Un début original (1893)
vendredi 31 mai 2024, par
Par une belle après-midi de printemps, il a quelques années, un groupe de cyclistes était installé à la terrasse de la Brasserie de l’Espérance. Canary, le fameux équilibriste américain, était des nôtres. Il donnait alors des représentations aux Folies-Bergères et sa miraculeuse habileté en faisait le lion du jour. C’était l’époque oú le bicycle et la bicyclette se partageaient encore les faveurs publiques. Canary montait un grand bicycle de 1m42 sur lequel il paraissait plutôt voltiger que rouler.
Nos machines s’alignaient le long des arbres du trottoir qui servaient alors de remisage en plein vent.
A un moment donné, Canary se leva sans mot dire et se dirigeant vers les arbres, il prit une bicyclette qu’il crut appartenir à l’un d’entre nous, la tourna et retourna en divers sens, puis après quelques hésita- tions s’apprêta à monter dessus.
Nous suivions déjà sa manœuvre avec attention, nous demandant ce qu’il voulait faire, lorsque tout à coup, un cycliste étranger, qui était également à la terrasse du Café, et qui ne l’avait évidemment pas reconnu, se leva brusquement, courut vers Canary et, lui arrachant vivement la bicyclette des mains, lui dit d’un ton bourru :
Voulez-vous bien laisser cette bicyclette, elle est à moi, on ne touche pas une machine sans permission, surtout quand on n’a pas l’air de savoir y monter.
– Aoh ! paâdon ! je trompai moå, répondit sans s’émouvoir Canary, qui parlait à peine le français. Puis, tournant les talons, il revint tranquillement s’asseoir parmi nous.
Le propriétaire de la bicyclette remit en ronchon- nant sa machine le long d’un arbre, puis retourna à sa place en poussant de côté des regards furieux vers Canary, qu’il avait peut-être soupçonné de vouloir lui voler sa machine.
Quelques instants après, nous partions tous pour le Bois de Boulogne, et au milieu de la foule, le cy- cliste grincheux, qui était resté assis à sa table, n’eut pas le temps de remarquer la manière aussi stupéfiante que personnelle avec laquelle Canary montait sur son grand bicycle, ce qui lui eût démontré d’une façon péremptoire qu’il venait de dire une sottise.
Notre troupe cycliste se mit en marche vers Saint-James et nous montrâmes à Canary le fameux kilomètre qui servit à tant de records restés célèbres et vit tant de luttes palpitantes que les plus récentes n’ont pu faire oublier.
Arrivés à la grille du Bois de Boulogne, nous expliquâmes à Canary que le carrefour où nous étions servait de point de virage aux courses.
Canary nous répondait de temps en temps par des yes, yes distraits, mais son attention paraissait être ailleurs et ses regards se portaient avec obstination du côté des bicyclettes qui s’alignaient le long du trottoir.
Décidément, il avait une intention cachée.
En effet, il ne tarda pas à quitter notre groupe et, allant vers les bicyclettes, il en prit une et, se retournant vers nous, demanda :
A qui est le méchine ?
A moi, dit l’un de nous.
Vôlez-vô permettre moâ essayer le méchine ? je avais jémais monté le bicyclette.
Avec plaisir, répondit notre compagnon.
Vraiment, Monsieur Canary, vous n’êtes jamais monté sur une bicyclette ? No, jémais, répondit Canary, et je võlais apprendre. Nous nous regardâmes tous, stupéfaits.
Comment se faisait-il que Canary, le roi indiscuté de l’adresse, ne sût pas monter à bicyclette ?
Cela nous surpassait ; aussi trouvâmes-nous excep- tionnellement piquante l’aubaine d’assister aux pre- miers essais de Canary à bicyclette.
Cela nous promettait quelque chose de pas banal.
En effet, Canary prit la machine près de lui, tourna le guidon dans les deux sens pour se rendre compte de la direction, puis, plaçant la pédale gauche en arrière et un peu en haut, à l’opposé de ce qu’on fait habituellement, il mit le pied gauche dessus, s’enleva vivement, s’assit prestement en selle... et partit en arrière !
Au bout d’une cinquantaine de mètres, Canary s’arrêta, fit un moment d’équilibre sur place, puis repartit en avant avec une facilité à faire croire qu’il pratiquait cet exercice varié depuis longtemps et vint mettre pied à terre devant nous avec la légèreté d’un oiseau en disant simplement :
Très drôle, le bicyclette !
Puis il alla remettre la machine près du trottoir.
Ainsi les premiers tours de roue de Canary à bicy- clette ont été en arrière ! Nous étions tous ébahis de voir faire du premier coup un tour de force qu’aucun de nous n’avait réussi après de nombreux essais.
Mis en goût par ce premier spectacle, nous priâmes Canary de recommencer et d’essayer autre chose ; mais, malgré notre insistance, il ne voulut plus ce jour-là toucher de nouveau à une bicyclette ; il savait probablement ce qu’il avait voulu apprendre.
Nous repartimes donc pour Paris, et peu de temps après, nous étions à la Brasserie de l’Espérance.
Le cycliste grincheux était encore là.
Canary le reconnut ; il vint jusqu’en face de lui puis, s’enlevant sur son guidon, il parut s’envoler comme une marionnette de théâtre ; alors il sauta sur le trottoir dans la direction du monsieur qui, terrifié et pensant le recevoir sur la tête, se protégea instinctivement des deux mains au milieu de nos fous rires ; mais Canary, leste comme une sauterelle, retomba à quelques centimètres de lui, remit son bicycle aux mains d’un garçon et s’assit tranquille- ment avec nous à une table voisine.
Le monsieur, mal revenu de sa peur, demanda le nom de ce cycliste extraordinaire.
Canary, lui répondit quelqu’un.
Il fallait alors voir sa tête !
ERNEST MOUSSET.
La Bicyclette, 1893