Old and new style (Août 1902)

jeudi 29 mars 2018, par velovi


Par G. Davin de Champclos, Revue Mensuelle du Touring-Club de France, Août 1902, Coll. Pers.

Je pardonne presque à l’ironique et désolant été que nous traversons, ses averses, ses rafales et ses grisailles, car il vient à me donner l’occasion de faire une précieuse connaissance et de m’ouvrir une lucarne sûr l’Âme compliquée de l’éphèbe moderne...

Depuis l’aurore, une douche pénétrante et finement vaporisée tombait du ciel gris perle et l’horizon des flots se confondait, en une ligne imprécise et comme estompée, avec l’horizon du ciel.

Enveloppé dans ma philosophie et dans mon caoutchouc de cycliste, je venais de m’asseoir sous un auvent de chaume, d’où, de très haut, je dominais le large, quand un adolescent - quinze ans peut-être, seize au plus, vint partager mon abri.

Sapristi  ! le beau jeune homme  ! Un faux col impeccable escaladait sa nuque - un faux col enduit d’un glacis discret et attestant l’art des blanchisseuses londoniennes. Sur la raie au cordeau qui lui partageait l’occiput en deux parties strictement égales, un panama «  Frédéric Humbert  » était posé avec une recherche nonchalante. Un complet d’un beige impressionnant et certainement inédit et des escarpins de daim blanc où, en dépit d’infinies précautions, la crotte des chemins avait projeté quelques fâcheuses mouchetures, complétaient la silhouette...

La pluie maintenant, la vraie pluie, cinglante et rageuse que la marée montante jette sur les falaises, avait succédé à la brume vaporisée... Mon jeune homme leva vers le ciel un regard interrogateur et furieux, puis se choisit une place sur une large pierre plate, l’épousseta avec un mouchoir où se ruaient des senteurs compliquées et s’assit, après s’être assuré que les deux plis saillants de son pantalon correspondaient mathématiquement avec l’axe de ses deux genoux.

Sans s’inquiéter de ma présence, mon jeune homme avait pris la pause de l’exilé sur son rocher - Victor Hugo à Guernesey, Napoléon à Sainte-Hélène - le coude droit sur le genou, le menton dans la paume et l’œil perdu vers les lointains... Seul, manquait au tableau le manteau ridicule dont les sculpteurs se croient obligés de draper les plis symboliques autour des grands hommes de bronze.

Un invincible désir me prit de connaître les pensées tumultueuses et profondes qui devaient bouillonner sous le panama de ce jeune homme... Il y avait là peut-être une détresse morale à Secourir, une plaie du cœur à panser avec une compresse de bonnes paroles...

Il s’agissait d’engager la conversation.

Après avoir longtemps cherché une de ces phrases onctueuses et pitoyables qui, tout droit, vont à l’âme des affligés, je crus devoir m’en tenir à une formule simple, encore que délicatement insinuante  :

Sale temps  ! murmurai-je...

Le jeune homme sembla s’arracher aux pensées qui l’absorbaient et coula vers moi un regard surpris d’abord, puis immédiatement dédaigneux  ; un rictus où se combinaient le mépris et le dégoût souleva le coin de sa lèvre supérieure, et sans condescendre même à me faire l’aumône d’un hochement de tête approbateur, il se replongea dans l’océan de sa mélancolie...

Alors seulement - comme nos premiers parents après la faute - je jetai un coup d’œil sur mon accoutrement... et je compris...

Qu’avaient à faire mon feutre délavé et rabattu sur les yeux avec ce panama cabossé selon les règles  ; mon caoutchouc rougi par les averses normandes avise ce complet sorti, le matin même, d’une malle capitonnée  ; les bas boueux qui enroulaient leurs spirales autour de mes tibias et les galoches où s’enfonçaient frileusement mes pieds, avec ce pantalon aux plis mathématiques et ces souliers de daim blanc déshonorés seulement par une demi-douzaine d’éclaboussures qui en faisaient ressortir encore la blancheur  ?

Il y a tout de même des gens qui ne manquent pas de toupet, et, dans l’occasion, j’étais de ceux là  !

