Pâques en Provence 1929-1930

mercredi 24 avril 2024, par velovi

COMBIEN d’années déjà, depuis qu’un matin de Pâques, nous quittions M. de Vivie, Ph. Marre et moi, la petite place de la gare à Valence. Nous descendions en Provence, vers le Meeting de la Sainte-Beaume, où Velocio avait fixé rendez-vous à quelques amis et aux lecteurs du Cycliste. Je me souviendrai longtemps de cette randonnée contre le vent du Sud, sous la pluie battante, depuis bien avant Montélimar, peinant presque pour suivre le vieux Maître, mon aîné de 50 ans. Je le vois encore, coiffé, pour une fois, de sa casquette anglaise, pédalant en sandales sur une machine à pneus ballons, grande nouveauté de l’époque. M. de Vivie, malgré les éléments déchaînés, nous fit néanmoins parcourir une centaine de kilomètres en cinq heures, mais nous déclara, à Orange, qu’il lui paraissait impossible d’atteindre, le soir même, la Sainte-Beaume, qu’il renonçait même à pousser jusque-là.

Avec le recul des années, on peut entrer dans la voie des aveux ! Pour mon compte, je dois déclarer que la décision de notre vieil ami me combla d’aise. Je me demandais, en effet, comment, sur mon vélo à pneus crayons, démuni de changement de vitesse, j’allais pouvoir suivre encore pendant cent cinquante kilomètres, cet infernal vieillard de 74 ans qui ne s’arrête jamais, déjeune de trois olives noires, d’un quignon de pain arrosé d’un verre d’eau. Quel soulagement ! oui, messieurs, je l’avoue bien humblement, envahit ma personne éreintée quand Velocio communiqua sa décision de ne pas aller à la Sainte-Beaume par ce temps de chien. Il nous laissa à Orange, pressé de retrouver de bons amis à Bompas. Ce soir-là, Velocio coucha à Lambesc, et nous en Avignon, après un confortable déjeuner à Orange.

En cette année mil neuf cent vingt-huit, je revoyais, pour la première fois, depuis la guerre, la Provence à Pâques. Je l’avais traversée pourtant en 1925, sans retrouver les impressions gravées dans ma mémoire depuis 1918, date à laquelle, fuyant les bombes d’avions et les obus de la Bertha, ma famille s’était fixée aux environs de l’Estaque. Dix années après je devais retrouver dans le sillage de M. de Vivie mes impressions d’enfant, surtout cette odeur de plantes provençales, comme il y en avait tant dans le parc où nous nous ébattions, ma sœur et moi, sans soucis, pendant que nos aînés s’entretuaient, là-haut sur le front.

J’avais donc retrouvé le pays rêvé, en cette triste journée du Samedi Saint 1928, et si cette date marque le dernier rendez-vous pascal de M. de Vivie, elle fut pour moi le point de départ d’une propagande par la pédale, la plume, la parole et les projections photographiques ; une propagande, dis-je, destinée à fourrer dans la tête des Parisiens l’idée fixe de descendre, à Pâques, en Provence. Il faut dire que cette fameuse idée fixe, Philippe Marre me l’avait inculquée, l’année précédente, et il la tenait lui-même de M. de Vivie.

L’annnée suivante, la Fédération Française des Sociétés de Cyclo-tourisme commençait à faire du bruit, et Velocio nous avait vivement incité à continuer la tradition. André de Boubers, alors président, décida donc de réunir, en 1929, les amis du Cycliste et de la F.F.S.C., une nouvelle fois, à la Sainte-Beaume, le dimanche et le lundi à Toulon. M. Charles Bernard et le Cyclo-Touring-Club Varois, se chargaient de l’organisation. Depuis, Pâques en Provence a fait son chemin les noms des Baux, de Nimes, de Pernes, d’Arles, de Vaison, St-Rémy... furent autant de succès, de grands succès même à l’actif du G.M.P. et de la Fédération. Que les jeunes recrues, partant vers cette région bénie, rapportent les impressions fortes d’une belle randonnée, d’un voyage inoubliable...., comme moi, en somme, voici déjà dix ans, quand je découvris Pâques en Provence, grâce à M. de Vivie.
Pourquoi ai-je repris une plume inactive depuis si longtemps et terriblement rouillée ? Longeant, l’autre jour, le quai de Passy, par un matin de mars, comme on n’en voit pas souvent à Paris, tiède, non pas parfumé, mais baignant dans une lumière d’or les façades encore intactes des pavillons du Centre Régional de l’ex-Exposition Universelle, à tel point qu’avec un peu d’imagination, on pouvait évoquer le coude du Rhône devant le palais des Papes. Vint à passer un tandem, violet comme naguère le Paris-Toulon, monté par deux jeunes gens, comme nous étions Marre et moi voici neuf ans. Il n’en fallut pas davantage pour me rappeler le fameux raid pascal de 29, et, disons-le, me plonger dans le regret de ne plus pouvoir voyager sur deux roues.

