Bicyclettes contre petites et grandes Pyrénées (1912)

mercredi 1er août 2018, par velovi

Par R. M. C. N° 183.137., Revue mensuelle du Touring club de France, Janvier et fevrier 1912

Bicyclettes contre petites et grandes Pyrénées

Lundi. — De Toulouse à Mirepoix par Salles-sur-l’Hers, 75 km., 5 à bicyclette.

Départ à 8 heures de notre propriété près Toulouse, par un temps superbe  : soleil, ciel bleu, chaleur modérée.

A mon mari et à moi s’est joint mon neveu Pierre, jeune rhétoricien en rupture de ban, membre du Touring-Club et excellent cycliste. D’une traite, nous atteignons Sallessur-l’Hers vers 11 heures (45 km. 5). Le trajet, qui emprunte, jusqu’à 3 kilomètres de Baziège, la belle route nationale de Toulouse-Narbonne, est joli  : de l’ombre presque continuellement, des montagnes russes faciles à franchir.

A Salles, nous visitons sommairement le château, qui fut imposant et fortifié autrefois, puis nous descendons dans la gentille vallée où les deux bras de l’Hers se rejoignent, au-dessous de la petite ville, et nous nous installons au bord de l’eau pour luncher.

Suivant le plan habituel de nos excursions de longue haleine, nous ne faisons par jour qu’un seul repas copieux, le soir, à l’étape, — et trois autres très légers, le matin avant le départ, — à 11 heures— et à 4 heures. Nous marchons toute la journée sans nous arrêter, sauf deux petits repos d’une demi-heure chacun au moment de ces lunchs, et nous nous trouvons à ravir de cette organisation.

Il y a deux ou trois ans, quand nous faisions à midi le repas copieux d’hôtel, nous repartions alourdis, presque poussifs. Maintenant, nous allons tout le jour, alertes et dispos, seulement tourmentés parfois par la soif, en rase campagne  ; mais chez nos braves Méridionaux, il suffit de frapper à une porte pour qu’aussitôt elle s’ouvre, accueillante, et je suis enchantée de prouver à mon Parisien de mari l’amabilité de mes compatriotes.

Nous quittons bientôt Salles où une buraliste indigène nous refuse une pièce de cinq francs, parce que neuve  !  ! et nous nous dirigeons vers Plaigne, par les hauts plateaux. Nous franchissons des croupes de collines arides, ensoleillées, brûlées, le vrai Midi couleur de terre-cuite.

Puis, à Plaigne, sur les 4 heures, nous nous mettons à franchir les sommets qui séparent la vallée de la Vixiège de celle du Grand-Hers. Deux côtes très dures (mais comme mes compagnons de route ne semblent pas vouloir mettre pied à terre, je les suis en pédalant ferme)  : au haut de la première, borne qui sépare le département de l’Aude de celui de l’Ariège  ; du haut de la seconde, vue merveilleuse sur la chaîne des Pyrénées, avec, à l’avant-garde, la croupe ronde et régulière du Plantaurel boisé. Pittoresque descente, très rapide, sur la plaine de Mirepoix où nous arrivons vers 6 heures (13 kilomètres depuis Digne) après avoir traversé une fête champêtre vers laquelle convergent toutes les carrioles et toutes les bonnes gens rencontrés en route.

Halte avant la traversée du beau pont sur l’Hers, qui marque l’entrée en ville. On s’époussète un peu, tout en jetant un coup d’œil aux ruines de Terride perchées audessus de nous. Goûter, puis visite de la charmante petite ville qui a gardé des coins vieillots tout à fait intéressants  : la Moyenâgeuse place des Couverts, la porte d’Avail, la fontaine des Cordeliers, la cathédrale Saint-Maurice avec son portail du XIIIe siècle et sa nef du xve, de très belle envolée. Après cela, exquis repas à l’hôtel Rigaud, sous la vérandah  : mangé un foie de canard comme on n’en trouve que dans le Midi. Coucher tôt, avec un peu d’inquiétude  : le temps paraît se couvrir.

Repos enfin  : Ah  !  !  !

Mardi. — De Mirepoix à Ascou par les gorges de la Frau (65 kilomètres).

Il pleut  ! il pleut, cyclistes, Rentrez vite vos vélos.