J’allais me retirer discrètement, avec les précautions qu’on prend pour circuler dans une chambre de malade.. Mais le pli de souffrance qui barrait le front du mystérieux adolescent s’était accentué encore  ; la mélancolie voilée du regard s’était transformée en une angoisse douloureuse...

Je crus de mon devoir d’insister  :

- C’est vrai, repris-je en baissant la voix de plusieurs tons, plus moyen de faire de bécane avec des routes pareilles  !

De nouveau, le jeune homme fit un effort visible pour chasser son obsession  ; il tourna vers moi des yeux absorbés et laissa tomber ces mots d’une voix basse et comme lointaine  :

- Ah  ! vous faites encore de la bicyclette  !

Cela fut dit avec une expression que je n’essaierai pas de traduire... «  Vous faites encore de la bicyclette  !  » Cet «  encore  » recelait dans ses six lettres tout un monde de stupéfaction méprisante, tout un univers de mépris stupéfié...

Pour la seconde fois depuis cinq minutes, j’eus la conscience très nette de mon indignité...

- Mon Dieu, oui, répliquai-je cependant, j’en fais encore... quelquefois - je crus devoir atténuer par cet adverbe la honte de mon aveu -... Et vous, vous n’en faites plus  ?

Mon jeune homme esquissa de la main droite, gantée de soie beige clair en opposition heureuse avec le beige légèrement plus foncé du costume, une protestation violente... Il fit un mouvement pour se lever et accentuer ainsi la profondeur de son indignation, mais il songea sans doute que, pour oratoire qu’il fût, ce geste aurait compromettre la symétrie mathématique du double pli de son pantalon...

Il se contenta de répondre  :

- Non, monsieur, je n’en fais plus  ! Nous n’en faisons plus  ! Les gens chic n’en font plus, monsieur  !

Une seconde, je me demandai s’il n’était pas opportun de rentrer sous terre... Cependant, je payai d’audace  :

- Et pourquoi, monsieur, interrogeai-je, les gens chic n’en font-ils plus  ?

Mon jeune homme me regarda comme le premier géologue dut regarder l’ossature du premier mammouth récemment exhumé d’une caverne préhistorique, et répondit  :

- Pourquoi, monsieur  ? Parce que la mode en est depuis longtemps passée  ; parce que tel d’entre les gens du monde qui tenait à honneur de se montrer, voici cinq ou six ans, aux Acacias, sur une bicyclette anglaise, rougirait maintenant de faire, sur une route de campagne, cent mètres sur cet instrument  ! Que voulez-vous, monsieur, la mode est passée  ! Qu’y pouvons-nous ? Rien. Il se faut résigner, monsieur...

Et, après une pause, le jeune homme ajouta  :

- D’ailleurs, pas très à regretter, la bécane  ! Personnellement, j’en ai essayé deux ou trois fois, pour voir  ! Horrible, monsieur, horrible  ! Impossible de conserver propres, pendant deux kilomètres, un faux col ou des bottines  ! De la poussière  ! De la transpiration  ! Un effort continuel et surtout inesthétique à produire  ! A ce point de vue-là, monsieur, je n’ai nul regret d’être venu trop tard dans un monde trop vieux  »...

L’averse accentuait encore le tambourinement de ses baguettes sur le chaume de l’auvent protecteur... Mon jeune homme ne pouvait songer à exposer aux intempéries du moment son impeccabilité... La pluie bienfaisante me donnait le loisir de descendre quelques échelons encore dans le gouffre attirant de cette âme.

- Alors, vous faites de l’automobile  ? insinuai-je après avoir essayé de donner à mon feutre une silhouette plus décente, et de tendre légèrement mes bas, que l’absence de jarretières rendait rebelles à toute tentative dans ce sens.

- De l’automobile  ? répliqua mon jeune homme avec une moue condescendante, Beuh  ! Vous savez, c’est un peu usé, déjà  ! Cependant, je ne dis pas, à la campagne, et quand on pilote une 212 chevaux ayant gagné quelque épreuve célèbre... En somme, cela se peut encore... Oui, cela se peut... Mais pas pour longtemps  ! Dans deux ou trois ans, voyez-vous  !...  »

Et d’un geste sec, tranchant comme le glaive des amputations définitives, mon jeune homme supprima l’automobile de la liste des sports que, bientôt, pourront encore pratiquer les gens chic...

