La vraie route (juin 1900)

mardi 12 mai 2020, par velovi

Par G. Davin de Champclos, Revue mensuelle du Touring-Cub de France, juin 1900

10 septembre, 9 heures du soir.
Ah  ! vingt-cinq manivelles en mie de pain nickelée  ! l’atroce, la désastreuse, la lugubre journée  !
Depuis l’instant précis où l’aurore aux doigts de serrurier a entr’ouvert les persiennes de brumes derrière lesquelles la Nuit avait jalousement dissimulé les yeux brillants des étoiles, — en français moins pompier : depuis ce matin cinq heures, nous naviguons, Nichette et moi, sur un Océan de déceptions, d’accidents, de fatigues à en devenir idiot ou hydrophobe.
Aussi Nichette est d’une humeur, non, mais d’une humeur  ! Elle qui, en temps ordinaire, aurait quelques difficultés à incarner, même par à peu près, la Patience et la Résignation, est, ce soir, à ne pas prendre avec une clef anglaise.
Toutes griffes dehors, les yeux arrondis et les poings crispés par une aussi violente que peu esthétique fureur, elle vient de monter se coucher en claquant les portes...
Ou plutôt — n’essayons pas d’en imposer à l’impartiale Histoire — je viens, à bout d’arguments, de l’expulser de la salle basse d’auberge où j’achève de fumer une pipe exécrable devant les restes d’une flambée de sarments qui m’a rôti sans me sécher.
Cette dernière particularité est d’autant plus singulière qu’il y a deux heures, la même flambée de sarments avait desséché le gigot sans le rôtir...
Que voulez-vous  ? C’est la guigne, la pâle guigne  !
Fichtre oui, la guigne  ! C’est au point que, si je n’avais pas acheté vingt-trois sous, en quittant Paris, le carnet auquel je confie ces impressions de tourisme, je sauterais allègrement du 9 au 11 septembre en laissant en blanc — pour ceux qui ne savent pas lire, comme disent les boniments des pitres forains — les feuillets où je déverse le trop plein de ma bile  !
Mais, bàh  ! cailloux blancs, cailloux noirs, ne fraternisent-ils pas dans l’urne éclectique du destin  ?
Allons-y, mais soyons brers.
Partis ce matin, à 5 h. 12, de Poireblette-lès-Croquantville, après avoir soldé une addition d’hôtel, salée à vous donner la pépie pendant six mois.
À 5 h. 13, premier accès de Nichette qui me reproche, dans les termes les moins diplomatiques, d’avoir donné vingt sous de pourboire au garçon, au « salarié de cet écorcheur ».
À 5 h. 24, une abominable averse calme — mais hélas ! pas pour longtemps  ! —la fureur de ma douce compagne.
Nous nous réfugions dans une manière de grange, édifiée au bord de la route et où nous sommes accueillis par la fanfare d’un affreux bulldog dont Nichette a une telle venette qu’elle est prise instantanément d’un deuxième accès d’indignation.
Dans des termes de moins en moins diplomatiques, l’aimable enfant m’accuse d’essayer de me débarrasser d’elle « en la livrant aux bêtes, comme une martyre romaine » — Nichette a conservé d’un très court passage à la laïque une certaine teinture littéraire...
Pour en finir, je déplie nos deux pèlerines caoutchoutées, fixées depuis Paris sur nos guidons respectifs, et nous voilà repartis, sous l’ondée qui fait rage, à la recherche d’un abri sans bull-dog et où rien ne puisse me faire soupçonner de vouloir inscrire Nichette au martyrologe contemporain.