Lever à 5 heures par un temps gris, et à peine sommes-nous installés sous la vérandah pour boire notre café au lait qu’une petite pluie fine se met à tomber. La propriétaire nous prévient qu’il y en a pour toute la journée  : délicieuse perspective.

En attendant l’heure du train qu’il faut prendre pour Toulouse, je veux revoir encore le vieux porche et les belles voûtes de la cathédrale. Je sors  : il ne pleut plus, le temps s’éclaircit suffisamment pour que mon mari, notre Grand Chef, décide de poursuivre dans la direction de Lavelanet, après une promenade pédestre à Terride, d’où nous avons inspecté l’horizon. Retour rapide à l’hôtel, et vite, en selle  ! Comme le mauvais temps nous a fait perdre deux heures, nous décidons d’abandonner Lagarde, dont on aperçoit à gauche les ruines hautaines, et les beautés de Léran, pour filer rapidement sur Lavelanet que nous atteignons après avoir traversé les deux chaînons parallèles du Plantaurel. Nous ne nous arrêtons pas, nous continuons droit sur Bélesta par la route déjà suivie en sens inverse l’année précédente. Nous y arrivons vers 11 heures, achetons plusieurs provisions  ; je donne quelques conseils d’hygiène à une épicière dont le bébé a de l’entérite et qu’elle bourre de pain et de viande, et nous repartons très vite pour la fontaine intermittente de Fontestorbes, près de laquelle nous lunchons et trouvons même à prendre du café. Cette fois, nous avons la satisfaction de ne pas attendre en vain, comme en juillet 1909  : l’intermittence se produit, et c’est curieux à voir. Nous griffonnons des cartes postales, nous escaladons la grotte pour regarder par la «  cheminée, ouverte sur le ciel et jouir du coup d’œil très pittoresque. Puis, nous reprenons nos bicyclettes et remontons la vallée de l’Hers, nous enfonçant dans la montagne par une route délicieuse. Après Fougax, la vallée se resserre davantage, ombreuse, fraîche, très verte  ; le chemin, très sinueux, surplombe l’Hers qui ralentit son cours et n’est plus qu’un ruisseau de pierres quand nous atteignons l’entrée des gorges de la Frau. Et c’est fort heureux  ! Nous allons avoir tant à faire avec les rocs et les cailloux  ; que serait-ce si l’eau s’en mêlait encore  !  !

Nous mettons pied à terre devant un décor de désolation  : des rochers énormes (de 300 à 400 mètres de haut) entre lesquels grimpe, en lacets, se rétrécissant de plus en plus, un chemin pierreux en voie de rechargement.

Après le Roc Mélié, aux formes coniques, la vallée nous apparaît si étroite que la distance des deux parois est de dix mètres au plus. C’est une impression de cauchemar  : nous grimpons péniblement, poussant nos machines qui glissent sur les petits cailloux ronds, nous luttons, nous soufflons, nous sommes bien les damnés de ce paysage d’enfer. De temps en temps, mon mari pose sa bicyclette, vient à mon secours, car il n’y a pas moyen de pousser deux machines à la fois et l’on a déjà bien du mal à en hisser une seule  ; nous expédions plus d’un quart de livre de sucre. Enfin, après plus de deux heures de lutte (deux heures pour ces 4 km. 5  !  !.) nous sortons de ce magnifique, terrifiant et odieux défilé. La route s’élargit, devient meilleure, nous remontons à bicyclette.

Ah  ! voici enfin des figures humaines, ouvriers en train de recharger la route. des forêts à l’ouest  ! Nous atteignons Cornus, puis enfin, la belle et bonne route qui va de Quillan à Ax-les-Thermes.A Prades, halte pour prendre un café renforcé de jaunes d’œufs (il est 4 heures) puis nous grimpons au col de Marmare, d’où l’on a une belle vue sur la haute vallée de l’Hers ; ensuite, par une pittoresque route qui coupe des hêtraies, nous poussons nos machines jusqu’au point culminant de notre voyage  ! le col de Chioula, aride, désert, mais d’où l’on embrasse adorablement la vallée de l’Ariège et les cimes neigeuses des vraies Pyrénées. Descente très rapide, dangereuse même, par six lacets raides dans la forêt des Gouttines, toute bruissante des frais ruisseaux qui la parcourent. Nous traversons l’Eyssenac et descendons son ravin, un moment. Puis, les lacets recommencent, plus larges et moins rapides. Nous apercevons Ax-les-Thermes, tapi dans sa vallée. Une erreur de chemin  : nous devons revenir sur nos pas. il pleut un peu. tout cela est agaçant. Enfin, nous trouvons le bon chemin d’Ascou, que nous atteignons vers 6 heures.

