Saint Veran
mercredi 13 décembre 2017, par
Par F. Dufour, Le Cycliste, année 1905, republié en juin 55, coll. pers.
Parmi les abonnés du Cycliste, il en est peu qui ont parcouru une ou plusieurs fois l’admirable Queyras. Ils ont côtoyé le Guil aux eaux blanches d’écume, entre ces murailles de rochers aux ressauts desquelles les pins accrochent désespérément leurs racines tordues ; ils ont passé au pied du fort Queyras, vrai décor d’opéra. Plus loin, les coquettes villas d’Aiguilles les ont étonnés et peut-être choqués au milieu de cette nature sauvage ; puis, par Abriès ou Ristolas, ils ont poussé jusqu’au Rocher Croulé pour voir le Viso.
Ceux qui s’intéressent aux vieilles traditions locales sont allés se documenter à Arvieux, ce village de mœurs patriarcales, véritable anachronisme en notre siècle. Beaucoup enfin ont passé, pour revenir, le col de l’Izoard et éprouvé la même impression d’horreur et de solitude dans la sauvage « Casse déserte ». Mais je ne sache pas qu’on ait encore relaté dans « Le Cycliste » une excursion à Saint-Véran : ce coin du Queyras reste négligé. Pourtant la vallée de l’Aigue-Blanche est plus pittoresque, à mon avis, que la vallée supérieure du Guil ; et puis l’on doit bien l’honneur d’une visite au village le plus élevé de France et d’Europe. À vrai dire, on a contesté ce record à Saint-Véran : mais les agglomérations à peine plus élevées qu’on a mentionnées en Suisse et en Savoie ne sont que d’insignifiants hameaux, tandis que Saint-Véran est un vrai village de 600 habitants, avec deux paroisses, l’une catholique, l’autre protestante. Les maisons sont étagées entre les altitudes de 1.990 et 2.030 mètres. S’il n’est pas vrai que ce soit, comme on dit dans le pays, « la plus haute montagne où l’on mange du pain », en revanche un instituteur facétieux a pu, sans être contredit mettre sur ses cartes de visite « x... le maître d’école de France qui est le plus près de la lune ».
Au commencement de juillet dernier, je quittai Gap un matin, au petit jour, avec, l’intention d’aller déjeuner à Saint-Véran : environ 95 kilomètres assez accidentés. Un de mes amis se rendait le même jour à Abries : mais, moins entraîné, il devait emprunter le grand frère jusqu’à Mont-Dauphin ; il était convenu que le premier arrivé attendrait l’autre à Guillestre. Ma bicyclette était assez chargée : le sac de guidon contenait une bonne provision de fruits, car il ne fallait pas trop compter en trouver en route à cette époque de l’année, même à Embrun. D’autre part, la saison était fertile en orages, et j’avais dû me précautionner sérieusement contre un de ces coups d’arrosoir que la montagne réserve parfois à ses visiteurs. Enfin, ma jumelle photographique 9x1-2 chargée de douze plaques, reposait mollement sur un porte-bagages à ressorts, avec un pied et divers accessoires.
Rarement j’ai fait une étape-transport plus agréable. Vous vous en souvenez peut-être : à cette époque, les chaleurs étaient intolérables ; des cyclistes réputés intrépides renonçaient aux grandes excursions pour ne pas avoir à pédaler entre 10 heures du matin à 5 heures de l’après-midi. Or, ce matin là, il soufflait dans la montagne une petite brise délicieuse ; je l’ai eue en face dans toute la vallée de la Durance ; mais le soleil était ardent dès 6 heures du matin et je ne regrettai pas le petit supplément de kilogrammètres que me coûtait le rafraîchissement de mon moteur. Après Châteauroux, je fis halte un instant pour jouir des charmes inaccoutumés que je trouvais au paysage ; l’abondante humidité laissée par les pluies d’orage des jours précédents s’élevait en vapeurs légères qui estompaient et atténuaient le relief ordinairement un peu dur des lignes montagneuses ; sur les pentes, la rosée scintillait au soleil du matin.