C’était, il y a neuf ans, nous venions de créer le Bulletin de la F.F.S.C. sous la forme d’une Revue, qui prit plus tard, sur la proposition de Jacques Oudard, son nom actuel Cyclotourisme. J’étais alors plein de feu, les vieux cyclotouristes s’en souviennent, et il ne fallait pas, devant moi, dire que la Fédération était une société à la noix ! Petite, d’accord, mais elle deviendrait grande de fait, elle est devenue grande. Pâques en Provence, à défaut de Velocio, passait organisation fédérale par la grâce du G.M.P., il s’agissait d’amener la foule, pour le grand renom de l’organisatrice. M. Charles Bernard et son état-major s’occupèrent, sur place, des itinéraires, des réceptions, bref, du meeting proprement dit plusieurs Parisiens se décidèrent à venir, Lyon, Saint-Etienne, Marseille, Nice, donnèrent à pleins tubes comme on dit au Bourget ; la F.F.S.C. remportait son premier grand succès, Pâques en Provence, chères à M. de Vivie, étaient lancées. Nous avions décidé, Marre et moi, de frapper un grand coup en essayant de joindre Paris à Toulon en une seule étape de 830 km. Notre zèle intempestif fit rater le raid. De fait, nous fimes ce qu’il fallait pour échouer. D’abord, un entraînement excessif nous fatigua avant le départ ; ensuite, celui-ci retardé, on ne sait pourquoi, jusqu’à quatorze heures (la matinée fut passée à tuer le temps !) ; enfin, le remplacement des pneus façon main par de lourds vulcanisés. Le départ fut enfin pris. Je nous revois encore, discutant sur le trottoir, devant la boutique de Louis Pitard, le constructeur du bi-place ; enfin, le décollage à l’heure H de la lourde machine, arrêtée déjà à Montgeron par une crevaison, stoppant une heure et demie à Montargis, parce que l’horaire prévoyait celà ; je revois Marre tripotant le dérailleur à Cosne, devant les globes lumineux d’un Café du Commence ou de l’Agriculture ; le petit jour, avant Moulins ; le passage atroce de St-Gérand-le-Puy, où le tandem roulait d’un bord à l’autre de la route, parmi les fondrières au fond desquelles la roue arrière sonnait lamentablement. Le Paradis, enfin, à St-Martin-d’Estreaux, le biplace vole à 60 à l’heure dans la déclivité, propulsé en outre par un énorme braquet de huit mètres. A Roanne, retard sur l’horaire. La côte de Vendranges, je m’en souviens encore, et puis à La Fouillouse, une délégation : M. et Mme Bullo, accompagnés de Stéphanois envoyés à notre rencontre par M. Albert Raimond, le constructeur du Cyclo le grand ami des cyclotouristes. St-Etienne, un repas nous attend, il est 18 heures, nous roulons donc depuis 28 heures consécutives. La montée du Grand-Bois dans la nuit, quand on est fatigué, que la route est mauvaise, parsemée de neige, c’est un souvenir qui reste, comme le dévouement de M. Bullo, qui tint à nous accompagner jusqu’au sommet du Col, où un fameux souper était servi, toujours sur l’ordre de M. Raimond. Ici, une parenthèse. Les premiers fanions du Parpaillon me furent remis à St-Etienne, ce jour-là, ils gagnèrent Toulon sur le tandem, avant de revenir à Paris, d’où, par la suite, je devais les faire parvenir aux lauréats. Les trente ou quarante premiers titulaires eurent donc des pavois inaugurés on ne peut mieux. Laissant M. Bullo à l’Hôtellerie du Grand-Bois, nous piquons sur le il est près de onze heures du soir la seconde nuit sans dormir allait commencer. Au froid terrible de la montagne, la tiédeur de la vallée du Rhône nous assomma ; à Valence, atteinte à 2 h. 30 (36 heures de route), pas un café ouvert, c’est l’estocade finale ! Pas encore, à Montélimar, nous reprenons du poil de la bête le mistral souffle, seulement nos yeux se ferment. Pierrelatte, nous rencontrons M. Panel, constructeur du dérailleur Le Chemineau, il nous réconforte et, au besoin, pourra dire que nous n’effectuons pas nos raids par le train. Il n’est pas mauvais de rencontrer, à l’improviste, des gens sur la route, surtout en 1929, époque où les grandes randonnées n’étaient pas courantes, même exceptionnelles.