Il est gentil, ce village, posé comme une volée d’oiseaux, à flanc de montagne, et drôle, avec ses vieilles masures étagées autour de l’église. Nous grimpons au cimetière, cherchant une issue, pour atteindre le plateau et mieux voir le coucher du soleil. Mais nous ne jouissons pas longtemps de cette fête de l’or  : de gros nuages accourent, noyant dans leur brume les merveilleuses pierreries du ciel, et la pluie se met à tomber, brutale, nous précipitant hors de notre observatoire. Nous trouvons à grand peine deux chambres dans l’unique hôtel, et nous nous installons pour dîner sous la vérandah, en face des hauts pics.

Mercredi. — D’Ascou à Quillan par la vallée du Rébenty. (69 km. 2).

Nous nous souvenons d’avoir lu dans la Revue du Touring-Club une intéressante relation de voyage à travers la vallée du Rébenty, par le col del Pradel, et cela nous a donné le désir d’inscrire col et vallée à notre programme, car nous ignorons le Pradel et n’avons fait, l’an passé, qu’une partie du Rébenty, par Belcaire et Belfort.

Lever à 5 heures. La nuit, malgré quelques «  puisas  » - ces hôtes habituels du Midi — n’a pas été mauvaise.

Le ciel nous apparaît gris, brumeux. Malgré tout, nous nous préparons hâtivement  : il sera toujours temps, si le petit brouillard devient grande pluie, de descendre à Ax prendre le train de Toulouse. Et nous nous mettons, à pied plus qu’à bicyclette — à gravir les lacets rudes — qui montent au col del Pradel. Le coup d’œil doit être superbe. quand on peut le donner  ; mais, hélas  ! à mesure que nous montons, nous nous enfonçons davantage dans la brume des nuages  : c’est à peine si nous apercevons l’autre côté du ravin que nous longeons  ! Le sol est humide, glissant. une ouate légère flotte autour de nous. Malgré mes efforts, j’ai peine à suivre mes deux compagnons. je glisse sur le sol détrempé en poussant ma machine. Dame  ! je n’en puis plus  !. Mon mari le voit bien, quoique je ne veuille pas l’avouer, et désormais, prend fréquemment ma bicyclette qu’il pousse avec la sienne  ; mais il a beau être robuste, c’est dur par ces sentiers glissants. Il pleut pour tout de bon maintenant, nous sommes trempés de la tête aux pieds, mais nous nous trouvons trop près du col pour redescendre à Ax et perdre ainsi le bénéfice de nos peines. Enfin, vers 10 heures, nous l’atteignons, ce col, objet de tant d’efforts. Nous ne nous arrêtons pas à contempler la vue.

Pour cause  ! Nous ne voyons pas beaucoup plus loin que le bout de notre nez  ! La descente de l’autre versant commence, assez rapide et dangereuse, par des lacets boueux, trempés de flaques d’eau, qui traversent des fois de hêtres et de sapins. Il faut être très prudent. Grâce à nos bons freins «  Hirondelle  », nous nous tirons de ce casse-cou. Peu à peu, le sol sèche, le ciel devient plus bleu, et vers Lafajolle, nous avons la délicieuse surprise de trouver un pays sec, même empoussiéré, et un soleil radieux. Il n’a pas plu sur ce versant depuis des semaines  !

Nous réchauffons vite nos pieds mouillés qui se couvrent bientôt d’une couche respectable de poussière et nous descendons en roue libre, pendant une trentaine de kilomètres, cette ravissante vallée du Rébenty. Elle forme une suite de petits bassins reliés par des défilés imposants. A Belfort, vers 11 h. 1/2, nous faisons halte sur l’herbe, au bord du Rébenty, tandis que mon mari répare son pneu endommagé. Nous profitons de ce court repos pour regarder librement ce très pittoresque site, et repartons vers midi, après un léger repas. Nous traversons le majestueux défilé d’Able, où le Rébenty coule dans une faille étroite, à plus de 100 mètres à pic  ; la vallée s’élargit, les pentes se déboisent  : voici le donjon ruiné de Joucou  ; puis la verdure reparaît dans un pays cultivé et souriant.