[|***|]

Les purges prises sous un petit volume sont les moins pénibles à absorber. J’abrège donc.
Avant le déjeuner, Nichette crève une demi-douzaine de fois son pneu. À chaque séance, un accès... On ne dirait jamais que cette blonde et frêle enfant a des cordes vocales de cette puissance...
À chaque séance également, il me faut m’agenouiller dans l’herbe inondée, m’arracher les ongles pour extraire de la jante une enveloppe extérieure trop juste  ;mes doigts sont poissés de dissolution, mes tempes déversent sur mon chandail deux ruisselets de sueur  ; je peste, je rogne, je blasphème, mais intérieurement pour laisser à Nichette la joie de vociférer en solo...
Les routes sont innommables : un mélange de craie, d’argile, de brique pilée et d’autres ingrédients sur lesquels je me dispense d’insister, le tout délayé par l’averse intermittente qui nous flagelle le visage comme avec des lanières de knout.
Le déjeuner, dans une auberge de hasard — pas le moindre panonceau du Touring-Club dans ce désert pouilleux — a été tout simplement exécrable.
Nichette, cette fois et pour varier les plaisirs, m’a formellement accusé de la vouloir empoisonner. Pour un peu, elle m’eût soupçonné d’avoir soudoyé le gargotier dans ce but criminel...
Je renonce à esquisser même ce que fut notre après-midi : des couplets de pluie, de rafales, de boue, de côtes à pic suivies de descentes vertigineuses et, à chaque refrain desdits couplets, le fausset triomphant de Nichette mettant en musique les imprécations de Camille...
Ah  ! l’atroce, la désastreuse, la lugubre journée  !
[|***|]
Nous nous sommes échoués, ce soir, dans cette auberge d’un hameau perdu de la frontière belge.
Cette fois-ci, l’Annuaire du T. C. F. nous avait guidés, aussi sommes-nous aussi confortablement qu’on peut le souhaiter en un semblable pays.
L’hôte a une bonne figure large comme les plats de cuivre suspendus dans sa cuisine et illuminée, comme eux, de joyeux reflets  ; deux yeux affables luisent dans cette face de coucher de soleil.
En dépit du fumet relativement capiteux qui s’exhalait des casseroles, Nichette a totalement refusé de dîner :
— J’en ai assez, m’a-t-elle déclaré, de tes Borgias d’aubergistes — toujours la certaine teinture littéraire — et demain matin, tu entends  ? demain matin, je retourne à Paris  !
J’arrête là ma citation. Dix minutes plus tard, le diapason des récriminations de Nichette ayant monté de plusieurs octaves, j’envoyais l’exquise Personne prendre quelque repos dans la « chambre hygiénique » que l’hôtelier nous avait offerte sur le vu de l’insigne tricolore du T. C. F. piqué à nos toques.
La « chambre hygiénique » est une vaste pièce où les poumons trouvent largement leur pâture d’oxygène  ; les murs sont enduits d’une double couche de ripolin vert pâle, ce qui permet de les laver à grande eau quand le besoin s’en fait sentir ; pas de tapis, pas de tentures ; un lit de fer et une irréprochable literie  ; c’est un progrès sur les piteux ameublements d’autrefois.
Puisse, grand Dieu  ! la « chambre hygiénique » détruire, pour une fois, le microbe de la colère, de la mauvaise foi et du sale caractère  !...
Nichette ne pourra, dans ces conditions, que gagner infiniment à y reposer le plus longtemps possible...
Nous voici donc restés en tête à tête, le rubicond hôtelier et moi.
Tout en vidant, au coin de l’âtre, un verre de vieux « Hasselt » qui tait sur le gosier l’effet d’une râpe à fromage, nous causons un brin.
Mon hôte a sur les femmes et sur la façon de les traiter des idées très personnelles et très nettes.
Nichette a particulièrement produit sur lui la plus déplorable des impressions :
—  C’est qu’elle n’a point l’air de ces plus commodes, la p’tiote  ! me déclare-t-il en hochant sa tête grise et massive de vieux paysan ardennais...
Et il ajoute, après m’avoir allongé sur la cuisse une formidable taloche :