Arrivé à Guillestre à 7 heures et demie, je saccageai ma provision de fruits en attendant M. B... mon compagnon. Quand il apparut enfin, il avait l’air de sortir du torrent du Chagne ; les 2 kil. 5 de montée qu’il venait de faire ne sont pourtant pas bien terribles. Mais quel soleil. Avez-vous remarqué que, quand on part de très grand matin, il semble qu’on fasse provision de fraîcheur, et qu’on souffre beaucoup moins de la chaleur du jour ? Nous repartons ensemble ; mais bientôt, à un certain noyer où la route fait un coude, endroit que je connais bien pour y avoir toujours changé ma chaîne de place, M. B... me laisse continuer seul. Au sommet de la rampe de la Viste, en attendant mon mono-multiplié, j’escalade un rocher pour mieux voir les glaciers du Pelvoux.
Si familière que me soit la courbe du Queyras, je ne la revois jamais sans plaisir ; ce jour-là, je jouis en outre de l’émerveillement de mon compagnon, qui vient ici, pour la première fois. D’ailleurs grâce aux orages, le Guil est écumant à souhait et fait un bruit de tonnerre. Le Cristillan, lui aussi, est superbe, et nous remontons un instant sa gorge par le chemin de Ceillac. Revenus sur les bords du Guil, nous pédalons nonchalamment, en regardant se détacher à contre-jour, sur le fond noir des sapins, l’écume éblouissante du torrent. Rien ne nous presse. Depuis Guillestre, je me sers de mon plus faible jeu de développement ; 4,75 en direct, 2,70 en rétro. M. B... a 5 mètres. En arrivant à la rampe de l’Ange gardien, mon ami, enthousiasmé par le trajet qu’il vient de faire, se sent tout à coup une vigueur extraordinaire ; au lieu de mettre pied à terre, comme je m’y attends, il enlève la montée de telle façon que je suis obligé de pédaler en direct pour le suivre. En approchant de Château-Queyras, je me souviens avec terreur que je puis y trouver une dépêche me rappelant en hâte à Gap. J’entre en tremblant au bureau télégraphique... Rien, heureusement ! Nous voici à Villevieille ; nous apercevons deux petits panaches de fumée qui descendent la route de Saint-Véran. C’est un cycliste et une cyclettiste qui, pour ménager leurs freins, remorquent chacun une grosse branche de sapin et soulèvent la poussière sur leur passage. Ils mettent pied à terre devant la fontaine au moment où nous y arrivons. Tout en aidant la cyclettiste à débarrasser sa machine de son fagot, je remarque entre les pignons une disproportion peu ordinaire pour une bicyclette de dame. Celle-ci est d’ailleurs munie d’un moyeu genre Bi-Gear. « Le plus faible de vos deux développements, dis-je, me paraît encore bien exagéré pour une rampe comme celle de Saint-Véran ». Elle m’avoue qu’elle et son mari ont dû faire à peu près toute la montée à pied, et qu’ils sont médiocrement satisfaits de leurs changements de vitesse. « Mais pourquoi, repris-je, n’avoir pas pris de moindres développements ? Nous avons 7,25 et 5,80 ; pour aller sur terrain plat, il faut bien au moins 7 mètres ! » J’insinue timidement, mais sans succès, qu’elle irait plus facilement, et peut-être même plus vite, en pays moyennement accidenté, avec 5 mètres qu’avec 7. Elle admet seulement que ses deux développements sont trop voisins. Je lui explique le remède aussi simple qu’ingénieux imaginé par qui vous savez : la deuxième chaîne à gauche. Mais je crois bien que j’aurais prêché au désert. Malgré les efforts de Velocio et ceux d’un très petit nombre de constructeurs intelligents, les cyclistes montés d’une manière pratique pour la montagne seront longtemps l’infime minorité ; telle est la puissance de saine routine.