Nous traversons le Rébenty à Marsa, et pénétrons dans une gorge boisée, très sauvage, jusqu’au confluent du pittoresque ruisseau avec l’Aude, au moulin du Rébenty.

Laissant à gauche la direction de Quillan, nous filons maintenant le long de l’Aude et remontons sa vallée jusqu’à Axat, une charmante station que nous connaissons déjà et que nous traversons sans nous arrêter. Nous atteignons un pont sur l’Aude et pénétrons enfin dans le défilé de Saint-Georges, resserré entre deux parois à pic pendant 1 kilomètre. Notre course est gênée par la couche épaisse de poussière dans laquelle nos roues enfoncent profondément  ; nous manquons déraper à chaque minute  ; en outre, la route qui surplombe le précipice est envahie par des charrettes à bœufs traînant de longs troncs d’arbres coupés dans la montagne. Ce n’est pas commode de manœuvrer là-dedans, et pour éviter à la fois un loqueteux à moitié sourd et un tronc plus long que les autres, je dégringole de ma bicyclette, du côté opposé au précipice, fort heureusement.

Retraversons Axat, atteignons le moulin du Rébenty et pénétrons dans les belles gorges de Pierre-Lys, longues de 5 kilomètres. Nouvelle charrette à troncs d’arbres, nouvel écart de ma machine, nouvelle esquisse de chute.

Allons  ! ce n’est pas encore aujourd’hui que je mourrai  !

A la sortie des gorges, quelques gouttes d’eau se mettent à tomber. Mon mari et Pierre précipitent leur course, et moi, en fidèle suivante, derrière eux. La vallée s’élargit, se fertilise, la légère pluie s’arrête et nous faisons notre entrée solennelle dans Quillan. D’abord, à la gare, où nous retirons un colis postal contenant du linge et des effets de rechange, puis à l’hôtel où nous faisons un peu de toilette. Il est 5 heures, nous allons visiter Quillan en croquant d’exquis macarons indigènes. Nous grimpons à pied à l’ancien Chateau-fort, aujourd’hui citadelle, d’où l’on a une jolie vue sur la vallée de Quillan.

Dîner et coucher à 9 heures.

Jeudi. — De Quillan à Perpignan par Saint-Paul-deFenouillet (88 kilomètres).

Lever à 5 heures comme d’habitude, ce qui ne veut pas dire que je m’y habitue. Au contraire  ! Le temps est beau, cela encourage tout de même à se lever.

En selle, ce qui commence à devenir un peu pénible (au bout d’un quart d’heure, on y est fait) et ascension du col de Saint-Louis, par un chemin en lacets que nous montons presque sans mettre pied à terre. Au col, arrêt pour regarder le paysage, très grandiose, le genre dénudé, terre-cuite propre aux Corbières, qui me rappelle les sierras d’Espagne. Très au loin, les Pyrénées, plus souples de lignes dans la mollesse argentée de leurs contours.

A droite, la forêt des Fanges, si tentante avec ses hêtraies sombres que je décide mes deux compagnons de route à y faire une petite fugue. Et nous ne le regrettons pas  !

Qu’elle est verte, mystérieuse et reposante, cette forêt appelée pompeusement par les guides «  la plus belle de France  »  ! Pour moi, je ne sais plus si nous sommes en France, mais c’est le cœur de la vieille Gaule qui me semble palpiter dans ses sous-bois profonds. il doit y avoir par là des druides, près d’un dolmen plus vieux qu’eux-mêmes, et Velléda en personne avec sa faucille et ses cheveux d’or. Et l’enchantement continuerait si, hélas  ! des ouvriers occupés à charrier des troncs d’arbres ne nous ramenaient à la vérité.

Volte-face  ! rentrons dans les sous-bois où court la route mince pour en sortir trop tôt, revenir au col de Saint-Louis, et descendre l’autre versant par une route à tournants brusques qui se croise même à un endroit  : looping the loop  ! et se mue en un sale petit sentier si plein de rocs et de pierres que nous ne pouvons plus nous entêter à continuer à bicyclette. Enfin, vers 10 heures, nous arrivons à Caudiès-de-Fenouillet.