—  Moi, voyez-vous, m’sieu, j’n’aurais point vot’ patience  ! Et quand ma défunte m’bisto-quait de c’te façon, j’la guarissais d’son envie avec un grand coup d’soulier où qu’vous savez ben  !
La théorie du coup de soulier est évidemment séduisante, mais force m’est d’avouer à mon hôte qu’elle est, dans les intérieurs parisiens, d’une application assez peu courante.
J’ai, d’ailleurs, pour faire revenir ma compagne de route à de meilleurs sentiments, un moyen infaillible, c’est de la ramener à Paris. Là, au moins, en filant chacun de notre côté à nos affaires ou à nos plaisirs, nous avons quelque chance de ne pas nous envoyer à la figure les assiettes du ménage...
Quand je lui déclare que nous regagnerons, dès le lendemain, la capitale, l’aubergiste a un sursaut de surprise :
—  Comment, s’exclame-t-il en dardant sur moi des yeux ahuris, vous allez repartir comme ça sans avoir seulement vu le « Radfahrthal », autrement dit, en français : la Vallée des Vélocipèdes  !
Le « Radfahrthal »  ? Ces trois syllabes à consonance allemande n’éveillent aucun écho dans ma mémoire  ; aucun guide, à ma connaissance, n’a indiqué l’endroit comme but d’excursion...
J’interroge mon hôte :
—  Et en quoi consiste ce «  Radfahrthal  »  ? Est-ce un monument, un point de vue, un hôtel  ?
—  Ma fine, mon bon m’sieu, répond l’hôtelier en tirant de sa pipe de bruyère une large bouffée, j’n’y suis point allé, mais tous ces messieurs les vélocipédistes qui viennent par ici ne manquent point la promenade. Il paraît que c’est une route de cent kilomètres qu’un vieux richard de la Belgique — juste de l’autre côté de la frontière — a fait arranger tout spécialement pour les vélos, avec tout le long de la route des commodités à n’en plus finir. Du reste vous n’avez qu’à y aller voir  ; l’entrée est à une demi-lieue d’ici, juste après le poste de douane que le propriétaire du « Radfahrthal » a installé à ses frais.
—  Diable  ! Et à qui demande-t-on l’autorisation de pénétrer dans ce paradis des cyclistes  ?
—  Oh  ! à personne  ! Ça suffit d’être habillé comme vous v’là là et d’être grimpé sur un vélocipède pour entrer comme chez soi. Essayez-en demain matin avec vot’ dame.
En songeant à Nichette qui fait semblant de dormir dans la « chambre hygiénique », l’aubergiste esquisse un sourire narquois, puis il ajoute en me tendant la main :
—  Et maintenant ben le bonsoir et tâchez voir à passer une bonne nuit avec votre épouse. Moi, j’ m’en vas y tâcher tout seul a mon côté.
[|***|]
Le « Radfahrthal », un poste de douane installé aux frais d’un cyclophile généreux... parbleu oui, je pousserai jusque-là demain matin à l’aube  ; je suivrai le conseil de mon hôte, mais pas en ce qui concerne Nichette que je laisserai bien gentiment faire la grasse matinée dans le grand lit de fer de la « chambre hygiénique ».
Ma pauvre bécane que j’ai remisée dans une écurie vide, côte à côte avec celle de Nichette, est dans un état lamentable et je me sens trop abominablement las pour l’aller nettoyer à cette heure-ci.
D’autre part, mon costume cycliste, que j’avais choisi de nuance tendre pour impressionner les populations départementales a perdu, sous l’averse, sa fraîcheur primitive... bah  ! le propriétaire du « Radfahrthal » sait ce que c’est qu’un touriste qui a quitté depuis huit jours la tiédeur du home et le confortable du cabinet de toilette  !
Il y a bien cette douane qui m’inquiète un peu aussi... le plombage de la bicyclette, les kilos de paperasses dont on vous surcharge, la somme relativement importante qu’il faut consigner et qu’on a tant de peine à se faire restituer au retour...
Mais l’envie de rouler dans ce magique « Radfahrthal » est plus forte que toutes les considérations du monde...
Demain matin, à l’heure où Nichette sera encore dans les bras de V orfèvre — comme elle dit quand elle renonce momentanément à sa teinte de littérature — je passerai la frontière.