Tandis que M. B... prend la route d’Abriès, j’entame à travers le village la forte rampe qui doit m’amener de 1.370 à 2.000 mètres. Cette montée est singulièrement facilitée par des replats qui permettent de reprendre haleine, et il est aisé pour un cycliste moyen, disposant d’un développement de 3 mètres au plus, d’arriver à Saint-Véran, comme je l’ai fait, sans mettre une seule fois pied à terre. Sur les 11 kilomètres qui séparent Villevieille de St-Véran, il y en a bien 3 qui reposent des autres. Je m’élève rapidement, par un grand lacet, au-dessus du village pour atteindre bientôt, au milieu de fraîches prairies parsemées de mélèzes, le plateau des Prats (prés). La pente un instant insignifiante me permet d’admirer à mon aise l’épaisse forêt de mélèzes qui s’élève au-dessus de la rive gauche de l’Aigue-Blanche, et au milieu de laquelle apparaît bientôt « la colonne coiffée ». La rampe est revenue à 8 % ; 2 kilomètres plus loin, nouvelle détente. Je traverse la Rua et le Serre, hameaux constamment ravagés par l’incendie, qui constituent avec Gaudissart (ô Balzac) la commune de Molines. Avant le Serre, détestable raidillon pierreux heureusement assez court, on trouve ensuite une descente, du plat, et une montée très douce jusqu’à la Chalp Sainte-Agathe. La rampe reprend ensuite sans répit jusqu’à Saint-Véran. En arrivant au hameau du Roux, qui n’est qu’à un kilomètre du village, je m’étonne de ne pas apercevoir ce dernier ; mais la route tourne brusquement, et St-Véran, que mes yeux cherchaient au fond de la vallée, apparaît à gauche au-dessus de moi. J’expédie un dernier lacet sous un soleil effroyable, et à 11 heures et demie je mets pied à terre devant l’auberge de la mère Fine.
La salle basse où je pénètre dans l’état que vous devinez, me paraît glaciale et je me hâte de ressortir au soleil. L’aubergiste me propose alors de me mener à ce qu’elle appelle la cuisine. Figurez-vous une grande pièce voûtée, éclairée par une seule petite fenêtre ; elle est divisée par d’énormes piliers en deux parties ; dans l’une se trouve le poêle, la table et une sorte d’armoires à colonnettes, fermée par des rideaux, où je reconnais bientôt un lit assez semblable à ceux des fermes bretonnes. L’autre côté de la chambre, tout à lait sombre est aménagé en écurie : j’y devine des vaches et un mulet. À une extrémité se trouve une sorte de cage à claire-voie d’où partent des grognements significatifs. Le personnage qui l’habite passe entre les planches une oreille que le mulet lèche bénévolement ; quand il s’interrompt, l’autre proteste en son patois. Des poules picorent ça et là. Sur ma demande on me sert à déjeuner à la table commune, avec les maîtres du logis et des colporteurs de passage.
La bonne vieille Mme Fine, mère de l’aubergiste, remplit encore, malgré son âge, les fonctions d’institutrice ; j’avais été étonné tout d’abord, de la façon dont elle s’exprimait. Elle me donne d’intéressants détails sur la vie que l’on mène dans ce village si haut perché. Au printemps, parait-il, on n’attend pas que la neige ait disparu du sol pour travailler aux champs ; du reste, une fois recouverte en partie par la terre remuée, elle fond très rapidement. Les hivers sont bien longs a passer ; pourtant, dit-elle, même en cette saison, il vaudrait mieux que les jeunes gens restassent au pays. Au lieu de cela, ils descendent dans les villes et « fréquentent du bas peuple ». Qu’appelle-t-elle le bas peuple, l’excellente femme ? Peut-être sont-ce les gens qui habitent à moins de 1.500 mètres d’altitude. Je l’interroge sur les vieilles coutumes du pays : elles sont beaucoup moins bien conservées qu’à Arvieux. La plus intéressante consiste dans un pèlerinage annuel qui a lieu le 16 juillet à la chapelle de Clausis, à 7 Kilomètres environ au-delà de Saint-Véran. Cette fête attire des visiteurs de toutes les vallées environnantes ; beaucoup d’Italiens passent la frontière pour venir y assister. Les femmes ne manquent pas de revêtir, ce jour là, leurs vêtements de fête traditionnels, qui diffèrent suivant les villages, et c’est un spectacle tout à fait curieux que cet assemblage de costumes diversement bariolés, d’un archaïsme