicyclette elle-même.

Cette erreur — on pourrait, puisque nous sommes entre camarades hommes, écrire  : cette bêtise. — est commune à des grands tout autant qu’à des petits. On sait des écrivains réputés qui, par ce même travers, s’appareillent à nombre de touristes dont les proses occasionnelles obéissent tout d’abord, quant au choix du sujet, aux lois étroites d’un certain snobisme. Les premiers, il faut en convenir, sont autrement dangereux et coupables que les seconds dont l’influence est plutôt mince.

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Il est, malgré tout, profondément regrettable que les touristes, aujourd’hui plus nombreux, disent plus rarement que jamais leurs impressions de voyage à bicyclette. Pourtant il reste beaucoup à dire — et il restera toujours quelque chose à dire — sur les paysages, les sites, les monuments et toutes les sortes de beautés de nos pays français. Nous ne saurions les voir jamais sous les mêmes aspects. Nos yeux divers, comme nos âmes non pareilles, ne peuvent recevoir des impressions semblables d’une même chose contemplée, pas plus que nos lèvres ou nos plumes ne sauraient traduire avec les mêmes mots des visions qui nous sont personnelles.

Enfin, parmi ceux qui se décident à conter le voyage, l’excursion ou la promenade, combien, sous prétexte de précision, réduisent le récit à une sèche énumération de villes, de villages, de pics, d’altitudes atteintes, de bornes kilométriques dépassées, de montées gravies, de descentes dévalées, de cols franchis ?. Ce sont là, j’en conviens, choses utiles et qui peuvent fournir la matière d’un substantiel résumé technique à découper et à mettre de côté en prévision de quelque sortie prochaine.

Mais, est-ce là tout ce qu’il y a à dire ?

Je crois que non.

Nos routes, nos chemins, nos sentiers eux-mêmes, pour peu qu’ils soient en montagne, sont aujourd’hui jalonnés et munis, sous les formes visibles de poteaux indicateurs, d’un état civil tellement précis, et si clairement libellé qu’il faudrait être ignorant comme une carpe, atteint de cécité complète, ou plus d’aux trois quarts fou, pour s’égarer en quelque carrefour ou s’en aller se casser la tête à quelque tournant dangereux.

Ce n’est pas que je dénie leur valeur et leur utilité, qui est réelle, à ces proses plus particulièrement techniques.

Le cycliste rend un réel service à ses camarades en leur signalant une variante heureuse, plus facile ou plus pittoresque, à tel itinéraire jusqu’alors moutonnièrement suivi par les lecteurs trop exclusifs des guides. D’autres exemples, en ce genre, pourraient encore être dits.

Mais, pour un touriste qui fournit une précieuse indication de cette sorte — et qui la donne, alors, très sobrement — combien d’autres qui, copieusement, délayent en des pages et des pages tout ce que les Joanne, les Baedeker et les Conty donnent avec autant d’intérêt, beaucoup plus de précision et infiniment moins de mots.

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Ce qui est un bénéfice plus général, un profit plus grand pour la communauté des touristes, c’est de dire, sobrement, la beauté particulière de tel coin de terre à peu près ignoré — le charme de quelque paysage situé en dehors des lieux accoutumés d’excursions cyclistes — le bel aspect de tel site par soi découvert et que nul guide ne signale — le point d’où se découvre un aspect plus complet de quelque beau panorama connu — les facilités, les charmes imprévus et le pittoresque de quelqu’un de ces chemins que le cycliste néglige, à grand tort, pour la route classique qu’il connaît seule — le parcours où se trouvent rassemblés les éléments d’une plus parfaite compréhension d’un terroir.

Ce qu’il est surtout utile de dire, ce qu’il faut dire, avec les précisions qui aident à la préparation du voyage et facilitent son exécution, c’est tout ce qui en donne le goût, tout ce qui peut éveiller l’heureux désir d’enfourcher sa bicyclette au plus prochain jour et de partir vers ces lieux dont quelque camarade vous marqua les beautés d’un trait net et vigoureux.

