Sur la route (1898)

mardi 18 octobre 2022, par velovi

Des femmes et des hommes à bicyclettes quittent la ville
Sur la route (1898)
Auguste Lepère (1849-1918),
Morin, Louis, Auguste Lepère, Jean Marius Michel, and Lessing J. Rosenwald Collection. Les dimanches parisiens, notes d’un décadent. Quarante et une eaux-fortes originales de A. Lepère. Paris, L. Conquet, 1898.

«  Voila huit jours que Pompon m’a mis à bicyclette. J’ai caché la honte et le ridicule d’un premier début dans le vélodrome du Moulin-Rouge, où les petites cocottes du quartier viennent se faire le pied. C’est un joyeux tumulte, des essais drôlatiques, couronnés de chutes amusantes. C’est étonnant comme les femmes sont maladroites aux exercices du corps - même les cocottes : il y en a qui mettent quinze jours pour apprendre à se tenir en équilibre, alors qu’une ou deux leçons suffisent à l’homme le moins habile aux exercices sportifs. Pompon, elle, a su tout de suite, et c’est aujourd’hui que nous avons effectué notre première sortie, vêtus des dernières créations des tailleurs spécialistes : moi, d’un complet de velours mousseline gris souris, avec casquette assortissante à fronton bouffant ornée de la médaille du T. C. F., bas à côtes écossaises, au chardon, souliers découverts, à barrettes, garnis d’une demi-semelle d’aluminium, et gants de peau de blaireau ; — Pompon, d’une blouse de soie jonquille et d’une culotte bouffante en drap prune, bas noirs, cinq coins de chapeaux d’or, souliers noirs à talons, chapeau canotier noir avec plume couteau et voilette bien serrée pour tenir l’appareil de sa chevelure.
En outre, nous portons tous les deux, en bandoulière, un kodak perfectionné, de la vie duquel je ne donnerais pas quatre sous, car il ne peut manquer d’être cassé en mille morceaux à la première pelle que nous ramasserons.
Où allons-nous ? Nous n’en savons rien. Sur de belles routes nous allons, sur des routes qui n’ont ni pierrailles, pour crever nos pneumatiques, ni boue, pour les faire glisser. À quoi bon choisir, d’ailleurs, puisque nous ne pourrons jeter un coup d’œil ni à droite, ni à gauche, mais seulement quelques pas devant nous ? Il ne s’agit pas d’aller ici ou là, mais seulement de pouvoir se dire, le soir, avec orgueil : — J’ai parcouru tant de kilomètres dans ma journée !