délicieux. Le cadre est, paraît-il, des plus enchanteurs ; le plateau de Clausis est entouré d’un cirque merveilleux de montagnes. Voici, d’ailleurs, la description que je trouve dans la Monographie du Queyras, de Tivollier ; « La majestueuse sévérité des hauts pics vient se confondre, s’harmoniser avec la verdure des gazons doux, épais, émaillés de fleurs aux couleurs vives et variées, baignés par l’eau claire et livide de l’Onde, principale source de l’Aigue-Blanche et de tous les ruisseaux qui surgissent de tous côtés. Des chants sonores réveillent tout à coup les échos des environs ; une foule joyeuse se répand autour de la chapelle et anime la montagne, inondée par la lumière d’un soleil éclatant au milieu d’un ciel bleu sans nuage ! »
Comment ai-je pu résister, quelques jours plus tard au désir d’assister à une telle fête ? Je l’avoue à ma honte : je me suis laissé entraîner d’un autre côté par des amis trop éloquents. Mais en 1905, à moins d’empêchement sérieux, je me promets bien de ne pas manquer de me joindre aux pèlerins du 16 juillet. Le chemin qui conduit de Saint-Véran à Clausis est médiocre, mais praticable cependant pour des machines solides ; on en serait quitte pour descendre de loin en loin aux endroits trop pierreux. D’ailleurs, il est question de remettre en exploitation cette année une mine de cuivre qui se trouve au fond de la vallée, et, dans ce cas, on améliorerait beaucoup la route.
Après déjeuner, je me proprendre à loisir quelques clichés. De retour à l’auberge, je photographie la bonne Mme Fine, dans un vieux fauteuil, avec son tricot dans ses pauvres mains gonflées et crevassées par beaucoup de terribles hivers. J’aurais bien voulu prendre un ensemble de ce curieux intérieur où voisinent bêtes et gens ; sans magnésium, il n’y fallait pas songer. Mais, il faut repartir, car M. B... m’a donné rendez-vous à Villevieille à 3 h. Je prends congé de mes excellents hôtes, et en machine ! Le sol caillouteux ne me permet pas de laisser ma bicyclette s’emballer, et je dois serrer vigoureusement mes freins. Entre Molines et le plateau des Pras je descends au fond de la gorge profonde où mugit l’Aigue-Blanche pour photographier un coin admirable que j’avais remarqué en montant. Mon compagnon arrive juste en même temps que moi à la bifurcation. Le vent s’est élevé ; il remonte la vallée et augmente rapidement d’intensité. À la montée de Château-Queyras, je dois pousser à fond. Il nous faut ensuite pédaler à peu près constamment et énergiquement, malgré la descente. Aux « Tourniquets » de la Maison du Roi, je suis heureusement abrité pour faire la montée. M. B... victime d’un grave accident de pneu, me dit de ne pas l’attendre ; il reprendra le train à Mont-Dauphin. Dans la vallée de la Durance règne une véritable tempête ; j’aperçois de loin les arbres couchés vers le nord. Que ne vais-je dans la direction de Briançon ! Mais il faut entrer dans cet enfer ; je m’y jette tête baissée. Au plan de Phazy, après une lutte désespérée, force m’est de prendre mon deuxième jeu de développements. Je suis péniblement la Durance avec 4,75, je dois monter debout sur chaque niveau pour avancer. Mon couvre nuque est arraché. Les côtes de 4 et 5 % qui suivent St-Clément me paraissent plus dures que celle de Saint-Véran. Je me sens l’estomac dans les talons ; un pot de confiture qu’on me sert dans une auberge de Châteauroux y passe tout entier. J’ai la surprise de me trouver ensuite à l’abri du vent, et j’en profite pour filer tant que je peux sur Embrun. Mais aussitôt la Durance traversée, je retrouve la rafale ; les moindres rampes sont d’abominables calvaires, il est évident que je n’arriverai pas à temps pour trouver mes commensaux habituels encore à table. J’envisage sans enthousiasme la perspective de remonter la route des Houlettes à raison de 10 kilomètres à l’heure, et de faire du sur place avant la Bâtie, et d’avoir à dépenser pour atteindre Gap plus de force qu’il ne m’en faut pour m’élever de mille mètres ; au poteau qui indique le chemin de la gare de Prunières, je tourne à droite sans hésiter, et je vais attendre dans une auberge toute familiale, l’utile train du soir.
F. Dufour