Nous trouvons là une superbe route en palier, bordée de platanes, sur laquelle nous nous mettons à rouler avec ivresse. Nous atteignons le pays des vignes dans une vallée très large, très fertile, dominée à droite par les Pyrénées molles et blanches, à gauche par les Corbières rudes et rougeâtres Et pendant de longues heures, ce sera ainsi, pour la plus grande joie de nos yeux, séduits par ce contraste. Crêtes du Roc-Rouge et de la «  Couillade de Vente-Farine  » (je ne puis résister au plaisir de citer ce nom, qui sent son cru). On traverse la Boulzanne, puis l’Agly  : voici Saint-Paul de-Fenouillet, gentille petite ville perchée sur un promontoire. Il est 11 heures.

Achat de provisions que nous dégustons au défilé de la Fou, dans un petit bois situé à la sortie des gorges, longues de 200 mètres, au fond desquelles coule l’Agly.

Nous revenons à Saint-Paul prendre du café très sucré, pour nous donner des forces, et nous repartons pour les gorges de Saint-Antoine-de-Galamus qui font face à celles de la Fou, de l’autre côté de Saint-Paul, dans la chaîne septentrionale. Le chemin monte longtemps en lacets hardis, jusqu’au désert de Saint-Antoine (5 kilomètres depuis Saint-Paul). Et c’est certainement ce que nous aurons vu de plus beau dans notre voyage  : l’Agly s’est creusé un lit si profond qu’on a le vertige en essayant d’y plonger les yeux  ; des rocs énormes se dressent de tous côtés, comme des géants prêts à écraser les pauvres pygmées qui osent rôder à leurs pieds  ; un vent effroyable hurle à nos oreilles et nous secoue avec colère. Brrr  ! C’est beau à en trembler. Et nous revenons, agrippés à nos bicyclettes, vers un paysage moins hautain, mais plus clément. Avant de quitter ces roches magnifiques et horrifiantes, nous voulons aller saluer l’Ermite qui sonne à tour de bras en notre honneur, une cloche, dont le bruit affaibli arrive à notre oreille. Pierre s’offre à garder nos machines et, avec mon mari, je descends gaiement vers cet être d’un autre âge, presque d’une autre foi  : un Ermite  ! J’arrive, charmée, vers la maisonnette étrange, blottie dans une grotte, à mi-flanc de montagne, et. — Las  ! où sont les neiges d’antan  !

— je trouve un brave homme, mi «  sous-off  », mi- «  ouvrier  », qui paie loyer, j’allais dire patente, à la commune de Saint-Paul, une sorte de fonctionnaire  !  !  !.

Tout de même, je visite l’Ermitage, la vieille chapelle, les tombes des anciens solitaires, je souris même au bavardage du bon «  Ermite  » qui se met en frais et veut nous faire désaltérer dans sa buvette tenue par sa cousine. Mais tout cela a un parfum frelaté, un goût factice. et j’ai hâte de reprendre notre route par les grands chemins poussiéreux et déserts.

2 h. 1 /2. Saint-Paul. Descente de 1.200 mètres qui nous fait entrer dans le bassin du ruisseau de Maury. Après une petite côte, la route passe entre deux lignes de rochers curieux, les descentes se précipitent, on suit le Maury, rivière de sable qui rappelle étrangement les fleuves d’Espagne. Voici la petite ville du même nom. A gauche, sur une cime élevée, on voit les ruines de Quiribus, si fièrement plantées que, pendant de longs kilomètres, elles nous domineront toujours. Un peu plus loin, le confluent du Maury et de l’Agly, puis nous traversons le large cours paresseux de ce dernier, un peu avant Estagel. Il est 4 heures  : station dans cette petite ville pour nous rafraîchir. Nous repartons bientôt en suivant l’Agly, redevenu torrentueux, et après Cases de Pêne, nous nous éloignons des montagnes, à notre grand regret. Plaine, large plaine de vignobles, et d’oliviers, quelques cactus.Nous commençons à distinguer, au loin, le massif du Canigou. Belle fin de journée  : l’air est léger, limpide, des teintes d’un violet rose sur les Pyrénées et le ciel si bleu ! Qu’il est .beau, le Midi, dans ses tons naturels, quand il n’emprunte pas au Nord de tristes grisailles.