Vous me direz qu’il y a les temps de repos, pendant lesquels le cycliste redevient homme et touriste, et retrouve le libre usage de ses yeux. Eh bien, c’est pour cela que le kodak est là. Clac ! Clac... ! Voici deux vues prises, bien choisies, sans premiers plans, car ils seraient déformés, et sans lointains, de peur qu’ils ne viennent flou. Dites-moi, cela ne remplace-t-il pas tout à fait avantageusement le travail de l’artiste voyageur d’autrefois, qui parcourait les routes péniblement, son bâton à la main et son cahier de croquis dans la poche ! Il regardait à droite et à gauche, méditait, choisissait son motif, l’interprétait, essayait d’y mettre de l’émotion, de l’atmosphère, de la fantaisie, un tas de vieilles blagues. Nous, nous courons à telle vitesse sur la carte, en tant de minutes et tant de secondes, nous nous arrêtons, nous prenons une vue et nous repartons ; c’est net, propre, rapide, facile, et cela donne tout ce qu’il faut avoir.
Nous avons donc suivi la foule, car, à présent, dans les environs de Paris, c’est la foule qui est cycliste, et les piétons sont rares, — on les regarde... si l’on est arrêté. Nous avons été très loin, nous ne savons pas où, dans des endroits où les Parisiens n’allaient jamais auparavant, et où se sont créés des établissements tout nouveaux, portant de nouvelles enseignes : À la descente du T. B. S.— Au rendez-vous des F. A. B. Pompe. Tous raccords,... et devant lesquels s’alignent des rangements à machines, au pied desquels la pompe attend les pneus malades pour les réconforter et leur enfler la panse.
Car c’est tout un monde que la bicyclette a transformé, et la révolution est égale à celle qui s’est accomplie lors de l’invention des chemins de fer. À cette époque, les hôtels voisins des gares ont remplacé les auberges de grandes routes désertées ; de même, à tous les points accessibles aux cyclistes, des restaurants et des cafés ont surgi, comme par enchantement, remplaçant les caboulots de la banlieue, qui voient avec désespoir les clients filer devant eux sur leurs légères montures. C’est le cercle des troquets qui s’est élargi tout autour de Paris, cinq à dix lieues plus loin.
Mais cette transformation ne va pas sans quelques protestations, et ce sont les plus imbéciles qui sont les plus fréquentées. Erckmann-Chatrian a mis en scène, non sans grandeur, le vieux forgeron et ses fils qui se piétinent sur la voie ferrée et tentent de barrer la route à la machine qui va les broyer. Il y a comme cela, tout autour de Paris, des paysans au crâne obtus qui éprouvent le besoin de se défendre contre l’inoffensive bicyclette, sans trop savoir de quoi, et qui n’ont pas de plus grand plaisir que de provoquer les accidents.
Mais aujourd’hui, la lutte du bicycliste contre le rural est près de finir, — comme celle de l’Indien contre l’Américain du Nord. Le rural, après avoir protesté, suit le mouvement et enfourche la bécane ; le dernier des valets de ferme roule triomphalement sur une machine d’occasion, qui sonne la ferraille, et la nervosité de ses jambes solides, chaussées de gros souliers ferrés, qui brinqueballent sur les pédales, fait envie à bien des professionnels.
Aussi, plus nous roulons, plus la route devient fréquentée. C’est comme un grand fleuve dans lequel viennent tomber mille affluents. Où allons-nous tous comme cela, si pressés, sans nous parler ? Voici maintenant que nous sommes obligés de ralentir le pas et de serrer les rangs. C’est là qu’il faut garder son équilibre et rester les yeux fixés, sans avoir le droit seulement de dévisager son voisin de droite et de gauche.
J’ai pour l’instant la sensation que l’humanité tout entière est devenue bicycliste et que nous ne verrons plus jamais que des gens fourchés sur deux roues.
Mais voici que des cornes terribles se font entendre, et tous les pédaleurs se rangent peureusement, par masses, sur les côtés. Ce sont les automobiles qui arrivent. Ils sont partis plus tard que nous, leurs moyens de rapidité le leur permettant, et ils arriveront les premiers. Dans un nuage de poussière, ce sont comme de grosses bêtes grises qui filent, si rapides qu’on a peine à les bien voir : de la poussière en mouvement vertigineux. Les coureurs qui les montent sont pliés en deux, moitié assis, moitié debout, une épaule et une hanche en avant, pour subir la force du vent, dans un dislocation et une trépidation qui semblent douloureuses : la tête disparaît sous des lunettes énormes, telles que les yeux des scaphandres. Ces martyrs ridicules sont des marquis, des comtes, des barons, des spécimens riches, des gens fortunés auxquels il plaît de quitter le sleeping-car confortable pour monter sur la machine et goûter les fatigues et les dangers des chauffeurs. Derrière les voiturettes, reines qui détiennent le record de la vitesse, — après les oiseaux et les ballons, — voici les voitures automobiles, boîtes disgracieuses dont la carrure massive est en contraste avec la rapidité de leur marche. Hélas ! il n’y a guère plus de cent ans que la lutte de la science et de l’art est commencée, et déjà celui-ci agonise. Dépêchons-nous de regarder les derniers voiliers. On pêche à la vapeur dans les eaux du port de Dieppe.  »

Morin, Louis, Auguste Lepère, Jean Marius Michel, and Lessing J. Rosenwald Collection. Les dimanches parisiens, notes d’un décadent. Quarante et une eaux-fortes originales de A. Lepère. Paris, L. Conquet, 1898.

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