- Mais, alors, demandai-je, à quels sports peut-on décemment ?...

- Au «  ping-pong  », monsieur  ! trancha mon jeune homme... Très anglais et très chic, le «  ping-pong  »  ! On peut se montrer autour d’une table de « ping-pong » en compagnie de quelques «  misses  »... Pour être très chic, il faut jouer le «  ping-pong  » avec des Anglaises, des Anglaises de taille moyenne et aussi blondes que possible... Plus elles sont de taille moyenne et plus elles sont blondes, plus il est chic de les avoir pour partenaires... Pour jouer au «  ping-pong », une flanelle un peu résistante et surtout pas blanche, avec des raies bleues ou noires, comme pour jouer au tennis, mais une flanelle sombre... dans les «  ardoise  », par exemple, ou les «  marron d’Inde  » un peu soutenus comme ton... Les chaussures ? Des souliers américains à claque haute et à lacets de soie, légèrement plus clairs que le cuir... Vous me suivez, n’est-ce pas  ?

Si je le suivais  ! C’est-à-dire que je galopais dans un vent d’enthousiasme, à la suite des foudroyantes révélations que consentait à me faire cet adolescent providentiel  !...

Emballé par son sujet, il poursuivait  :

- Comme sport chic, nous avons encore le ballon le dirigeable, bien entendu, le ballon de Santos-Dumont, ce Brummel du gaz hydrogène. - Le ballon sphérique est bien pompier, bien raplapla  ! C’est bon maintenant pour les concours régionaux ou les inaugurations de statues, en province, à l’issue desquels un aéronaute départemental fait une ascension, avec un trapèze sous sa nacelle  ! Tandis que le «  dirigeable  »  ! Ah  ! monsieur !

- Hum  ! hum  ! Un peu dangereux peut-être... et pas encore très pratique, hasardai-je.

En effet, pas encore bien au point, le dirigeable  ! Mais, justement à cause de cela, très genreux  ! C’est une primeur de chic  ! Quand ce sera devenu pratiqué, la mode sera peut-être passée... La mode, monsieur  !

L’éphèbe se gargarisa une minute avec le sacro-saint vocable  : «  La mode, monsieur  !  » puis poursuivit  :

- J’ai une théorie, monsieur, à laquelle je tiens  : c’est que tous les sports anglais, si anciens soient-ils, restent chic, en dépit de tout  : le tennis, le golf, le cricket et tant d’autres... C’est vieux, c’est connu  ; si c’était français, ce serait d’un odieux rococo ! Du Charles X, monsieur, ou du Louis-Philippe  ! Mais c’est anglais et c’est ce qui les sauve  ; c’est ce qui permet de les pratiquer encore, sans trop rougir de soi... Ah  ! si ce n’était pas anglais  ! »

Mon jeune homme semble se recueillir, comme s’il allait proférer quelque phrase définitive ou confier à une oreille profane quelque secret écrasant, puis, quand il me jugea au point pour recevoir la confidence, il se pencha vers moi et me murmura à l’oreille  :

- Nous allons les rénover, monsieur, les sports anglais  !... Je possède un secret dont la divulgation secouera le monde entier d’un frisson d’angoisse et de joie... Un grand, un très grand seigneur anglais - écossais, plutôt, car il faut être juste quand on parle pour la Postérité - vient d’inventer un jeu qui fera fureur l’hiver prochain... C’est une manière de « foot-ball » de salon, qui se joue en bostonnant, avec un ballon de satin rosé... Mais ce secret n’est pas le mien... Je ne puis vous révéler la règle du jeu qui, d’ailleurs, n’est point complètement élaborée... Je fais partie de la commission chargée d’en rédiger les articles, et justement, au moment où nous nous sommes rencontrés, je méditais sur une grave question touchant à la pratique de ce sport de demain  : l’usage du pied gauche est-il autorisé pour ramener le ballon au centre du salon quand l’arbitre a sifflé la mi-temps  ?...

Dans le ciel balayé, le soleil, barbouillé encore de quelques coulées de brumes, venait de faire sa réapparition triomphale  ; les mouettes et les courlis reprenaient possession de l’azur où leur vol capricieux mettait des taches mouvantes, d’un blanc cru...