12 septembre, midi.
Au moment où je reprends ; non pas la plume mais le bout de crayon pour griffonner quelques pages nouvelles de mon carnet de touriste, les épithètes les plus invraisemblables me dansent une ronde folle dans le cerveau.
Il me faudrait le brin de fantaisie que maniait si joliment le père Dumas pour analyser les sensations et les sentiments de toute sorte dont je viens d’être le jouet au cours de ces quelques heures passées dans le « Radfahrthal ».
Mais procédons par ordre et n’anticipons pas sur les événements, comme disent les débitants d’émotions romanesques qui tiennent boutique au rez-de-chaussée des feuilles populaires.
Ce matin, à peine un pâle rayon d’aurore était-il venu frapper discrètement aux carreaux de la « chambre hygiénique », que je sautais du lit de.fer et que j’enfilais ma culotte, mes bas, mon chandail et mon veston sans faire sensiblement plus de bruit qu’un matou qui chipe une aile de poulet sur un buffet de cuisine.
Nichette dormait, d’ailleurs, comme dorment généralement les petites dames de dix-neuf printemps ayant la conscience tranquille et le larynx endommagé par une douzaine de scènes violentes faites, la veille, à un pauvre diable qui n’en peut mais...
Mon hôte, déjà debout, me fait rapidement chauffer une tasse de café, m’amène ma bécane que j’enfourche et m’indique du doigt la direction du « Radfahrthal ».
Deux kilomètres de route défoncée, où les pneus s’enlisent jusqu’au milieu des rayons, et me voici devant deux coquets pavillons installés de chaque côté d’une grille légère qui barre la route ; au-dessus de la grille, une banderole de soie rouge porte en lettres d’or ce mot
« RADFAHRTHAL »
et, immédiatement au-dessous cet appel d’un évangélisme bien moderne :
Laissez venir à moi les joyeux touristes
Une sonnerie, destinée sans doute à signaler mon arrivée, a retenti dans le pavillon de gauche d’où sort immédiatement pour venir à moi un gabelou belge des plus corrects.
Le fonctionnaire ouvre toute grande la barrière, m’inspecte une seconde des pieds à la tête et me dit, en soulevant poliment son képi :
—  Alleîe, alleîe, tu peux entrer pour une fois, camarade.
Je franchis la grille du Radfahrthal et demande :
—  Où accomplit-on les formalités dédouané  ?
À cette question, un large rire épanouit la bouche non moins large de l’excellent belge et lui fait courir, des épaules au bedon, une série de petits soubresauts de gaieté...
—  Les formalités, réplique-t-il une fois calmé, tu veux, sans doute, faire le fou avec moi  ? Les formalités, c’est d’entrer là-dedans, savez-vous, et c’est tout  !
Et du doigt, le gabelou me désigne le pavillon de droite, au seuil duquel un groom en livrée verte à boutons d’or vient d’apparaître.
Sans un mot, l’enfant m’enlève ma machine et, avant que j’aie eu le temps de risquer une question, la roule jusqu’à un atelier de mécanicien que je n’avais point aperçu et dont la forge, admirablement installée, s’adosse au pavillon.
Un quart d’heure après, ma bécane nettoyée par une main experte, mes pneus gonflés à bloc et mon costume d’un gris impressionnant méticuleusement brossé, je m’élançais sur la piste du « Radfahrthal ».
Je dois dire qu’à ma vive surprise, le groom à - a livrée verte avait énergiquement refusé le pourboire que je lui offrais  ; quant au gabelou, il m’avait attiré une minute dans le pavillon de gauche, sans doute pour régler la fameuse question de la consignation pécuniaire...
Mais, au lieu d’ouvrir d’impressionnants registres et de barbouiller de formules administratives une demi-douzaine de feuilles de papier pour en arriver à me réclamer une provision d’une cinquantaine de francs, il m’avait glissé discrètement dans le tuyau de l’oreille ces simples mots :
— Et saïes-tu, si tu n’as pas d’argent, il ne faut pas vous gêner... Il y a la caisse pour les amis... Alleie, alleïe, combien est-ce que tu veux  ?...
Comme le brave homme se dirigeait vers le coffre-fort scellé dans un angle de la salle, je l’arrêtai dans son élan et lui assurai que j’avais ai iplement ce qu’il me fallait...
Décidément, l’hospitalité du < Radfahrthal > est d’un écossais quelque peu gênant...