La pression est en baisse, au large d’Avignon. Dans un patelin perdu, nommé Montjavet, nous forçons les feux à coups de Pernod ! Nous arrivons sur la route d’Aix à 45 à l’heure ; mais, à St-Andiol, les machines sont de nouveau au ralenti, et le chef timonier gouverne plutôt de travers. C’est le fossé dans toute son horreur. Nous y restons deux heures. A dix-huit heures quarante-deux, nous entrons majestueusement à Aix, moins fatigués que nous l’aurions cru. 750 km étaient parcourus en 52 h. 42, arrêts compris, mais sans dormir. Nous appelions cela le record de distance en ligne droite sans escale. Il devait, malgré sa médiocrité, tenir sept ans. A Pâques 1936, Louis Cointepas, accompagné du tandem Greux-Berthoux, s’attaquèrent au morceau. Ils l’avalèrent le cycliste en 33 heures juste, le tandem en 33 heures 35.

En attendant, nous avions raté Paris-Toulon en une étape. Le solde, soit Aix-Toulon, fut liquidé dès le lendemain matin, en un peu plus de trois heures : la liaison directe demeurait néanmoins brisée, et j’enrage encore aujourd’hui de n’avoir pas quitté Paris à 8 heures du matin plutôt qu’après déjeuner.

Cette randonnée, malgré l’échec, fut le point de départ d’une série de Paris-Avignon, de Paris-Nimes, de Paris-Pernes, qui illustrèrent les meetings des années suivantes. Ils attirèrent l’attention des cyclos parisiens sur Pâques en Provence, sur la F.F.S.C. même, pour le plus grand renom de celle-ci.

On pourra, certes, critiquer les randonnées et les randonneurs, on n’empêchera pas que ceux-ci ont montré le chemin aux autres sur la route Provençale, que Velocio lui-même ne parcourait pas en trainassant. Moi-même, qui, si souvent jadis, ai brûlé le macadam de la vallée, je prétends connaître, apprécier et aimer la Provence, cette Provence aux sites variés, aux villes lourdes de gloire antique, cette Provence où l’on aime flâner sur des chemins bordés de cyprès, parmi les mas aux tuiles décolorées, et, pourquoi ne pas le dire, goûter son Châteauneuf parfumé d’encens, son Tavel aux reflets d’or vert, assis sur une terrasse de la Barthelasse, jusqu’à ce que le soleil sombrant derrière les hauteurs du Gard éteigne la façade du Palais des Papes.

Tout n’est plus pour moi que souvenirs d’une époque heureuse : randonnées à tandem, voyages à bicyclette, voilà, pour qui les a aimés, de quoi évoquer une vie durant, les moments passés à pédaler, à ouvrir les yeux sur les merveilles de la France, voilà qui aide à passer les mauvaises heures de l’existence.

Pâques en Provence ! Que de souvenirs pour moi. J’ai eu tant de plaisir à les évoquer, que l’on pardonnera un peu à ma plume fatiguée...

G. GRILLOT.

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