Flânerie de printemps

mardi 12 décembre 2017, par velovi

Dans la revue mensuelle du Touring-Club de France, Mai 1902

Derrière les bocaux d’émeraude et de rubis qui flamboient à sa devanture, M. Passemoy-Leséné, pharmacien de 1re classe, constate, depuis quelques semaines, que l’huile de ricin et l’hunyadijanos s’enlèvent avec une rapidité toute particulière  ; derrière les rideaux entrebâillés de leur fenêtre, les vieilles demoiselles départementales oublient d’épier les passants ou d’égratigner leur livre d’heures et se perdent en des rêveries sans fin, faites de regrets rancis et d’aspirations tardives  ; derrière les arbres du mail, foulant à pas rêveurs les boulingrins où frissonne l’espoir des verdures prochaines, les couples s’égarent, à la vesprée, et s’en vont, les mains à la taille et les yeux aux étoiles, vers le pays rose du Mensonge, de la Désillusion et de la Satiété.

Les populations se purgent  ; les vieilles demoiselles ont des langueurs cardiaques  ; les amoureux s’en vont par deux.

C’est le printemps  !

Le printemps, l’adorable printemps de Paris  !

C’est par le nez, non par les yeux, que le parisien constate et subodore les changements de saison.

Mieux que le marronnier du 20 mars ou les modifications de la température, les senteurs de Paris le renseignent sur la marche des mois.

L’été, c’est un réconfortant parfum de bouches d’égout et de transpiration populaire ; de toutes leurs baies largement ouvertes, les estaminets déversent sur la chaussée des torrents d’odeurs suaves à faire pâmer M. de Montesquiou et où sont artistiquement dosées les délicatesses du vermouth-cassis et la poésie des pipes qu’on culotte  ; de l’asphalte brûlant et du bitume en fusion montent et s’épandent, comme des vapeurs d’encens, des farandoles joyeuses de microbes à la recherche de poumons hospitaliers  ; et tout cela, gratiné au four du soleil de juillet, ne donne qu’une idée approximative de ce que peut être l’atmosphère bleue du paradis chrétien.

L’hiver, ce sont des joies olfactives d’un autre genre, mais aussi pures  : des poêlons des marchands de châtaignes et des bassines des confectionneuses de «  frites  » s’envolent et se déroulent, le long des façades, des écharpes d’acide carbonique et de louches saindoux volatilisés  ; les 877,427 cheminées qui hérissent les 73,031 maisons de Paris crachent comme autant de petits Vésuves, leur suie et leur puanteur sur les pompéiens résignés que nous sommes, tandis que, de la neige fondue et de la crotte malaxée, la pleurésie grimpe aux jambes du passant et, à ses narines, le relent délicat des détritus à l’abandon.

C’est une combinaison de ces deux éléments de joie que nous sert annuellement le printemps de Paris.

Les braises des rôtisseurs de châtaignes ne sont point encore éteintes et les panaches de suie ondulent encore au faîte des cheminées  ; d’autre part, sous les premiers souffles tièdes, les ruisseaux retrouvent leurs haleines exquises et donnent la volée à leurs joyeux bacilles.

Ah  ! le printemps de Paris  !

Le printemps de Paris que je viens de fuir, pendant une trop brève semaine, pour aller me nettoyer les bronches aux haleines de la mer bretonne.

Ah  ! le joli printemps de Bretagne  !

Du ciel bas où se mariaient les tons folâtres de l’ardoise, du noir de fumée et du crêpe funéraire, se déversait sans relâche une bruine obstinée, lancinante, qui noyait l’horizon et confondait, en une seule masse amorphe et grise, le ciel, les flots, la côte.

Mais le givre odorant des fleurs nouvelles blanchissait les pommiers ; mais les labourés et les herbages vous faisaient monter aux narines l’encens des sèves en travail et de l’humus revivifié  ; mais les rudes souffles du large étaient, quand même, réconfortants et généreux. Et, dès le premier rayon de soleil, ce fut adorable.

Les routes de sable sèchent en dix minutes  ; la brise d’avril a tôt fait de secouer les diamants liquides qui mettent aux branches une parure, comme n’en possède aucun trésor de roi  ; un souffle déchire la voilette de gaze qui, tout à l’heure encore, estompait la ligne des falaises  ; la tache bleue du ciel s’élargit, comme par miracle, et soudain, dans l’azur balayé, une joyeuse fanfare de soleil sonne le hallali des brumes qui s’échevellent à l’horizon.

À moi, ma fidèle bécane  !

Nous allons à deux parcourir la campagne électorale  !

Car les élections sont proches.

Sur les murs des chaumières, sur le soubassement des calvaires maritimes, à la porte des mairies de hameaux, rutilent, saignent, fulgurent les affiches de dernière heure où un candidat injurie aimablement son adversaire.

Les épithètes flatteuses se détachent en hautes lettres massives  :

CANAILLE ! APOSTAT !

M. POIREAU EN A MENTI !

PAS D’ABSTENTIONS !

VOTEZ TOUS POUR MACHIN, LE SEUL CANDIDATCORÉ DE LA MAIN DE MÉNÉLICK ! M. CHOSE A PERSUADÉ A SA CONCIERGE DE NE PA FAIRE BAPTISER SA FILLE !

CANAILLE ! VENDU ! MENTEUR !

Et voilà par quels procédés les majorités imposantes se constituent  : Canaille  ! Vendu  ! Menteur  ! Athée  !

Ah  ! le joli printemps de Bretagne  !