[|***|]

Le sol du « Radfahrthal » est résistant à souhait et sans l’ombre d’une aspérité : il semble composé d’une sorte d’asphalte choisie et tassée par des procédés spéciaux.
La piste — car il est difficile d’appeler route ce chemin délicieusement uni, élastique et ferme — a une largeur uniforme de douze mètres.
À droite et à gauche, court une double rangée d’ifs symétriquement taillés qui donnent, à perte de vue, l’impression d’une de ces majestueuses allées de Versailles ou Louis-le-Grand venait trimbaler majestueusement ses royaux rhumatismes sous le baiser réconfortant de son cousin le Soleil.
Et c’est une joie infinie, profonde, délicieusement mélancolique, de rouler dans ce paysage toujours pareil, sur cette piste sans cahots, sans montées, sans descentes...
Ma bécane méticuleusement graissée est silencieuse  ; pas un frisson ne passe dans la lourde silhouette des ifs  ; le chemin s’allonge, toujours tout droit, toujours plus loin, comme des mètres de tresse grise que déroulerait une ménagère soigneuse...
J’ai couvert une vingtaine de kilomètres environ sur la piste du « Radfahrthal »  ; les ifs continuent à faire défiler à ma droite et a ma gauche leurs éteignoirs uniformes surmontés chacun d’une haute branche taillée en forme de bonnet de coton...
Soudain je sens, sur le sol toujours aussi égal, ma bécane rouler avec moins de régularité... En même temps, des cahots significatifs me font’passer le long des reins un frisson d’inquiétude...
Je saute à bas de ma machine : j’appuie le pouce sur mon pneu d’arrière... Parbleu  ! le bandage est dégonflé ou presque : une crevaison ancienne qui me joue un tour  ! Une réparation qui a cédé  !
Et pas de pompe  ! Dans ma précipitation à m’évader de l’hôtel, tout à l’heure, j’ai oublié cet indispensable instrument dans la remise...
Et pas un cycliste, à cette heure matinale, sur la piste du « Radfahrthal  ! »
Je vais rebrousser chemin et aller faire regonfler mon pneu par le groom à livrée verte que j’obligerai bien, cette fois, à accepter un pourboire, lorsque mon regard est attiré par une borne basse installée au bord de la chaussée et sur laquelle je déchiffre ces deux mots : air comprimé.
Le temps de visser un raccord à ma valve, de tourner un .robinet et voilà mon pneu dur comme pour s’attaquer au record de l’heure  !
Je me remets en selle et les ifs symétriques recommencent, sans fin, sans trêve, à défiler à mes côtés, comme des gardes du corps alignés pour la parade....

[|***|]