Voici la civilisation, un faubourg de grande ville  !

Entrée dans Perpignan, et installation au très confortable hôtel de la Poste.

Vendredi. — De Perpignan à Narbonne (68 kilomètres ).

Lever à 7 heures. Départ à 8 h. Temps superbe, mais un vent  !  ! Est-ce le vent marin, l’antan de Toulouse  ?

est-ce le vent de Cers  ? J’opine pour celui-ci. Faire de la bicyclette ne va pas être drôle, avec cette force à vaincre constamment. A 15 kilomètres, à Salles, cette lutte incessante m’a déjà brisée. Mon mari, fatigué lui aussi, propose une petite halte. J’avale plusieurs morceaux de sucre et je croque du raisin noir, à gros grains savoureux. Coup d’œil amusé sur Salles, petite ville sarrasine, avec une ancienne forteresse et une tour ronde du xve siècle. Les brunes femmes qui nous croisent portent la mantille  ; des tons roux sur les pierres  : un reflet d’Espagne. Le sucre nous a donné des forces, nous repartons. et voici que l’étang de Leucate commence, long de 12 kilomètres, large de deux, dit le guide. Mais qu’importe  ! Nous avons l’œil ravi, l’âme enchantée par cette étendue bleue, d’un bleu éblouissant, aussi franc, aussi pur que celui du ciel, couche d’azur toute palpitante d’argent. Ce n’est pas la mer, pourtant, car là-bas, je vois des collines rousses, mais cela en a toute la magie. Derrière, à gauche, la ligne des Pyrénées et le Canigou. Et maintenant, pendant plus de deux heures, la route va côtoyer cette plaine bleue, à droite, tandis qu’à gauche les Corbières s’élèveront sauvages, pelées, âpres, mais riches de tons chauds, — la route plate, blanche, sans arbres autres que de rares figuiers ou des oliviers au grêle feuillage d’argent, mais éblouissante de lumière, de soleil, d’azur, pareille à un chemin d’apothéose. C’est si beau qu’on oublie le vent, qu’on aime la poussière, qu’on croit avoir des ailes, qu’on file, l’âme enamourée, dans ’un transport d’admiration.

33 km. 3. Les Cabanes. Bifurcation. On longe l’étang de Lapalme.

Le vent nous secoue si rudement que je vais tomber dans un tourbillon, et mon mari, oubliant sa fatigue, vient me remorquer un moment.

La Nouvelle, midi. Mon mari veut prendre un bain de mer, et comme les gens pudibonds de ce pays ne tolèrent pas le maillot, il doit revêtir une petite jupe et un grand chapeau de femme.

Mon neveu et moi nous asseyons dans le sable, devant l’éblouissant décor. Plus bleue encore que l’étang est la mer, avec des voiles blanches tout au loin. elle semble être le miroir exact du ciel, et, sur tout cela, la lumière du Midi, cette incomparable merveille, qui semble pénétrer en vous par tous les pores ; on est comme imprégné de rayons.

Et il va falloir quitter cela  !  !

Par exception, nous voulons faire un vrai déjeuner et nous nous installons dans un restaurant dont on nous a dit merveille, et qui est infect, — mais cher  : petite compensation  ; et vite, nous retournons sur la jetée pour prendre un dernier bain d’yeux (il est 2 h. 1 /2).

Nous partons, la tête emplie d’azur. Tout va nous paraître terne à présent. L’étang de Sigean n’a pas l’éclat de celui de Leucate. Nous longeons des salines.

Le vent nous force à nous occuper de lui  ; il m’adjuge même une petite migraine assez lancinante. Rencontre d’Espagnols, de nomades, gitans. La route s’élargit, la grande ville est proche. Entrée vers 5 heures dans Narbonne. Installation au Grand-Hôtel (très bien). Toilette. Promenade dans la ville. Quelques vieux monuments. Beaucoup de vie, des gens au café, sur les promenades. Le vent a l’air de se calmer. Pourvu qu’il ne reprenne pas demain  ! Celle journée de lutte contre lui nous a tous fatigués, bien plus que n’ont pu le faire l’ascension des cols les plus rudes sur nos bicyclettes, bien entendu monomultipliées.

Samedi. — De Narbonne à Carcassonne par Lagrasse (74 km. 5).