Mon jeune homme se leva, vérifia d’un coup d’œil l’aplomb vertical des deux plis de son pantalon et s’éloigna, après m’avoir salué d’une inclinaison brève de son panama à la «  Frédéric-Humbert  ».

Et, tout en le regardant sautiller parmi les flaques où ses escarpins de daim blanc affrontaient héroïquement les mouchetures noires de la fange, je fis un saut de vingt ans dans mon passé de jeunesse.

En ce temps-là, nous ignorions les chapeaux cabossés selon les règles et les escarpins fragiles qui s’effraient de la boue des chemins.

En ce temps-là, nous attendions, anxieux, la cloche des vacances qui sonnait pour nous le festin de grand air et de liberté.

Le sport anglais ne nous imposait point le carcan compliqué de ses règlements et de son chic.

Quand la brise était fraîche sur l’eau du fleuve et que le soleil pleuvait, en averses drues, sur les vieux arbres des îles de Marne, nous sautions, à deux, à quatre, à six, avec une jolie femme à la barre, dans une fine yole d’acajou et, pendant des heures nous glissions, de tout l’effort de nos deux, de nos quatre, de nos six paires de biceps, entre les rives fuyantes où cacophonaient des orchestres de beuglants...

Puis quand, à la vesprée, notre flotte joyeuse rentrait au port d’attache, les bosquets, au bord de l’eau, se piquaient de lanternes vénitiennes  ; le couvert était mis sous les glycines, et le Sauternes des coteaux de Suresnes coulait à flots dans les verres de cristal douteux...

Je ne répondrais pas qu’au dessert, à cette heure indécise où des pâleurs de lune, éclairent, à travers les sous-bois, le chemin des amoureux, le diapason de nos refrains ne s’élevait pas jusqu’à des tonalités inquiétantes - mais notre joie était franche, pas anglaise pour deux sous, et le «  God save the king  » n’avait rien à voir avec notre «  Marseillaise  » sportive.

D’autres fois nous allions, en bande, galoper des haridelles - voire même des aliborons - sous les cerisiers de Montmorency ou les noisetiers de Robinson.

Notre joie était la même et nos refrains pareils. Les tristes bêtes que nous chevauchions retrouvaient un regain d’ardeur au contact de notre jeunesse et des hennissements oubliés à l’exemple de nos chansons de joie...

Les nymphes de Verrières et d’Aulnay se mêlaient à nos cavalcades sous la forme d’aimables petites camarades qui gardaient encore dans les cheveux un peu des rubans folâtres du bonnet de Mimi Pinson...

D’autres fois encore - mais plus rarement, car le pneumatique attendait encore son inventeur et l’acier n’entrait encore qu’en faible proportion dans la construction des «  vélocipèdes  » - notre bande de moineaux francs s’envolait à grand coups de pédales, vers les banlieues feuillues.

Ah  ! certes, on n’atteignait ni Rouen, ni Château-Thierry, pas même Beauvais, mais on s’arrêtait tranquillement à Saint-Germain ou à Joinville, pour dîner d’une omelette aux fines herbes et d’un fricandeau...

Et quand sonnait l’heure du retour, une lanterne à huile fixée à la barre d’acier qui simulait un guidon, nous regagnions Paris, sur nos «  araignées  » gigantesques qui sonnaient la ferraille et bondissaient follement sur les cailloux du chemin...

Ah  ! le bon temps  ! La bonne jeunesse  ! La saine gaieté  ! Et comme le petit bonhomme au panama cabossé m’a semblé un triste échantillon de neurasthénie et d’anglicisme bébête, au sortir du bain fortifiant de ces souvenirs de jeunesse  !

Mais après tout  ; ces ronchonnades de vieux, ces regrets du passé mort ne sont-ils pas l’éternelle histoire  ?

Tout vous semble exquis et inimitable dans les plaisirs d’antan, dont on jouissait avec une âme neuve et une curiosité encore inassouvie.

Le petit jeune homme qui, l’autre matin, devant les flots moutonneux de la mer normande me contait ses angoisses à fixer une règle de jeu anglais vaut peut-être les fous joyeux que nous étions et qui ramaient, voici vingt ans passés, entre les rives chahuteuses de Nogent ou de Joinville...

G. DAVIN DE CHAMPCLOS.

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