Tous les cent mètres, un monolithe de granit ose m’indique le chemin parcouru. J’ai fait déjà 40 kilomètres entre les arbres du « Radfahrthal »...
À ce moment, quelques gouttes de pluie tombent lentement du ciel gris-ardoise  ; c’est l’averse imminente, l’ondée brutale qui pénètre le dolman, traverse le chandail et vous glace jusqu’aux os.
Chose curieuse, il ne me déplaît pas de voir enfin un phénomène naturel rompre la monotonie de la promenade  ! Cette pluie que je maudis et que je redoute d’ordinaire quand je suis en route, je l’accueille, cette fois, comme une camarade qui viendrait me faire un bout de conduite.
Mais les premières gouttes ont à peine mis sur le sol leurs mouchetures brunes que, sans bruit, automatiquement, la robe sombre des ifs s’entr’ouvre et que tout le long de la piste, à perte de vue, un vélum impénétrable s’étend au-dessus de l’interminable bande d’asphalte !
Comme le sol, comme le paysage lui-même, les arbres du « Radfahrthal » sont truqués  !
Et je continue ma promenade à sec, sous une bâche protectrice qui donne l’illusion de la terrasse d’un café des boulevards, un jour de pluie  !
Enfin voici que la route fait un coude, esquisse un virage très large, puis brusquement repart en ligne droite dans la direction opposée à celle de tout à l’heure ; je reviens à mon point de départ  ; la borne, à ce moment, indique : 50 kilomètres.
L’averse une fois finie, la bâche s’est abaissée et, non moins automatiquement que tout à l’heure, le tronc des ifs s’est refermé tandis que le feuillage artificiel reprenait sa rigidité de jouet d’enfant.
Devant moi, à perte de vue, s’étend de nouveau le ruban gris pâle du chemin, flanqué à droite et à gauche de ses bornes kilométriques et à air comprimé  !
Ma béatitude des premières minutes s’est changée maintenant en une impatience nerveuse qui me crispé les doigts aux poignées de guidon et imprime des saccades inaccoutumées à mon coup de pédale ; ces ifs alignés, cette piste sans cahots, cette absence de côtes et de descentes, cette solitude pesante, tout cela m’énerve, m’impatiente, m’affole...
Je souhaite un orage, un déluge, un cataclysme inattendu et soudain, une côte qui me forcerait à souquer, une descente rapide dans laquelle je puisse me griser de vitesse facile...
Mais rien  ! Pas même la peur de crever puisque, tous les kilomètres, je remarque maintenant un établi de mécanicien prêt à me recueillir et à me remettre en selle s’il m’arrive le moindre accident de machine  ! Pas même la crainte d’avoir soif ou faim puisque je croise des constructions légères, où se détachent en hautes lettres noires ces mots : « Buffet-Restaurant »  !
Tout est ridiculement prévu, odieusement confortable, désespérément monotone...
Maintenant je pédale avec fureur, le nez sur le guidon et les coudes en l’air, vers la faim, vers la soif, vers la boue, vers la fatigue et vers la liberté !...
O célestes accords des harpes éoliennes, archet divin des brises que l’Avril promène sur les cordes des hautes branches, cantate du rossignol à la lune pâmée, fûtes-vous jamais plus doux à une oreille humaine que me l’a été la voix enrouée de Nichette me hurlant, tout à l’heure, à mon retour du « Radfahrthal ».
— Eh ben, zut, en v’là un sale type qui lâche sa femme pour filer se balader tout seul  !
Enfin, enfin  ! J’entendais donc autre chose qu’un zéphir idiot dans des sapins de carton-pâte  !
La boue  ! J’ai retrouvé de la belle boue, liquide, gluante, jaunâtre dès ma sortie du « Radfahrthal »  !
Et dans cette boue bénie j’ai emballé à toutes pédales ma première côte, ma première descente  !
Et je ne retourne pas à Paris  ! Et’ je vais emmener Nichette loin, bien loin, plus loin encore, pour qu’elle m’obsède, pour qu’elle m’horripile, pour qu’elle m’assomme  !
Car la route, car le tourisme, car la vie sont faits de ces mille ennuis, de ces mille préoccupations, de ces mille traverses, de ces mille intempéries qui font paraître plus douce une caresse de brise, plus reposante une contemplation d’horizon et plus réchauffant un rayon de soleil  !.....
En nous voyant repartir tous deux, Nichette et moi, filant, pédale à pédale, comme des amoureux d’hier, mon aubergiste à face de soleil couchant a haussé les épaules et a murmuré, dans son triple menton :
— Quels toqués, ces Parisiens  !
Mais le canard à l’engrais dans sa mare n’a-t-il, pas éternellement méprisé le ramier qui passe en plein azur  ?
Et les dangers, et les fatigues et les joies du ramier en plein ciel ne valent-elles pas mille fois les béatitudes du canard dans ses deux mètres carrés d’eau croupie  ?
G. Davin de Champclos.

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