Viens, ma bécane fidèle  ! Sous les pommiers fleuris, des gouttes de soleil éparpillent des louis d’or, qui ne serviront pas à acheter les consciences électorales ; la mer, calmée maintenant, semble une vaste affiche, nuancée d’indigo, d’émeraude et d’ocre où ne s’inscriront pas les professions de foi menteuses et les calomnies de la dernière heure.

Que nous importent ces masques, ces faux nez et ces vomissements  ?

Te soucies-tu, bécane ma mie, du baptême de la fille de la concierge de M. Chose  ? Et tes roulements seront-ils moins berceurs parce que M. Machin a plus ou moins menti aux gens dont il sollicite les suffrages  ?

Passons, indifférents, devant les affiches qui rutilent aux murs des chaumières bretonnes.

Mais voici qu’un sifflement lugubre monte de ma roue d’avant. Mon pneu esquisse une série de soubresauts inquiétants. Puis, tout-à-coup, j’ai la sensation très nette de rouler sur la jante.

Malédiction  ! Je viens de crever  ! Les pluies persistantes ont dilué la poussière des routes et mis à nu les fines aiguilles de silex qui pénètrent dans les bandages comme un couteau de boucher dans une motte de beurre.

Heureusement — et par hasard, je le confesse — j’ai dans ma sacoche de quoi réparer.

Ma bécane couchée, comme un blessé, au revers d’un caniveau, me voici engageant avec la tringle de mon enveloppe une lutte homérique. Je m’écorche abominablement les doigts. Le crottin et la boue du chemin vicinal pénètrent sous mes ongles retournés. Je peste et je blasphème.

Une fois ma chambre à air mise à nu, nouveaux efforts gigantesques pour retrouver l’endroit où le maudit silex s’est enfoncé  !

Nouvelle série de combats avec la dissolution qui refuse de sécher, avec la pompe qui s’obstine à ne pas vouloir regonfler mon bandage inerte.

Je repars enfin. Et quand j’ai filé, pendant vingt mètres, une sueur froide inonde mon front.

Je roule de nouveau sur la jante  ! La réparation n’a pas tenu. C’est à refaire  !

Les médecins aliénistes ont attribué à une foule de raisons vraisemblablement excellentes et péremptoires, la recrudescence des cas de folie qui a marqué ces dernières années.

L’alcool, le surmenage, le tabac, ont été successivement accusés de cette accentuation dans le détraquage des cervelles contemporaines.

Et personne n’a songé à cette cause — pourtant bien naturelle et bien moderne — de l’ énervement actuel  : le pneumatique  !

0  ! ces transes qui vous secouent tout entier, en pleine campagne et à une lieue de toute habitation, alors que l’orage menace et qu’un rendez-vous impossible à manquer vous appelle là-bas, là-bas où vous ne pourrez pas parvenir à temps pour peu qu’il prenne à un clou de sabot ou à un caillou pointu la fantaisie de pénétrer dans votre chambre à air  !

O  ! partir sans savoir jamais si l’on arrivera  ! Manquer le train qui n’attend pas, l’occasion qui ne se représentera peut-être jamais — et tout cela parce qu’un peu d’air comprimé ne demande qu’un prétexte pointu pour s’évaporer d’un boudin de caoutchouc  !

J’en sais que le pneu a contraints à renoncer à la bécane.

À ma douzième crevaison, j’y ai moi-même renoncé momentanément pendant les trois derniers jours de ma récente villégiature bretonne.

Et comme, à cette époque de l’année, les plages bretonnes et autres, ne sont point foulées encore par les bottines jaunes des snobs et des demoiselles  ; comme, en avril, la fanfare de l’Océan moutonneux n’a point encore cédé la place aux flonflons de l’orchestre du Casino  ; comme le golf, le tennis et la valse n’ont point mis en présence leurs partenaires coutumiers, j’ai dû chercher moi-même un sport simple, hygiénique, auquel on puisse se livrer tout seul.

Et j’ai trouvé — ou plutôt un vieux douanier de la côte qui, vers le printemps, élague les poiriers et peigne les jardins des villas désertes, m’a indiqué mon affaire et donné ma première leçon.

J’ai baptisé  : «  le beching  » ce sport façonneur de muscles et très pratiqué dans les campagnes.

Oh  ! c’est très simple et peu coûteux  !

Vous prenez un terrain quelconque — un coin de potager est cependant recommandé pour la pratique du beching.

L’engin dont on se sert est une sorte de bâton lisse, terminé par un rectangle de fer plat et coupant à son extrémité inférieure. L’instrument en question est connu dans les campagnes sous le nom de bêche — d’où le nom du sport.

Le jeu consiste à enfoncer dans le sol et à intervalles à peu près réguliers, le rectangle de fer et à exercer une pression sur le bâton que l’on tient à deux mains, de manière à retourner une à une les mottes de terre que l’on soulève successivement.

Quand on a opéré de la sorte sur une surface de dix mètres carrés environ, on a gagné une courbature, un sourire de sa femme et l’estime de son jardinier.

Et, pendant ces trois jours, où grâce à mes pneus, j’ai boudé ma bécane, j’ai fait du beching avec rage, avec passion  !

Avec une rage telle que pas une bouffée de lancinante préoccupation ne m’est venue de la capitale  ; avec tant de passion que je n’ai rien entendu des hurlements électoraux :

— Menteur  ! Crétin  ! Vendu  !

— qui secouaient le hameau.

Et mes nuits harassées étaient douces, câlines, exemptes de rêves, affranchies de cauchemars.

L’immonde brouhaha de Paris m’a réveillé brutalement.

Je ne peux pourtant pas faire du beching au cinquième étage, dans mon cabinet de toilette  !

D’Arvin de champclos

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