Toute la nuit, nous entendons mugir le vent, et quand nous nous levons à 5 heures, il semble redoubler en notre honneur.

Un découragement me prend  : je suis déjà fatiguée par la journée d’hier, sans compter les kilomètres abattus depuis cinq jours. Comment vais-je faire  ? Mon mari m’offre de me mettre dans le train de Toulouse, mais je refuse énergiquement  ; ma vieille endurance me rassure  ; je me souviens d’avoir fait Toulouse-Lombez (soit 106 kilomètres) contre un vent d’antan qui couchait les arbres sur les routes.

Tant de fois, je me suis sentie fatiguée au départ et j’ai usé ma lassitude en route  ! Allons, courage  ! Nous déjeunons et partons  ; mais j’oublie de me munir de sucre et je paierai cher cette étourderie.

Nous passons dans un large vallon qui débouche bientôt près d’une bifurcation où nous nous séparons de Pierre. Il veut aller à Carcassonne par la route nationale qui l’intéresse, parce qu’il en connaît plusieurs tronçons.

Il doit passer par Lézignan, arriver de bonne heure, tandis que nous ne le rejoindrons pas avant 5 heures de l’après-midi, nous qui comptons abattre 75 kilomètres à travers les Corbières. Toujours ce vent  !  ! La route, très mauvaise, pleine de fondrières, se glisse au milieu d’un amas de collines stériles. Quelques ruines au loin, perchées sur des sommets.

Et voici la bifurcation de l’Abbaye de Font-froide. Je décide mon mari à venir visiter le vieux monastère dont on dit merveille, bien qu’il ne figure pas dans notre programme  ; et pendant 2 kilomètres, nous poussons nos machines dans un mauvais chemin.

Nous arrivons au centre d’un vallon solitaire, et mon mari m’engage à visiter seule, car il a ma bicyclette à démonter. Le propriétaire, M. F., me fait aimablement les honneurs de son domaine. Et c’est vraiment beau. Les parties reconstituées le sont avec tellement de tact que l’œil n’a pas une désillusion. Je me souviendrai du cloître, du cimetière des moines, et surtout d’une salle toute rose, aux briques pâlies par les siècles. M. F. me mène ensuite à son parc XVIIIe siècle, en terrasses, et me montre ses biches blanches, blotties dans un coin, apeurées par ma présence.

Mais il est plus de 10 heures. Nous devons partir, et nous voici sur la route poussiéreuse où le vent fait rage.

Il redouble à mesure que nous avançons  ; nous l’avons tout à fait debout, à présent, et nous «  ramons  » péniblement, luttant contre les tourbillons de poussière qui semblent vouloir nous renverser. Et je n’ai pas de sucre  !

où en trouver dans ce désert  ? Cette lutte devient si abominable qu’à 25 kilomètres de Narbonne, à Villerouge-la-Crémade, je me rends. J’engage mon mari, qui n’a pas encore usé toute sa force de résistance, à continuer  ; il m’indique un tramway à vapeur que je pourrai prendre dans l’après- midi et qui me permettra de rejoindre la grande ligne, à Lézignan, et il me quitte. Je n’en puis plus. Avec la gardienne de la petite gare qui ferme sa bicoque pour trois heures, je monte au hameau de Villerouge-la-Crémade (la brûlée) je m’installe à l’unique café pour déjeuner sommairement. Je n’ai pas le courage de monter plus haut voir les ruines du château et les bois de sapin qui couronnent la colline. Je redescends près de la route, et je m’étends au soleil, au vent, exténuée. Ma tête brûle, mes pieds aussi  ; et ce pays est si triste, si désert, dévasté par le vent perpétuel, consumé par le soleil ardent (il y pleut tous les trois mois), d’une mélancolie prenante, pourtant, au milieu de ces collines roussâtres  : un vrai pays des Corbières  !  !.

3 h. 30. Le petit train arrive  : la délivrance  ! Lézignan  ! changement de ligne, puis Carcassonne où je retrouve à la gare mon mari exténué par cette journée de vent, et mon neveu, endommagé par une chute. Ils montent dans le train. Vers 9 heures nous sommes au port, contents de notre voyage, mais moi, secrètement vexée d’avoir été vaincue par le Cers sur lequel je me propose de prendre une éclatante revanche.

R. M. C. N° 183.137.

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