Ne trouvez-vous pas que mieux vaut écrire, ainsi, trente lignes personnelles et vivantes que pondre, à propos du moindre déplacement autour d’un Mont-Blanc plus archiconnu que le trajet de la rue Montmartre à l’Opéra, trois ou quatre pages composées avec de ces phrases admiratives que l’on a déjà lues partout et trop souvent  ?

Il est sage, également, de s’abstenir de ces récits soi-disant de voyages où, atteint d’une rage d’esprit facile, de fantaisie un peu commune et de parade pour la galerie, le voyageur ne parle que de lui et de tout ce qui se rapporte directement à lui. Celui-là, durant des pages et des pages, nous entretient de ses petites affaires, de sa nourriture, de ses boissons, de son sommeil, de ses amis, de sa famille, des aventures où le beau rôle lui échoit invariablement — et jamais de ce qu’il voit. Peut-être, d’ailleurs, ne voit-il rien ou ne s’émeut-il pas plus devant une beauté naturelle que devant la vitrine d’un magasin où quelques étalages habiles sollicitent la curiosité flâneuse des passants. Cependant, il daigne jeter une demi-page de descriptions quelconques en pâture à ceux qui ont le mauvais goût de plus s’intéresser aux lieux du voyage qu’au voyageur lui-même.

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Pour ce qui est des voyages au kilomètre, des excursions avec plan, coupe et élévation de tous les détours et de tous les cailloux du chemin, je crois que le mieux est, de n’en point abuser.

Les Associations tutélaires, dont c’est la mission, et les Guides, tant généraux que spéciaux, dont c’est l’intérêt, suffisent amplement à nous renseigner.

Nous sommes, que diable ! assez grands garçons pour nous diriger un peu par nous-mêmes — et nos monts, nos villages, nos vallées, nos forêts et nos plaines ne sont pas, que je sache, situés dans la lune pour qu’il faille nous y mener ainsi pas à pas de crainte qu’on s’y perde.

Donnez-nous donc, à l’occasion, et si l’occasion en vaut vraiment la peine, les notes vivantes et brèves que l’on sent vraies, les impressions justes ramenées à l’essentiel, les indications topographiques sommaires qui suffisent.

Avant tout, tâchez, en nous associant à votre joie d’un instant, de faire éclore en nous le ferme vouloir d’aller rechercher quelque joie égale, en ces lieux où vous-même l’avez recueillie.

C’est ainsi, surtout, que vous ferez œuvre bonne.

Il serait à regretter que se perdît la race aimable et sans prétentions excessives des conteurs de voyages à bicyclette. Perpétuez-la de votre mieux, mes camarades qui vous en allez par les chemins de France, l’âme joyeuse et l’esprit éveillé  !.

Que nos amis, et ceux aussi qui ne le sont point encore, vous lisent par plaisir, d’abord. La page ou les lignes lues, le cyclo-touriste aura tôt fait de s’éveiller dans le lecteur, et de vouloir goûter à ces joies que vous lui promettez.

C’est alors qu’il faut ne plus vous inquiéter de lui.

Votre fonction première et dernière est de déterminer un goût, de provoquer les manifestations d’activité personnelle selon un mode particulier, d’amener au tourisme des néophytes, des élèves, des apprentis — des nouveaux — et non pas d’être les sergents instructeurs de l’armée des touristes, cette armée-là étant d’une valeur d’autant plus grande que chaque individu y a mieux appris, par la pratique, à être son propre chef.

Pour dégrossir les recrues et leur apprendre l’essentiel de ce qu’ils doivent d’abord savoir, pour les aider ensuite de conseils pratiques et leur fournir mille notions indispensables, les manuels, cartes, guides, plans, livrets, notices, indicateurs et itinéraires, abondent aujourd’hui, Dieu merci  ! et sont tels qu’ils peuvent suffire à dresser le moins dégourdi.

Sans compter que le Touring-Club ne fut pas, que je sache, inventé pour les chiens errants, mais bien à l’usage commun de ces humains doués d’une âme de chemineau que furent, sont et seront les touristes défunts, vivants et à naître — parmi lesquels les fidèles de la bicyclette constituent une formidable majorité.

Théodore CHÈZE.

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